Le sociologue Alain Touraine s’efforce de caractériser la « société de la communication » qu’il voit émerger pour faire advenir une société des droits et de la dignité.
À 95 ans, le sociologue Alain Touraine publie le dernier volet d’une série d’essais comportant pas moins de cinq ouvrages. Il s’agit d’une sorte de programme de recherche à destination des futurs analystes qui auront à étudier cette société d’un type nouveau qui est en train d’émerger. Le livre insiste en effet sur l’importance des transformations économiques et sociales que nous vivons aujourd’hui et qui nous font quitter la société industrielle pour entrer dans une nouvelle ère, celle de la communication.
Cette dernière se caractérise par la volonté de se libérer de l’emprise autoritaire de l’État tout en réconciliant les structures étatiques avec la société civile, par la valorisation de certains éléments culturels (issus notamment de la jeunesse ou des mouvements féministes). En d’autres termes, la société de communication renforce les sociétés non pas dans leurs assises institutionnelles, mais dans ce qu’elles ont de véritablement « social ». Loin de verser dans la nostalgie ou dans la sacralisation du passé, Alain Touraine s’efforce de montrer ce que cette nouvelle forme de société porte de fondamentalement positif.
Le cadre sociologique
Certains chapitres de l’ouvrage s’ouvrent sur des indices biographiques qui nous permettent de mieux cerner le parcours de l’auteur : on y croise les noms d’Edgar Morin, de Roland Barthes, de Claude Lévi-Strauss ou encore de Michel Foucault, et on assiste à la naissance d’une sociologie de l’action à laquelle Alain Touraine a consacré sa carrière. Plutôt que des constats factuels ou des statistiques cette approche scientifique cherche à faire émerger les « sujets » de l’action sociale. Ainsi, plutôt que de parler de « fonctions » ou encore de « mécanismes sociaux », selon un vocabulaire déterministe qu’il considère comme dépassé, Touraine accorde le primat aux acteurs. La société apparaît ainsi comme une œuvre collective.
À partir de cette méthode, le sociologue élabore un vaste récit rendant compte des différentes étapes de l’humanité. Trois modèles successifs sont ainsi proposés. Les sociétés prémodernes, d’abord, s’organisent principalement autour des systèmes de parenté et reposent sur l’interdépendance du monde humain avec celui des animaux, des végétaux, des héros et des dieux. Les sociétés modernes, ensuite, élargissent considérablement le champ de l’intervention humaine : elles procèdent par conquête, édifient des systèmes juridiques et politiques, inventent la monnaie, développent la science et la technique. En réduisant la valeur de l’intimité, elles ouvrent la voie à la domination masculine ; en inventant l’industrie, elles déchaînent les luttes sociales qui finiront par dominer l’histoire mondiale. La société dans laquelle nous entrons, enfin, procède de la révolution numérique et installe au centre de la vie sociale la communication en lieu et place de la production. Elle repose avant tout sur la reconnaissance des droits humains et sur la reconnaissance de l’altérité (de fait, on ne peut communiquer sans admettre la différence de celui à qui on s’adresse). En libérant la vie privée, la société de communication accompagne les luttes de libération des femmes ; en structurant le monde autour de machines téléphoniques et de fibres optiques, elle transforme notre expérience de l’espace.
Ce récit nous enjoint à ne pas abandonner les objectifs de la modernité mais à apprendre au contraire à vivre dans une société postindustrielle de communication, pleine d’imagination et de puissance créative.
L’actualité à penser
Pour le sociologue, tout phénomène social est l’occasion d’explorer la société et de renforcer (ou de récuser) ses analyses globales. Par exemple, Touraine montre que la pandémie a provoqué une rupture avec le modèle de développement historique : certains pays refusent l’enseignement scientifique, d’autres n’ont pas adapté leurs institutions ; tous ou presque s’enfoncent dans un crise qui s’accroît. Pour l’auteur, le passage de la société industrielle à la société de communication ainsi que la révolution numérique qui l’accompagne doit permettre de rendre compte de cette mutation. Restent à inventer les solutions politiques nouvelles qui y correspondent.
De ce point de vue, les deux chantiers les plus urgeants concernent l’émancipation de la domination masculine et des restes de la domination coloniale. Concernant la première, Touraine souligne l’omniprésence de la culture phallique dans notre société, que le développement de la psychanalyse a accompagné. Son dépassement devrait permettre de repenser les relations amoureuses et d’inventer un modèle d’intimité qui repose davantage sur le respect et la communication. Quant à la domination coloniale, elle doit être ressaisie à partir de la question migratoire, du regard excluant et des menaces qui pèsent sur les migrants. Cette fois, il s’agit de s’attaquer aux idéologies politiques et religieuses qui participent à l’exacerbation de ces dominations.
Selon Alain Touraine, tout ceci ne peut s’accomplir que grâce à la défense de certaines valeurs. Les trois principales sont la liberté, l’égalité et la dignité (plutôt que la fraternité). Il convient toutefois de les défendre dans le contexte nouveau des mouvements de protestation et des réseaux, qui débordent le contrôle des appareils politiques sur l’opinion publique. La dignité des individus implique la reconnaissance de la diversité culturelle et de l’intégrité de la personnecontre les pouvoirs qui cherchent à la contraindre. Ainsi, la dignité s’impose par-delà toute identité, toute appartenance, tout héritage particuliers ; elle relève tout simplement du droit. Mais la question de l’extension de ces valeurs se pose alors : peut-on, comme le suggère une tendance actuelle, étendre l’exigence de dignité au-delà des êtres humains, à l’ensemble des êtres vivants ?
La notion de communication, autour de laquelle Touraine centre ses analyses, permet de préciser ces questions. La dignité n’a de sens qu’en réponse à certaines pratiques, à certains comportements personnels et interpersonnels, qui appellent un respect de l’individu. Pour étayer sa réflexion, l’auteur s’appuie sur différentes ressources philosophiques : on rencontre dans son ouvrage le nom d’Axel Honneth et son concept de reconnaissance, mais aussi ceux de Manuel Castells et Fernando Henrique pour leur apport sur la notion de dignité. La société de la communication constitue finalement un cadre théorique propice pour comprendre l’exigence de dignité, puisque l’acte même de communiquer appelle une telle reconnaissance. La question de la relation amoureuse et de l’intimité réapparaît alors, en tant qu’elle est l’expression la plus forte de la reconnaissance d’autrui.
Résolument démocrate, Touraine appelle finalement de ses vœux une nouvelle gauche, sans doute encore proche de l’ancienne, qui cherche à renforcer la subjectivation des citoyennes et des citoyens, la participation de tous les acteurs au renforcement des droits humains, par tous et pour tous.