Retraçant l'histoire longue du capitalisme, conçu comme système économique mais aussi comme forme de civilisation, Pierre-Yves Gomez donne les moyens d'en comprendre les évolutions et les limites.

Après avoir brossé dans un ouvrage précédent le portrait du dernier avatar du capitalisme, Pierre-Yves Gomez fait un pas en arrière pour en dégager la structure élémentaire, par delà ses multiples variantes. Ce qui conduit à s’interroger sur les évolutions que pourraient désormais induire les défis majeurs auxquels il est aujourd’hui confronté.

 

Nonfiction : La bonne manière d’aborder le capitalisme lorsqu’on veut le définir serait de s’attacher, expliquez-vous, au moment où, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, on a commencé de le voir comme un système cohérent d’organisation sociale, et chercher simultanément à expliquer comment il est advenu. En mettant alors vos pas dans ceux de prédécesseurs qui se sont penchés sur cette gestation historique, vous placez à l’origine du capitalisme la constitution des États-nations européens plutôt que, par exemple, le développement de la société civile. On pourrait y voir un paradoxe… Pourriez-vous, pour commencer, éclairer ce point ?

Pierre-Yves Gomez : Il faut préciser que l’existence d’un « système » appelé capitalisme ne va pas de soi. Nous avons tendance, nous Occidentaux, à considérer comme universel ce qui nous est propre, à croire que toutes les civilisations passées ont tendu vers la nôtre et que toutes les sociétés présentes n’aspirent qu’à nous ressembler ; c’est évidemment un regard autocentrique. Il conduit par exemple certains auteurs à affirmer que le capitalisme est un système économique qui attendait depuis toujours à entrer sur la scène de l’Histoire humaine, ce qu’il fit en Europe à partir du XVIIIe siècle. Ma conviction est que cette perspective est erronée et qu’elle biaise profondément la compréhension de notre société. Ce que nous appelons capitalisme n’est pas né tout construit, comme un système. C’est le produit improbable d’une évolution puis d’une décomposition très lente de la société féodale ouest-européenne, à partir du XIIe siècle. Il a fallu des siècles pour prendre conscience que quelque chose de structurant avait émergé, une façon nouvelle de faire de l’économie, mais davantage que cela, des rapports politiques et sociaux, et finalement une civilisation originale.

Ce n’est qu’en 1902 que le terme « capitalisme » est employé pour la première fois dans le titre d’un ouvrage du sociologue allemand Werner Sombart. Si on remonte le fil de l’histoire à partir de cette date, on se rend compte que le phénomène marquant des siècles précédents, c’est la concentration du pouvoir politique en Europe dans quelques États-nations : l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, puis l’Allemagne et l’Italie. La compétition entre féodaux s’est résolue dans le monopole politique du vainqueur. La nouvelle société civile s’est établie dans ce contexte marqué par la fin de la fragmentation politique en d’innombrables fiefs et par la monopolisation de la violence légitime par les États. L’organisation économique de la société a découlé de cette nouvelle donne politico-sociale. La présence d’un État-nation est donc déterminante dans la mise en œuvre de ce qu’on appellera plus tard le système capitaliste. D’ailleurs, on constate aujourd’hui encore que ce système ne peut se déployer tant que l’État-nation n’est pas suffisamment fort pour établir les règles, et notamment les règles de la propriété privée et du marché.

 

Vous montrez effectivement que la constitution des États-nations a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs économiques. De leur collaboration et de l’installation du profit comme norme fondamentale est alors née une nouvelle configuration politico-économique, qui s’est progressivement affirmée pour finalement devenir hégémonique. Le contrat, l’entreprise et la société commerciale, le marché, mais également la démocratie sont les institutions qui organisent la coopération au sein du système et/ou canalisent ou régulent la rivalité, comme vous le montrez. Pourriez-vous expliquer la méthode que vous suivez pour reconstruire cette structure de base ?

J’ai cherché à comprendre la période moderne de notre histoire, soit l’émergence et l’hégémonie du capitalisme, en adoptant le regard de l'ethnologue. C’est Mauss et Lévi-Strauss qui m’ont inspiré, non dans les détails mais dans la manière de me situer par rapport à l’objet étudié. Quels sont les acteurs, les fonctions et leurs articulations qui permettent à une structure politico-économique d'être saisie comme un tout logique, sans considérer a priori son existence comme connue ? Différents acteurs avec des comportements spécifiques ont lentement émergé de la société féodale, comme les capitalistes, les entrepreneurs ou les travailleurs au sens où nous l’entendons aujourd’hui. D’abord marginaux dans le régime féodal, ils se sont multipliés et leurs relations ont fini par se cristalliser dans des idéaux-types d’acteurs, de fonctions socio-économiques et d’institutions légitimes. Un système s’est finalement formé, clairement perceptible comme tel au début du XXe siècle. Dans la contingence absolue qui a présidé à l’apparition du capitalisme dans cette petite portion du monde qu’est la façade occidentale de l’Europe, j’ai donc cherché à dégager et à décrire ce qui fonde de manière typique la civilisation capitaliste par rapport à toute autre. Et on peut le dire en deux mots : une centralisation du politique, et une décentralisation des rapports économiques intermédiés par deux institutions poliçant les comportements : le Marché et la démocratie.

 

Comme tout système, vous montrez que celui-ci gère ses tensions, avec la particularité de le faire par son expansion. En quoi consistent ces tensions et comment se régulent-elles ? Quelle place prend alors l’expansion dans ce processus ?

Le capitalisme régule des tensions d’autant plus fortes qu’il repose sur un État politique qui doit maintenir la rivalité économique entre les individus pour conserver sa propre force. C’est à cela que sert le Marché. En sens inverse, certains acteurs pourraient s’emparer du pouvoir d’État pour contrôler l’usage des ressources et la dynamique de l’économie comme le font les oligarques dans les empires centralisés. Il faut donc empêcher la concentration despotique du pouvoir politique et économique, et c’est le rôle imparti à la démocratie telle que nous l’entendons. Le capitalisme est donc un système intrinsèquement instable et il ne peut dépasser cette instabilité qu’en se trouvant un espace toujours plus large de réalisation. La rivalité entre les individus ne débouche pas sur la guerre de tous contre tous tant qu’il est possible pour les individus de trouver de nouvelles ressources à acquérir mais aussi de nouveaux débouchés, ce qui étend la compétition à un périmètre toujours plus large. Du fait qu’il permet l’accumulation toujours plus large de ressources par certains au détriment d’autres acteurs, le capitalisme produit des inégalités fortes qui ne sont acceptables que dans la mesure où de nouvelles sources d’enrichissements sont offertes à ceux qui se sentent exclus. L’expansion est donc inhérente à la régulation du capitalisme, ce qui explique que cette civilisation née dans une partie relativement reculée du monde se soit imposée presque partout par la guerre, la colonisation, le commerce ou l’investissement économique. On peut appeler cela, avec Lénine, un « impérialisme », mais sans connoter le terme de manière négative, pour rester dans la neutralité de l’observation ethnologique du phénomène.

 

À quoi tient finalement le succès du capitalisme ? Pour partie à son adaptabilité, expliquez-vous. Quels rapports entretiennent alors les formes multiples que le capitalisme peut prendre avec la structure de base que vous décrivez ?

La force du capitalisme vient de sa fragilité. Puisqu'il est parcouru de tensions constitutives qui doivent toujours être dépassées, le système est doté d’une remarquable capacité de mutation. Le capitalisme manchestérien des années 1850 est à la fois le même structurellement et un autre morphologiquement que le capitalisme fordiste des années 1950 ou le capitalisme rhénan des années 2000. Une large part de la structure reste commune : le rôle que jouent les entrepreneurs, l’institution du marché imposée par l’État, l’accumulation de moyens de production au sein des entreprises, la présence de capitalistes, etc. Mais la manière dont ces acteurs et ses institutions interagissent se modifie selon les circonstances historiques ou culturelles, les ressources économiques et politiques disponibles à chaque époque, etc. On voit donc apparaître divers capitalismes au sein du même système capitaliste.

Bien entendu, toute la question à la fois théorique et pratique est de savoir jusqu’à quel point une transformation de la forme finit par modifier la structure elle-même et donc, jusqu’à quel point on parle de la même chose quand on parle de capitalisme anglo-saxon, africain ou chinois. Il est possible que la pluralité des capitalismes manifeste, au fond, une dilution croissante de la structure initiale telle qu’elle s’est imposée initialement en Occident, et que cela débouche sur des systèmes de plus en plus étrangers les uns aux autres, jusqu’à former des civilisations différentes, héritières d’une même matrice. C’est un scénario que j’esquisse à la fin de l’ouvrage comme invitation à approfondir la question de la diversité des capitalismes ; cela pourrait permettre de mieux comprendre certains enjeux géopolitiques contemporains.

 

Décrire le capitalisme comme un système qui s’autorégule est une chose, mais encore faut-il expliquer comment il obtient l’adhésion, pourriez-vous en dire un mot ? Et comment réussit-il à surmonter les critiques qu’il suscite ?  

Si je dis, en empruntant le concept de Norbert Elias, que le capitalisme est une civilisation et non un système politico-économique, et encore moins un simple système économique, c’est parce qu’il police nos comportements, nos rapports sociaux, nos représentations de ce que doit être une société performante et prospère. Comme pour toute civilisation cela n’est possible que parce qu’une croyance commune s’est imposée à nous, en Occident, étape par étape, sur la légitimité, la validité et même la désirabilité des rapports qu’il crée entre nous. C’est ce que j’appelle un religio, une croyance partagée qui nous relie. Même si nous critiquons le capitalisme, même si nous sommes anti-capitalistes, c’est toujours en référence à ce qu’il propose qu’on se positionne, un peu comme l’hérétique se situe par rapport au dogme. Le religio du capitalisme est établi par ce qu’on a appelé la « science économique », une représentation des rapports sociaux fondés sur la recherche du profit, sur l’individualisation des calculs et sur l’usage régulateur du marché. L’économie comme science installe de cette manière des représentations culturelles et rationnelles partagées. Elle est au cœur de la civilisation capitaliste.

L’adhésion à ce religio s’est faite par la philosophie des Lumières, très friande de questions économiques, autant que par l’institutionnalisation d’une science de l’économie, par la culture et l’enseignement. Il en est ainsi, je le répète, de toute civilisation qui considère que son religio n’est pas une simple croyance mais une vérité naturelle. Nous n’y échappons pas quand nous considérons que l’économie est la science des comportements rationnels performants, dont la validité serait universelle et atemporelle.

Face à la civilisation capitaliste, les critiques ont été et restent nombreuses, y compris de la part des économistes gardiens du temple. Elles portent sur l’épuisement des ressources, la sous-performance réelle du système ou sa propension à accroitre les inégalités. Mais le capitalisme surmonte depuis trois siècles ces critiques parce qu’il assure une prospérité matérielle qui atteste de son efficacité, et aussi parce qu’il se nourrit de ses critiques : celles-ci sont l'expression de la liberté individuelle de se distinguer et confirment donc, paradoxalement, les prémisses d’une société fondée sur la rivalité, y compris dans le domaine des idées. Absorbant les critiques, le capitalisme se réforme, se transforme, se diversifie, jusqu’au point où, comme nous l’avons déjà dit, on pourra se demander si les systèmes s’en réclamant relèvent encore d’une même structure politico-économique appelée « capitalisme ».