Les Samaritains sont-ils un avatar du judaïsme ou un courant pérenne et immémorial de la religion de Moïse ?

« Un rouleau de la Torah, des tefillin et des mezuzot écrits par un hérétique, un délateur, un païen idolâtre, un esclave, une femme, un mineur, un Samaritain ou un Juif apostat sont impropres à l’usage », dit un texte du Talmud (Talmud de Babylone, Guittin, 45b). Que la mention d’un Samaritain au cœur de cette énumération puisse surprendre invite à questionner l’histoire même de ce mouvement religieux juif qui s’inscrit dans la diversité du judaïsme antique.

Étienne Nodet, professeur de littérature intertestamentaire à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, se propose de retracer, dans son ouvrage intitulé Les Samaritains, l’histoire de ce courant religieux   en déployant ses grandes lignes de force et en tentant de montrer qu’il ne s’agit pas d’« une forme dégradée de judaïsme mais plutôt d’une de ses branches pérennes, héritière directe des anciens Israélites ».

Les références aux Samaritains dans la Bible hébraïque : vers une exclusion religieuse ?

S’appuyant sur les sources juives qui nous sont parvenues en grec et sur les Antiquités juives de Josèphe (source la plus importante concernant les Samaritains), l’auteur interroge le récit de fondation de l’origine lointaine des Samaritains dans les Livres des Rois (2 R 17), où ils sont présentés comme des colons étrangers qui apportent, au retour de la déportation assyrienne, une forme de syncrétisme religieux empruntant à la fois à la religion d’Israël et au paganisme. C’est précisément ce texte, selon l’auteur, qui, en forgeant le mythe d’un mouvement religieux enclin au paganisme, orientera de manière décisive la vision que portera la tradition rabbinique sur ce courant religieux   . Pourtant, si l’on considère le regard que porte la Septante sur ces mêmes Samaritains, on les découvre fidèles à la religion d’Israël « au point qu’on peut se demander s’il s’agit bien des colons, ou plutôt d’un reste d’anciens Israélites du royaume du nord », autrement dit de la Samarie. Nous sommes ici en présence d’un écart fécond, car il invite à questionner à nouveaux frais l’origine et le statut des Samaritains dans la sphère religieuse du judaïsme antique.

Que les livres d’Esdras et de Néhémie (second groupe de références aux Samaritains dans la Bible hébraïque) actent, à travers ces deux personnages, la refondation postexilique d’un judaïsme symbolisé par la reconstruction du temple de Jérusalem, conduit à prendre la mesure de l’effacement des Israélites locaux (et donc des Samaritains, lesquels ne sont pas autorisés en Esdras 4, 1-5 à participer à la reconstruction du Temple de Jérusalem, au motif que Cyrus a confié la tâche aux seuls rapatriés d’exil). En effet, l’auteur souligne la façon dont « Esdras et Néhémie, bien qu’étrangers à la loi de Moïse, en deviennent les chantres et sont promus comme lumières du véritable Israël, alors qu’ils n’ont été que les guides d’une minorité rattachée à la Babylonie. »

L’identité religieuse des Samaritains

Étienne Nodet se met en devoir, par-delà les récits de fondation de la Bible hébraïque, de revenir aux sources du mouvement samaritain. La découverte des manuscrits du Pentateuque samaritain   , à Qumrân, invite dans un premier temps à considérer l’importance de ce mouvement religieux. Si le texte, rédigé en paléohébreu au IIe siècle avant notre ère, présente quelques variantes significatives avec le Pentateuque de la Bible hébraïque   , c’est surtout la présence du temple du Garizim près de Sichem   , dont la construction au Ve siècle avant notre ère est attestée par des fouilles récentes   , qui rend compte du primat des Samaritains dans la Judée de l’Antiquité   . Leur croyance en un seul Dieu, au prophète Moïse, à la loi et au mont Garizim comme lieu choisi par Dieu pour le sacrifice les inscrit pleinement dans la sphère religieuse juive.

La séparation entre Juifs et Samaritains : quelle origine ?

Ceux dont le nom hébreu signifie « observants, gardiens » appartiennent donc à un groupe religieux de premier plan, et l'on peut légitimement s’interroger sur les raisons de son déclin au cours de l’histoire antique. L’auteur pointe en fait deux éléments décisifs concernant la séparation entre Juifs et Samaritains : la crise maccabéenne de 167-164 avant notre ère   et la destruction du temple du Garizim par Jean Hyrcan, le grand prêtre hasmonéen, vers -110 ; l’attitude des Samaritains lors de la crise de l’hellénisation, « les Juifs reprochant aux Samaritains leur soumission à Antiochus IV »   .

Reste qu’une telle séparation apparaît définitivement actée dans le Nouveau Testament puisque, même si l’Évangile de Jean (avec l’épisode de Jésus et de la Samaritaine), celui de Luc (avec l’épisode du bon Samaritain), les Actes des Apôtres (Ac 7) ou l’Épître aux Hébreux réfèrent de manière favorable aux Samaritains, les auteurs ont intériorisé leur exclusion religieuse et sociale, et c’est précisément à ce titre que Jésus s’intéresse à eux ou qu’est mise en lumière, à rebours de leur fâcheuse réputation, leur bonté   .

Les Samaritains comme héritiers directs des anciens Israélites

Identifier l’origine de cette séparation entre Juifs et Samaritains se révèle primordial puisque cela revient en définitive à questionner à nouveaux frais le rapport des Samaritains avec l’ancien Israël, par-delà les seuls témoignages de la Bible hébraïque. En ce sens, les fouilles récentes attestant la présence d’un sanctuaire au Garizim dès le milieu du Ve siècle avant notre ère et l’existence d’un Pentateuque samaritain invitent, selon l’auteur, à plaider en faveur d’« une permanence locale immémoriale » des Samaritains dont l’existence, pendant des siècles, a non seulement été tolérée par les Juifs mais aussi sans doute reconnue.

Les orientations de la recherche actuelle

L’origine d’une séparation qui prendrait sa source dans le retour de colons étrangers en Judée semble donc infirmée, notamment par les récentes découvertes archéologiques. Dans une très stimulante annexe consacrée aux études modernes et récentes sur les Samaritains, E. Nodet met en lumière avec toute la clarté nécessaire les enjeux et les perspectives d’une recherche oscillant entre histoire judéenne — tendant à contester la légitimité samaritaine en affirmant la prépondérance des livres d’Esdras et de Néhémie — et histoire samaritaine actant un travail éditorial dès les Ve ou VIe avant notre ère.

Le présent ouvrage témoigne, s’il fallait encore le démontrer, de la grande diversité du judaïsme antique. Il est surtout à considérer, de notre point de vue, comme un véritable outil de travail (même si on peut regretter l’absence d’une bibliographie complète sur le sujet) susceptible d’ouvrir des pistes de recherche, notamment en ce qui concerne les rapports entre le temple du Garizim et celui de Jérusalem avant le IIe siècle avant notre ère, ou encore sur la nature des relations entre les Samaritains et le judaïsme prérabbinique   . La recherche sur les Samaritains, stimulée par les récentes fouilles archéologiques autour de Sichem mais également à Éléphantine, en Haute-Egypte   , va assurément connaître dans les décennies à venir de prolifiques développements. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de les mettre en perspective.