Le premier confinement en Seine-Saint-Denis a représenté une période très difficile pour les personnes les plus vulnérables, dont on a pu mesurer ainsi la désaffiliation qui les menace en permanence.

On sait que la pandémie a frappé plus durement les quartiers défavorisés. On mesure toutefois encore mal combien le confinement a pu être difficile à vivre pour des familles ou des personnes seules aux faibles ressources, et accessoirement combien ces effets se font encore sentir aujourd'hui.

Le livre de Jean-François Laé, Parole donnée, comble en partie ce manque. Ce faisant, il montre en quoi la démarche d'aller vers les personnes vulnérables, en situation difficile, est essentielle si l'on veut déployer une protection sociale efficace et prévenir la désaffiliation. Cette démarche suppose aussi, comme il le mentionne dans sa conclusion, de rompre avec les comportements empreints de suspicion qui restent souvent la marque de l'administration sociale.

 

Nonfiction : Vous venez de publier un livre qui donne à voir les conséquences pour les personnes les plus vulnérables de la mise à l’arrêt d'une partie de l’économie et du débranchement brutal d'un ensemble de dispositifs de protection sociale en Seine-Saint-Denis lors du premier confinement. Pourriez-vous commencer par indiquer quelles sources vous avez utilisées pour cela ? Et expliquer également le titre du livre, Parole donnée ?  

Jean-François Laé : En février 2020, nous terminions avec Laetitia Overney la rédaction des dernières pages d’une enquête qui s’intitule Exilés : qu’est-ce qu’habiter en hôtel veut dire ? Et soudain, arrive le confinement ! Nous étions alors en vive alerte envers les exilés enfermés dans les hôtels Formule 1. On imagine parfaitement une chambre de 9 m2 pour 3 personnes, soit 3 m2 chacune, une sorte d’incarcération. Combien de temps les familles ainsi recluses 23 heures sur 24 (avec une permission de sortie d'une heure) allaient-elles résister ? On relève aussi très vite des morts dans ces hôtels, sans qu'on sache très bien de quoi ces personnes sont mortes. On s’interroge alors : en était-il de même dans de nombreux HLM du Nord de Paris ? 

C’est à ce moment, en avril 2020, que le service recherche du conseil départemental de Seine-Saint-Denis m’a invité à consulter les notes écrites d’une campagne téléphonique inédite qu’il venait de faire auprès des bénéficiaires de minimas sociaux (RSA, AAH, APA…). Plusieurs centaines d’appelantes se sont portées volontaires pour joindre 55 500 personnes vulnérables durant le confinement. Agentes du département sans être travailleuses sociales, elles consacraient une demi-journée par semaine à cette tâche. Elles écrivaient de petits comptes rendus à chaque appel, une description condensée de l’échange sur le fil de l’urgence : est-ce que ces personnes étaient malades ? Avaient-elles de quoi se nourrir, assez de médicaments, assez de ressources pour vivre ? Est-ce que quelqu’un – un parent, un voisin – passait les voir ? Touchaient-elles toujours l’AAH ou le RSA ?

Il était à mes yeux urgent de retranscrire et de donner à entendre ces paroles si déroutantes, de ces journées noires. J’ai complété ces sources avec les correspondances envoyées à la Présidence de la République par des habitants de Seine-Saint-Denis ainsi que par des messages d’étudiants à l’Université Paris 8 Saint-Denis pour demander secours. Tout ce matériau a révélé la détresse de personnes, la profonde distance entre elles et les institutions, la fragilité de ces dernières.

Il m’a paru nécessaire de garder en mémoire cette catastrophe. Car les institutions ne retiennent pas les leçons des crises. Elles oublient leur parole, d’où le titre Parole donnée. Les promesses de protections de l’Etat doivent être tenues plus encore en situation de crise. Bien sûr, ce titre a un second sens, celui des paroles que les plus faibles nous ont données pour qu’on en prenne soin. On leur donne la parole. C’est ainsi que l’ouvrage est une composition de leurs voix. Ces deux sens s’enchâssent violemment dans une double capture.

Le contexte joue comme un révélateur des difficultés que ces personnes peuvent rencontrer dans des situations plus normales et permet d’appréhender de manière concrète des conditions de vie qui restent dans tous les cas très précaires. Le peu de ressources pour vivre, une fois déduites les dépenses contraintes, et la crainte de l’expulsion de son logement sont des sujets de préoccupations constantes, qui alimentent autant de peurs avec lesquelles il faut vivre, montrez-vous…

Le premier confinement de 2020 et les mois suivants ont révélé la fragilité de l’État social. Du jour au lendemain, tout a fermé, certaines allocations n’étaient plus versées, les guichets des caisses d’allocations familiales ont fermé. Il en fut de même avec la Banque Postale, dernier lieu où il était possible de retirer de l’argent en espèces sans carte bleue et dont la moitié des clients reçoivent des minimas sociaux. Des personnes âgées se sont retrouvées ainsi sans aide à domicile, sans possibilité de recevoir des repas ou des courses… Les institutions se sont repliées sur elles-mêmes. Pour les classes moyennes, la situation était supportable, mais en bas de l’échelle sociale, on a observé de la désaffiliation : les protections apportées par la famille, le travail et les droits sociaux ont reculé. Privés de petits boulots, et faute de pouvoir payer leur loyer, les étudiants ont quitté leurs colocations, rejoint les banques alimentaires. Les gens se sont mis à craindre d’être mis à la porte de leur HLM. Si cette paralysie s’était prolongée, que ce serait-il passé ? 

Je me trompe à parler ainsi au passé. Erreur ! Car la crise n’est pas terminée. Au Tribunal de Bobigny, les audiences pour impayés de loyer vont s’ouvrir en avril, mai, juin 2022. Les personnes qui ont épuisé leurs réserves financières, se sont endettées. Cette dette peut être autant financière que morale, liée à un co-hébergement, des dons de nourriture, un échange de services. Certes, les prestations sociales comme le RSA ou l’AAH ont été automatiquement prolongées. De même, des centres communaux d'action sociale ont pu verser 200 euros, donner des tickets alimentaires… Mais cela ne permet pas d’éponger ces dettes de loyer qui s’accumulent pour atteindre plusieurs milliers d’euros. Contrairement à ce qui a pu se faire dans le passé, les HLM n’ont pas annulé les dettes locatives. Ce régime d’endettement éloigne plus encore les individus des institutions, de la mairie à l’État en passant par la vie politique… Alors comme dernier recours, ils en appellent au Président de la République en démontrant l’impossibilité de régler leurs dettes et factures. 

Perdre son logement est une grande affaire. Car c’est bien autour du logement social que pivote le sentiment de « propriété sociale » : par cette expression, nous désignons une possession qui renforce le sentiment d’appartenance à une collectivité locale, à un quartier et ses infrastructures, à ses écoles et centres d’activités. Perdre son logement, c’est bien plus que perdre un espace habité. C’est prendre le risque de perdre en même temps sa famille, ses enfants, leur scolarité, les liens de voisinage. Le logement social est la pierre angulaire de ce que « protéger veut dire », un habitat public cogéré par les municipalités, les collectivités locales, et qui conforte l’assurance de pouvoir en user « toute sa vie durant » et de partager cette « valeur ajoutée » collectivement.

De sorte que perdre son logement, c’est se retrouver dans le parc le plus dégradé du département, le parc privé et son flot de propriétés dégradées, piège à pauvreté s’il en est, où les propriétaires peu scrupuleux délaissent les toits troués et autres travaux qu'ils devraient réaliser. Le parc privé est de fait un « logement social » de troisième classe, avec des familles nombreuses dans de minuscules logements proches de l’insalubrité. 

N’oublions pas que la Seine-Saint-Denis a vu tous ses indicateurs basculer dans le rouge en moins de deux ans. Non seulement 28 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté (le double de la moyenne nationale), non seulement près de 30 % des familles sont monoparentales, mais le logement social couvre plus de 50 % des habitants à La Courneuve, Dugny, Stains, et près de 40 % à Aubervilliers, Romainville, Bagnolet, Saint-Ouen, Sevran.

Le confinement fait également ressortir la place essentielle des différents réseaux d’entraide dont ces personnes peuvent bénéficier, qui sont alors montés en puissance, sous forte contrainte, pour leur apporter l’aide nécessaire. Pourriez-vous en dire un mot ?

Parce que les centres communaux d’action sociale font portes closes, que nombre de municipalités ne bougent pas les premiers mois, le monde associatif s’active. Quelle vague inattendue ! De l’antenne d’ATD quart-monde à celle de la Croix rouge Française, des centres d’écoute aux associations de femmes, elles se mettent en situation de répondre aux besoins de secours immédiats et urgents. 

L’aide associative de quartier, c’est la dépanneuse sur zone ! Incroyable mobilisation dès avril 2020, les associations d’aide alimentaire sont submergées. Des cagnottes s’inventent. C’est la fermeture des cantines – le repas gratuit suivant le quotient familial – qui a soudain ponctionné toutes les ressources des familles. A cela se sont joints les jeunes entre 16 et 30 ans, exclus des aides sociales, qui vivaient du travail informel, que l’on retrouve pour la première fois à prendre la file d’attente des distributions.

La pandémie a fait sortir du bois des milliers de nouvelles familles qui surnageaient auparavant dans les discount, qui sont légion dans le département ! Des dizaines d’association se sont reconverties en ouvrant des boutiques de ravitaillement, d’entraide. La désorganisation des premières semaines est rattrapée par de nouvelles forces bénévoles qui tiennent des listings de téléphone pour lancer des matinées d’entraide. 

On peut dire que le déploiement du bénévolat dans le 93 est remarquable et vient pallier les autres appareils de socialisation, que ce soit les activités parascolaires ou les services civiques, au sein des services hospitaliers ou de formation. Remarquons que ce sont – encore – les filles et les femmes qui sont en première scène de ces actions bénévoles. C’est par effraction qu’on entend cette voix intérieure, le souci du proche, cette attention non pas inattendue mais qui imprime la force des relations d’aide qui mobilise les enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants.

La descendance au féminin donc – les fils dans une moindre mesure – est là pour seconder leurs parents. Leur présence est manifeste pour justement activer les services d’aide extérieurs, faire les renouvellements de dossiers sur internet, s’assurer de la validité des ordonnances. Ces femmes assurent une prise en charge presque totale des pères et mères qui parlent très peu le français et qui sont à grande distance de l’ensemble des services. Ainsi on relève que certains enfants ont emménagé provisoirement chez leurs parents pour leur venir en aide de façon continue. D’autres font de longs trajets pour venir trois fois par semaine, pour ravitailler et seconder les ainés. D’autres encore ont déménagé leur père ou mère à leur propre domicile pour parvenir à assurer une aide plus efficace.

Les difficultés auxquelles ont été confrontés des étudiants et des étudiantes ont pu donner à voir, dans certains cas, plus largement le fonctionnement des économies familiales sous forte contrainte de ressources, mais aussi la solitude et le peu de soutien que certains ont pu trouver…

L’université de Paris 8 Saint-Denis s’est réveillée en apportant des secours, des bons d’achats, des aides financières et des liens vers des psychologues pour celles et ceux qui étaient et sont encore en situation d’urgence. Les étudiants devront prendre leur plume. Ils devront raconter sobrement la balance de leurs comptes au centre de quatre sources : la famille, les bourses, les petits boulots, les arrangements entre étudiants. Etrangement, les questions de santé n’apparaissent pas. Ce n’est pas l’affaire des Universités ! Et de dresser l’inventaire classique : bourse, salaire, pension alimentaire, allocation, aide familiale, charges de loyer, transport, téléphone qui façonnent une balance instable. En bout de ligne, il est indiqué en gros caractère : « Reste à vivre ». Non pas une injonction à vivre quoi qu’il en coûte, mais un « reste » au sens d’un restant, un excédent, ce qu’il reste pour la semaine, le jour, la nuit, ce soir. C’est l’indicateur final qui déclenchera ou non une aide financière.

Or, si les demandes sont massivement financières, on découvre aussi des corps usés, des suivi médicaux absents, des soins et des examens de santé non réalisés. Les corps se disent à faible voix. Il faut lire alors ces messages explosifs. Prenons un de ces mots d’errance parmi cent. Myriem, 25 ans, étudiante en psychologie « Bonjour, je vous lance un appel. Je suis enfermée dans ma chambre. J’ai mal partout. Avec le confinement et mes problèmes, je n’arrive plus à suivre mes cours en ligne. Car j’ai un petit souci de santé : thyroide, sinusite et problème digestif suite au stress permanent. Je me sens mal enfermé dans ma chambre universitaire. En plus de cela, j'ai été victime d'un vol dans le métro ligne 13, on m’a pris tous mes papiers et même une somme d'argent qui me permet de vivre. Pouvez-vous m'aider à surmonter cette situation très précaire ? » Mille neuf cent messages de ce genre arriveront à l’Université ! Une plongée colossale dans la vie des étudiant(e)s, leurs études, leurs petits boulots, leurs parentés et leurs sociabilités en panne. Les chutes et les ruptures ont tout emporté sur leur passage, renversant tous ces équilibres qui étaient déjà sur le fil du rasoir. 

Relevons quatre traits majeurs de cette masse d’écriture. Le premier tient à l’extrême fragilité entre les flux économiques minimes qui arrivent des bourses, de la famille, des petits boulots. Ce sont ces trois dominos qui font tenir l’ensemble. Qu’un seul s’effondre, et les autres ne tiennent plus. Les petits boulots disparus, et c’est la catastrophe. Que la famille ne soutienne plus, et c’est la chute.

Il en découle un second trait portant sur l’alimentation. Un repas par jour, parfois un repas tous les deux jours, les étudiants dans d’autres messages entrent dans le détail de leurs courses alimentaires, de sorte que l’on voit que les étudiants mangent très peu, du riz au kilo, et pour certains viennent à l’université (un an après) pour le repas à 1 euro. Sur deux cent cinquante messages lus, la moyenne des dépenses alimentaires par semaine est de 50 euros. Comment étudier lorsque l’esprit est occupé à recenser les lieux où se ravitailler à petit coût ?

Autre trait, seules les étudiantes mettent sur le tapis leurs problèmes de santé, assez franchement, alors que les garçons les passent sous silence. Question d’honneur et d’honorabilité ? On peut malheureusement le penser. Sur un terreau de précarité structurelle déjà présent, la différence d’expression du « mal être » entre filles et garçons ne bouge guère depuis vingt ans. 

Finissons par le coût des soins, l’absence de service médical au sein d’un espace où transitent 24 000 personnes, où l’on ose afficher fièrement une demi infirmière et une assistante sociale. Cette fois, la fameuse piste d’atterrissage que représente l’université de Paris 8 Saint-Denis devient un champ de cailloux ! On ne peut plus s’y poser. A défaut d’une infrastructure de services de base – tant sociaux que médicaux – on ne peut plus enclencher des forces d’engagement. On ne peut plus s’y envoler et d’ailleurs, pour atteindre quel horizon ?

La situation a permis de mesurer, expliquez-vous, ce qu’être protégé veut dire et, en revanche, en quoi consiste la désaffilation. Pourriez-vous dire un mot des leçons que l’on devrait retenir de cette expérience très particulière en quoi a consisté le confinement, en matière de protection sociale ? 

Il faut entendre la désaffiliation sous trois registres indépendants : la désaffiliation des protections du travail, qui a concerné les petits boulots, les contrats à durée déterminée et les métiers à basse qualification ; la désaffiliation familiale au sens où l’on perd « les siens », la protection des proches en somme qui a joué un rôle prépondérant dans la pandémie (où certains ont perdu des membres de leur famille) ; enfin la désaffiliation sociale au sens d’affiliation à des régimes de maladie, de soins, de retraite, de secours pour lesquels il faut être branché sur les outils informatiques, avant d’en découvrir la béance en bas de l’échelle sociale. 

Ce qu’être protégé veut dire tient dans le croisement de ces trois dimensions contractuelles – société salariale, société familiale, société des solidarités – qui ensemble assurent une sécurité Elles nous font découvrir que ce socle de sécurité ne saurait être une marchandise mais doit rester ou redevenir un bien public. Cette notion de contrat, entendons là au-dessus de sa forme juridique, soit le contrat moral et le contrat social, ce qui fait tenir une société, son être ensemble et sa cohésion. C'est une histoire qui continue de nous traverser au présent, avec les effets désocialisant de la pandémie. La désaffiliation, c’est justement le déboitement du contrat moral et du contrat social de la boite contractuelle juridique. Lorsque ces trois dimensions sont désencastrées, l’individu moderne perd une jambe, un pied. Il boite dans la rue. L’événement en somme de la pandémie, c’est ce mouvement souterrain de désaffiliation commencé en amont mais cette fois qui se tient sous nos yeux.