Une évaluation philosophique et critique de l’œuvre d’Anselm Kiefer soulève la question des risques pris par la critique d’art.
Les œuvres de l’artiste plasticien Anselm Kiefer ont fait l’objet de longues et intenses controverses. Elles méritaient donc qu’on éclaircisse les termes de ces polémiques, et c’est ce que propose ici Éric Valentin. Dans cet ouvrage comme dans ses précédents, l’auteur porte un regard acéré sur l’un des artistes majeurs de notre temps : avant Kiefer, il s’était penché sur le travail de Thomas Hirschhorn puis de Peter Eisenman, en proposant à chaque fois de croiser l’analyse esthétique avec des considérations issues de sa propre discipline de spécialité, à savoir la philosophie (ainsi, Hirschhorn dialoguait avec Bataille et Eisenman avec Adorno). L’étude sur Kiefer ici présentée se concentre essentiellement sur les œuvres produites durant la période 1970-1980, qui cultivaient le grandiose et exploraient l’esthétique des ruines (celles des édifices nazis détruits), avant que l’artiste ne change de direction, dans les années 1990.
Les vicissitudes d’une œuvre
Durant cette période, Kiefer arpente sans aucun doute sa culture pour comprendre le nazisme et les compromissions récentes de l’Allemagne avec la barbarie ; pour autant, Éric Valentin montre qu’il choisit délibérément de revenir à la tradition picturale germanique en niant l’histoire des avant-gardes de la première moitié du XXe siècle. Valentin va même jusqu’à laisser entendre que son esthétique des ruines fait de Kiefer le Hubert Robert de l’Allemagne des années 1980. Pour lui, ces œuvres « se démarquent mal d’un art monumental nazi ». Car l’artiste a échoué, selon Valentin, à mettre sous les yeux des Allemands la perversion de leur culture par le nazisme. En cela, son œuvre pourrait être rapprochée du mouvement postmoderne, dans la mesure où ce dernier sollicite directement la sensibilité et l’imagination du public, et renoue avec la décoration bannie par les modernistes. Reste à savoir si cette interprétation n’est pas réductrice quant au postmodernisme et à Kiefer lui-même.
Certes, l’auteur prend des précautions : il ne voudrait pas laisser penser que Kiefer serait un artiste nazi. Il remarque notamment que Kiefer a eu le mérite d’affronter le passé de l’Allemagne. Mais ce qui retient tout de même l’attention de Valentin, c’est que la distance maintenue par Kiefer avec le nazisme demeure abstraite et, pour lui, conservatrice. En particulier, elle serait enveloppée dans une pensée religieuse : « Le peintre est fasciné par un monde divin inaccessible, sans résonance ni implication dans le monde des vivants ». Ainsi, Kiefer recyclerait pour partie des formes historiques et des montages apparemment transgressifs, qui ne transfigurent cependant pas les édifices nazis autant qu’il le croit.
Avec Kiefer, serions-nous face à une théologie de l’art, au moins aussi aventureuse que celle de Wagner ? Valentin n’hésite pas à l’admettre : « La postmodernité de l’artiste allemand, trop liée à des religions du passé sans crédibilité philosophique et à des mythes obscurantistes, est à rechercher du côté des théories artistiques postmodernes ». Et pour étayer son jugement, l’auteur reproche à Kiefer un « art accessible et traditionnel [qui] facilite une réception artistique conformiste, avide de sens sans effort et de spectacles, reléguant l’art dans le domaine des biens de consommation esthétique ». À l’image de ces citations, l’ouvrage de Valentin est marqué par des jugements virulents, trahissant une forme fascination révulsée du critique devant l’œuvre de Kiefer, sans qu’une démonstration analytique ne vienne toujours les étayer.
Le rapport ambigu de Kiefer au passé nazi
L’analyse artistique qui occupe le livre se double d’une critique philosophique, par laquelle l’auteur entend montrer que le public, tout autant que la critique d’art en France, a été aveugle à la signification véritable de cette œuvre. Valentin soutient en effet que l’optique de Kiefer repose sur une seule idée : la culture ou l’art allemand seraient compromis de manière irrémédiable par le nazisme. L’interrogation est légitime, mais l’auteur ne précise pas ce qu’il convient d’entendre par là : faut-il comprendre que les nazis se seraient approprié une culture allemande auparavant innocente, ou bien que cette dernière aurait fourni aux nazis leurs arguments et thèmes ?
Quoi qu’il en soit, Valentin s’interroge sur la signification de cette idée dans la démarche de l’artiste : comment peut-elle s’accommoder de l’obstination dont Kiefer fait montre par ailleurs à se référer aux Nibelungen, c’est-à-dire à ce qui constitue le cœur de cette culture allemande ? Kiefer enfermerait en réalité cette référence dans une symbolique morbide : ses mises en scène de la mort de la peinture dans un cadre de ruines nazies suggèrent l’incapacité à s’extraire du passé nazi. Et Kiefer persisterait dans cette idée d’une contamination profonde, notamment lorsqu’il laisse entendre que le nazisme se serait emparé du paysage romantique de Carus et Friedrich ou de la forêt germanique pour célébrer la virilité guerrière des Germains.
Devrait-on finalement approuver la critique de Gerhard Richter selon qui il faudrait récuser « la fascination choquante du macabre » chez Kiefer ? Il faudrait alors regretter que la génération de Kiefer ait été incapable de prendre ses distances avec des composantes de sa culture qui avaient par ailleurs favorisé l’émergence d’un phénomène comme le nazisme et ses fantasmes forestiers. C’est pourtant bien cette génération qui a largement opéré la critique en question. Mais Valentin se place dans une perspective plus large et accuse d’une certaine manière Kiefer de s’être enfermé dans la référence au nazisme sans jamais citer les penseurs allemands de la gauche critique, ni les penseurs juifs de la tradition critique, ni les artistes qui se sont opposés à l’hitlérisme.
En un mot, la volonté de Kiefer d’affronter le passé culturel allemand et nazi est méritante, mais elle est finalement confuse et souvent trop approximative. S’il entend se débarrasser de l’héritage nazi en cherchant ce qu’il convient de construire pour le futur, son rejet de l’art des avant-gardes et sa critique simultané du modernisme artistique le précipitent du côté de ceux qui ont considéré l’art moderne comme de l’art « dégénéré ».
Les risques de l’art
Ces réflexions renvoient le lecteur à un questionnement aussi classique qu’essentiel dans le domaine de l’esthétique, celui des risques de l’art. Ce thème fait justement l’objet d’un numéro conséquent de la revue Recherches en Esthétique (revue du C.E.R.E.A.P., dirigée par Dominique Berthet). Ce volume tente d’identifier les risques pris par l’artiste dans la création, mais aussi ceux du critique dans la réception. Dans le propos liminaire, Marc Jimenez montre que ce caractère « risqué » de l’œuvre contribue à transformer le spectateur (qui se « risque » à elle) en acteur à part entière, non seulement du succès ou de l’échec de l’œuvre, mais aussi et surtout de son interprétation.
Ce volume rencontre donc très exactement la critique d’art dans son objet : comprendre l’œuvre d’art et son contexte de production et de réception. En ce sens, l’analyse critique joue un rôle déterminant à l’interface entre l’œuvre et son récepteur : elle a vocation à rendre l’œuvre plus « transparente » pour les spectateurs, mais aussi à permettre une discussion étayée sur telle ou telle œuvre, qui ne se réduise pas à l’expression de simple préférences subjectives. Or, les auteurs remarquent que la dimension critique de l’œuvre et son potentiel subversif semblent de moins en moins cultivés de nos jours. Le consensus culturel et artistique règne en maître.
De ce point de vue, le numéro de la revue Recherches en Esthétique recoupent les réflexions soulevées par Valentin dans son livre. Ce dernier a le mérite de condamner vigoureusement cette atrophie progressive de l’expérience esthétique, en refusant que la critique ne soit réduite à la simple appréciation d’une œuvre – mais cela ne doit pas empêcher les lecteurs de se confronter eux-mêmes à l’œuvre critiquée, et de réviser éventuellement cette critique.