Alain Supiot, théoricien du droit et spécialiste du droit social, revient sur le statut du travail aujourd'hui et sur ce qu’il pourrait être avec davantage de justice.

Ces derniers temps, les collections qui proposent des textes courts d’auteurs engagés ont fleuri chez les éditeurs. Ces textes permettent parfois de donner à voir l’articulation d’ensemble de la pensée d’un auteur et ses principaux nœuds. C’est notamment le cas avec cette version annotée de la conférence d’ouverture des Rendez-vous de l’histoire de Blois, donnée par Alain Supiot, ancien professeur au Collège de France, en octobre 2021. On y retrouve l’exposé de sa conception de la fonction du droit comme garant de la justice sociale, de la manière dont la « gouvernance par les nombres » a sapé celle-ci au cours des dernières décennies, et l'esquisse qu'il propose d'un « régime de travail réellement humain ». 

Du règne de la loi… à celui des nombres

Alain Supiot nous rappelle que l’exigence de justice au travail a toujours été un moteur de la transformation des institutions, ne serait-ce que pour se prémunir de la violence. Ne pouvant se déduire de l’observation des faits, la justice ne se conçoit pas sans référence à une loi, consentie et qui s’applique alors à tous. Horizon du politique, elle est à la fois une limite à observer et la marque d’un devoir être vers lequel tendre   , comme c’est le cas pour l’État social, garant de la justice sociale, inventé dans les pays démocratiques au XXe siècle. 

C’est précisément, explique A. Supiot, ce que le capitalisme n’a eu de cesse de combattre, depuis des décennies, pour lui substituer l’idée d’autorégulation par le marché. Et c'est ce qui a conduit les partis de gouvernement à défaire méthodiquement l’État social et les trois piliers sur lesquels celui-ci a été édifié en France : les services publics, la Sécurité sociale et le droit du travail.

Son principal moyen, la « gouvernance par les nombres » (à laquelle A. Supiot avait consacré un livre précédent), s’est ainsi étendu à toutes les organisations et à tous les niveaux de la hiérarchie. Elle s’applique aussi bien à l’organisation des relations individuelles de travail qu’au fonctionnement de la machine administrative ou à celui des entreprises, soumettant les hommes aux attentes du système et se dispensant du respect des garanties du droit. Les coûts humains et écologiques de ces pratiques sont considérables, à l’image des conséquences déjà visibles en agriculture. 

Cela présente encore d'autres risques. En effet, défaire les solidarités édifiées sur la base démocratique de l’égale dignité des êtres humains conduit directement au retour des solidarités fondées sur des sentiments d’appartenance communautaire : la religion, la race, la couleur de peau ou l’orientation sexuelle, et leurs pièges identitaires   .

Un régime de travail réellement humain

Au XXe siècle, dans le cadre du compromis fordiste, le périmètre de la justice sociale a été limité à la question de la sécurité économique. Face aux nouveaux défis technologiques et écologiques qui sont les nôtres, il convient de l’étendre à tout ce qui touche à l’autonomie et la responsabilité dans le travail   .

C’est toute la question de la juste division du travail pour le XXIe siècle qui intéresse A. Supiot. L’être humain a besoin de trouver un sens à sa vie et au monde où il vit   . La Déclaration de Philadelphie, à laquelle l'auteur a l’habitude de se référer, définit le régime de travail propre à le garantir ; il s'agit d'un régime qui assure aux travailleurs « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ». Les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle laissent désormais entrevoir une prise en charge par les machines de toutes les tâches purement mécaniques ou répétitives, nous offrant désormais la possibilité de concentrer nos efforts sur les tâches qui exigent des qualités proprement humaines, comme l’attention à autrui, l’expérience, l’imagination et la créativité   .

Cela suppose, selon A. Supiot, de substituer l’autorité au pouvoir dans l’organisation des entreprises (une distinction sur laquelle l'auteur passe peut-être ici trop rapidement) et de faire en sorte que ceux qui y travaillent participent à leur direction   . Il convient enfin de donner à chacun (avant tout aux moins qualifiés et/ou aux travailleurs ordinaires) l’opportunité d’une mobilité professionnelle dans l’entreprise qu’ils servent, à l’inverse de ce que produit l’externalisation des tâches les plus modestes vers des sous-traitants qui seront dans l’incapacité d’offrir cette évolution.

La satisfaction pour tous de contribuer au bien-être commun, quant à elle, devrait nous conduire à rejeter l’idée qu’il existe des « inutiles au monde », à réduire les écarts de rémunération entre les travailleurs ordinaires et ceux qui sont attachés, notamment, à la spéculation financière, mais aussi à porter la même attention à leurs conditions de travail qu'à celles des télétravailleurs, par exemple. Enfin, pour obtenir une telle satisfaction, il faut s'assurer que notre travail, dans ses procédures comme dans ses produits, est respectueux des hommes et de la nature, qu’il ne contribue pas à dégrader la santé, frauder le fisc, ruiner la biodiversité, réchauffer l’atmosphère ou épuiser la Terre, et donc pouvoir se faire entendre à ce propos   . Tout cela devrait conduire à envisager une autre mondialisation, qui consisterait à faire de notre planète un lieu habitable pour tous, où les nations pourraient progresser de concert sur la voie d’une justice au travail, conciliant l’égale dignité des êtres humains avec la préservation et l’embellissement de leurs milieux vitaux   . Un combat à la fois juste et essentiel, mais loin d’être gagné.