Vivre l'instant présent dans un climat de fin du monde, tel est le choix non dépourvu d'humour noir et parsemé de nombreux clins d'oeil du dernier roman-photo de Julie Chapallaz.

Edgar se réveille dans une ville et une chambre qu’il ne connaît pas et où tout le monde succombe à un sommeil invincible. Il est devenu amnésique et ne se souvient que de son prénom et d’un frère jumeau qu’il décide de chercher. Au cours de sa quête il rencontrera une série de personnages qui cherchent à échapper au vide de leur existence. Après avoir rencontré une Pénélope vieillie, assise pas très loin des falaises normandes, ayant troqué sa toile contre des aiguilles à tricoter, il devient un personnage de La jetée de Chris Marker. Il rencontre alors un homme qui voue un culte aux fourmis et lui délivre les clés pour la suite. Puis surgissent des bûcheronnes-amazones qui se sont regroupées pour faire disparaître les arbres de la forêt, responsables, selon elles, de l’humidité et de l’obscurité. Un ours lui fait ensuite découvrir une machine à remonter le temps.... C'est donc à un rythme pour le moins soutenu qu'on traverse ainsi la mémoire : mémoire d'Edgar, mais aussi mémoire du roman-photo, forme obsolète que Julie Chapallaz ressuscite avec cette Déflagration des Buissons.

Le roman-photo montre ici sa force de production d'un univers singulier, se libérant ainsi de l’impasse dans laquelle l’avait confiné une certaine conception de la photographie, n’y voyant qu’un amalgame inaudible. Réduit à un sentimentalisme et à un réalisme pauvre, il n’a pas été perçu comme un champ d’expérimentations esthétiques et techniques. Le projet de Julie Chapallaz est de dépasser ce regard réducteur qui est celui de Roland Barthes dans La Chambre Claire. Note sur la photographie (Gallimard, 1980).

 

 

Poétique de l’intime

A ses débuts, le roman-photo est un genre décrié et critiqué,comme avatar de la culture de masse qui s’adresse aux lecteurs de revues à grand tirage telles que Nous Deux, magazine dont Roland Barthes répète qu’il est « plus obscène que Sade ». La référence à Sade dans La déflagration des Buissons   n’est pas là par hasard. À l’obscène est substituée une poétique de la réconciliation entre les genres. À travers les technique de détourage, de colorisation, de rupture des codes de mise en page qui ouvrent de nouvelles perspectives, les a-plat qui bousculent les représentations, se compose un autre réel.

La chambre – antichambre de la mémoire d’Edgar – n’est pas claire – à la différence du titre du livre de Roland Barthes. Les couleurs font résonner les complémentaires, le texte s’associe à l’image. Le bruit n’est pas une entrave, à la différence de ce que disait Barthes. Pour ce dernier, la photographie doit être silencieuse : « (il y a des photos tonitruantes, je ne les aime pas) (…) la subjectivité absolue ne s’atteint que dans un état, un effort de silence. (…) Fermer les yeux c’est faire parler l’image dans le silence (…) Le punctum (…) est un supplément : c’est ce que j’ajoute à la photo et qui cependant y est déjà ».

 


 

Révélations

La chambre noire est le lieu de révélation de la photo. En ce sens elle est imprévisible, ouverte au sens. Pour l’universitaire belge Jan Baetens : « Dans la vie, le sens n’est pas instantané ; il apparaît dans ce qui relie et il en peut exister sans déroulement. Sans une histoire, sans un développement, il n’y a pas de sens. ».

Si la photo nous ramène au temps du « ça a été », elle pose cette question au présent. A la disposition classique des images (trois rangées de deux images), faisant du temps une succession figurable sur une ligne, La déflagration des buissons ajoute d’autres mises en forme séparant le temps de l’espace, ne le réduisant pas à la chronologie, cette ligne de l’attente qui porte l’échec du temps absorbé par la mort. La photo de famille, par le lien de filiation qu’elle introduit, où chacun a une place, ne saurait être le modèle du roman-photo ouvert à la construction d’un sens à venir. L’histoire y est en effet déjà écrite.

L’image démultipliée   à la façon du kaléidoscope, image-tableau qui élargit l’espace, amalgames image-onomatopées, ramène le temps non plus à un point, un instant mais à la répétition, un éternel retour du questionnement.

 


 

De la photo au cinéma

Julie Chapallaz s'inspire de Chris Marker, écrivain, photographe, dessinateur, musicien et artiste multimédia, qui fut le premier artiste à renouveler le langage du roman-photo dès 1962. Son film La Jetée, sous-titré « photo-roman », est principalement composé d’images fixes et nous raconte un Paris pré- et post-apocalyptique à travers une histoire d’amour : celle que vit un homme qui retourne dans le monde de son enfance.

Inquiétante étrangeté

Au début du roman, surgit de nulle part une force cosmique sous la forme d’une pierre météorite qui introduit du trouble dans le réel. Cette pierre n’est pas sans évoquer le Clinamen d’Epicure : l’irruption du hasard au sein des lois nécessaires de la nature. Le surgissement d’une forme de liberté. Celle de l'interruption de la répétition à l'identique. La réalité est sous tutelle onirique. C'est ici, le temps de la création.

De la même façon, le roman photo est source de perturbation des habitudes. Les repères d’Edgar, le personnage principal, disparaissent. Il se découvre amnésique et part en quête d’un frère probable à l’aide de photos anciennes . Le lecteur est plongé dans un univers étrange et inquiétant, un quotidien à l’espace-temps instable d’où émergent quelques souvenirs intimes et éparpillés du héros – traces d’un passé figé, perdu. Un ours en peluche veille, seul témoin, à l’étrange regard, du temps passé.

Dystopie de l’ordinaire

On est à la limite de la fin du monde que Pénélope vieillie attend paisiblement en tricotant. La « déflagration des buissons », dans le titre du roman-photo, fait écho au « buisson ardent » de l’Ancien Testament, où Dieu se manifeste à Moïse sous la forme d’un feu qui ne s’embrase pas, ni ne se consume. Dans ce mystère, Dieu demande à Moïse de guider le peuple juif hors d’Egypte. Par comparaison, parler de « déflagration », c’est dire tout l’inverse. Les hommes sont seuls, Dieu les a abandonnés.

Que faire alors ? Sombrer dans le désespoir ou tracer son chemin, se sauver soi d’abord ? Julie Chapallaz décide d'abord de faire une place à l’humour noir. La construction narrative rapproche le roman-photo du conte. Les contes peuvent être cruels, et celui-ci ne déroge pas à la règle. Boucle d’or et l’ours, la forêt enchantée et pleine de maléfices, des bûcheronnes équipées d’une tronçonneuse composent la trame d'un paysage dont le mystère reste entier.