Entendre la ligne de basse du souvenir, évoquer l'inaudible, c'est le sens que Patrick Martinez donne à cette singulière veille funèbre où l'amour renaît, porté par le silence des mots.

Jean et Lili sont frère et sœur de la même mère, mais de pères différents, tous les deux absents. La nouvelle de la mort de leur mère réveille en eux des souvenirs et les prend au dépourvu. Chacun, pris dans sa douleur, se mure dans le silence. Incapables de s’accorder avec leur mère, mais aussi entre eux, le frère et la soeur se sont séparés de la première et se sont éloignés l’un de l’autre.

Un air de jazz

Dans le silence des mots, le téléphone fait office d'intermédiaire et la télévision émet le fond sonore. Voici planté le décor d’une histoire dont les protagonistes ne parviennent pas à trouver les mot justes, au risque de détruire les autres comme soi-même. Rien ne calme la violence silencieuse qui ne peut habiter le monde. Les photos restent muettes sur ce fond d’une histoire de famille en décomposition. Jusqu’au moment où Lili pose une question. Elle demande à Jean de jouer quelque chose au piano. Jean est musicien, il joue dans les bars, tard le soir. Il s’installe devant le piano : « ses mains allaient devançant ce qu’il souhaitait qu’elles fassent, exécutent à l’écoute de ce qui vibrait en lui »   . La musique libère le souvenir du passé.

Dans son écriture du deuilPatrick Martinez attribue à la musique une part essentielle : au suaire des mots, au « ci-gît » sans retour, il préfère l’évocation des notes, cette exhalation du souffle qui ne s’éteint pas mais renouvelle au contraire la promesse de la tendresse. Le récit de la musique se tient loin des images mortifères qui nourrissent la vision, loin de l’obscénité de l’exhibition — celle des photos de revues pornographiques qu’épluchait l’œil encore novice de Jean, caché dans les toilettes.

Regard ruisselant

Jean a grandi dans la solitude. On l'a tenu à l'écart. Il n'était pas adapté à l'école, lieu du regard, de la sanction et de la peine. Il épie dans l'ombre, se saisit de tranches de vie d'inconnus dont il réinvente un passé et un futur. Pris dans les nasses du présent silencieux de ce monde qui est le sien, il se souvient de ces bras qui le berçaient, loin des regards et des reflets illusoires. 

Jean observe sans être vu, se dissimule dans des lieux inaccessible, « ses yeux obstinément tournés vers ses souliers qui ruisselaient »   . Regard mouillé ou souliers ruisselants ? Les repères se brouillent.  Plutôt que de faire confiance à la vision désolante et troublante, il cherche à entendre le monde telle la ligne de basse du piano. Un soir, c'est en l'entendant jouer du piano à travers les vitres du bar, de l'autre côté du miroir, que sa mère comprendra. Elle choisira de rester invisible.               

Les regards ne cessent de se fuir, refusant le face à face avec l'autre. Le roman de Patrick Martinez est une succession de portraits à la limite de l’informe, voire du difforme, dont les personnages poussés par une pulsion destructrice, en meurtrissant les corps, vivent l'expérience limite de l'image de soi. Lili, la soeur, en se livrant à l'œil de l'appareil-photo, devient objet, source d'un plaisir dont elle est victime. Le corps maquillé, masqué, se fait complice d'une fausse pudeur.

Contourner l’inaudible

Chaque personnage se tient  sur le seuil de son histoire, les yeux aveuglés par la vision de ce qu'il ne faut pas dire. Chacun agit sans raison. Le lecteur attend en vain l'explication, le sens. Les mots ne livrent rien s'abandonnant peu à peu au silence. De la même façon, sur le clavier de son piano, Jean contourne la touche du « sol », une note qu’il « doit éviter quel que soit le chemin plus ou moins alambiqué qu’emprunte son phrasé »   . Il compose avec le silence, laisse place à une part d’énigme, tout en suivant la ligne de basse, ce qui donne à l'oeuvre sa singularité et sa temporalité. 

Les excès de la vision, la violence de l’image, sont mis en scène tout au long du récit par l’omniprésence des miroirs. Dès le début du roman, l'auteur se saisit par exemple du reflet des clients du bar de jazz, qui lui permet de dévoiler ce qui devrait rester caché : que ce soit la jeune femme qui dénoue son foulard, l’importun qui trouble le morceau de jazz en battant son tempo, l’image est toujours trahison. L’œil observe et scrute jusqu’à l’indécence, jusqu'à mettre en cause le réel. « Elle ne sut plus alors si ce qu’elle percevait était passé au crible de la réalité ou de ses obsessions »   .

L'univers du roman est souvent étouffant, privé de tout mouvement, abandonné à la force de l’inerte et de l’obscène. C’est un monde sans regard, sans sujet acteur de sa vie. Pour Lili, le miroir incarne l’illusion des apparences, le miroir aux alouettes. Il la renvoie à son absence de motivation. Elle ne coïncide plus avec ses désirs, que les souvenirs éveillent en elle. Hors du fil des événements, elle se tient à l’extérieur d’elle-même : « Eût-il fallu qu’en cet instant la trajectoire d’un mouvement émergeât à sa conscience, pour qu’aussitôt l’exécutant un nouveau souffle redonnât vie à tous ses rêves »   . Il faut suivre la ligne de basse, celle qui porte la variation, cette composition ouverte à la création à la création de soi par soi.

Accepter le passé entendu comme héritage ouvert, tel est le sens de cette trace finale : le pli du drap froissé qu'a abandonné le corps de la mère, mais qui demeure, ainsi, toujours présent.