L'ancien chroniqueur Jean Daive livre, en version remaniée, ses interviews d’artistes (avec Ponge, Alberola, Godard, Duras, Moulène, Tinguely...) et ses propres réflexions sur Braque ou Hartung.

La notion de perception n'est pas le monopole de la philosophie. L'artiste y est directement confronté lui aussi, dans la mesure où chaque œuvre se construit dans le rapport intime qu'elle entretient avec son spectateur, son auditeur ou son lecteur. 

L’ouvrage conçu par Jean Daive prend en charge cette question, mais d’une manière indirecte. Il rassemble des entretiens radiophoniques qu’il a menés avec 27 artistes ou écrivains venus d’horizons différents, tant du point de vue de leur parcours que de leur medium artistique (peintres, cinéastes, photographes, poètes ou plasticiens). Tous interrogent, au fil des questions que leur adresse l’ancien producteur de France Culture et poète lui-même, le rapport de l’image ou de l’écriture à la perception.

Les réponses plus ou moins étayées et parfois décentrées par rapport au thème central du recueil composent finalement un dialogue riche, agrémenté d’une iconographie qui mérite d’être saluée pour les œuvres méconnues qu’elle donne à découvrir.

La perception en question

Si l’on souhaite « penser la perception », comme nous y enjoint le titre de l’ouvrage, il convient d'abord de s’interroger sur sa non-évidence : il nous arrive de voir des choses qu’on ne devrait pas voir — celles qui ne nous regardent pas — ou encore de ne pas voir ce qui se trouve pourtant sous nos yeux. Parfois, notre regard se perd ; d’autres fois encore, nous n’en « croyons pas nos yeux ». Les entretiens de Jean Daive portent des traces de ces questionnements, car c'est le rôle des grandes œuvres d’art que de révolutionner notre façon de voir le monde, de déplacer la perception que l'on en a.

Nous pouvons également replacer le problème de la perception dans le contexte contemporain qui est le nôtre et qui la soumet à la médiation des objets techniques : la perception transite désormais à travers des écrans, qui en modifient nécessairement les conditions. Parmi les contribution présentée par Jean Daive, seule la vidéaste Pipilotti Rist semble intégrer cet aspect dans sa réflexion sur son travail d’artiste.

Peu d'artistes s’attardent par ailleus sur la perspective sociologique de la perception, qui combat son caractère inné ou uniforme, ou sur la perspective historique, qui fait valoir sa dimension construite. Comme l’affirmait Jacques Lacan : « Il n’y a pas d’immaculée perception ». La perception est le produit d’artefacts culturels et notre conception du monde est toujours imprégnée de la relation que nous avons avec eux.

Les réflexions de Jean Daive

Au milieu des entretiens d’artistes, Jean Daive propose lui-même aux lecteurs deux textes de sa main. Le premier porte sur Georges Braque (1882-1963) et consiste en une succession d’aphorismes rythmés par des doutes et des questionnements sur la peinture. « Comment peindre en vue de déterminer l’espace dont nous sommes une construction vivante ? » Telle est l’interrogation centrale à laquelle l’auteur s’efforce de répondre en convoquant des citations de Braque. Parmi les idées qui jaillissent, on retiendra celle-ci : l’espace ne s’anime que de la rencontre des objets l’occupent. Un point ne suffit pas à dessiner l’espace ; il en faut au moins deux, pour que l’espace prenne corps dans l’entre-deux. Dans une veine moins conceptuelle, la suite du texte raconte la visite de Daive à la maison de Braque, à Varengeville : « maison simplement auguste ». L’auteur ne peut dissocier la rencontre des tableaux de celle de la maison. Il est nécessaire, souligne-t-il, d’« approcher les choses toujours au plus près ».

Son second texte porte sur Hans Hartung (1904-1989). Il fait le récit de sa vie, de sa grand-mère, de son père, de son rapport aux orages. Émerge alors cette idée centrale : « Il y a depuis toujours la présence d’une intensité, d’une agressivité, d’une violence chez Hans Hartung enfant… Toujours dans ses dessins et ses tableaux apparaît une fougue sans cesse contrariée très exactement comme ses éclairs ». L’auteur propose ensuite un parcours à travers quelques toiles à la lumière de ce jugement.

Paroles d’artistes sur leur art

Nous ramenant à la question du statut de la perception artistique (en l'occurrence poétique), le dialogue de Daive avec Francis Ponge énonce une thèse forte : « La contemplation est active. Elle n’est pas simplement le fait d’être là et de recevoir ». Jamais passive, la perception doit finalement être réexaminée  à partir du rapport que le contemplateur entretient avec l’objet contemplé : « J’ai passé ma vie… à refuser le mot de poète. Je ne voulais pas être confondu avec tous les gens qui pleurent, qui se mouchent, et qui éventrent leur mouchoir et disent “Voilà une page de poésie” ».

L’interview la plus complexe mais pertinente est sans doute celle de Jean-Michel Alberola, qui s’attaque à la question la plus fondamentale : que faire ou que peindre ? Le dialogue entre les deux hommes met en lumière ce qui s’apparente à une « maladie du siècle » qui contaminerait la perception : la fracture indépassable, l’impossibilité d’atteindre à une totalité. Ce diagnostic posé, le peintre doit apprendre à continuer « à faire des tableaux dans une quasi-impossibilité d’en faire ». D’ailleurs que peut bien signifier peindre, alors qu’on arrive après tout le monde ? Peindre « d’après chacun » ou « après tout le monde ». Alberola précise que l’art contemporain lui a enseigné les notions d’in situ, de déplacements ou encore l’intrusion de conceptions artistiques différentes de la conception occidentale.

C’est aussi dans la juxtaposition des entretiens qui composent ce recueil qu’émergent des réflexions sur le rapport des artistes à leur art. Ainsi, l’échange avec Jean-Luc Godard qui ouvre le recueil et qui porte sur les figures de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, a le mérite de confronter la vision de plusieurs cinéastes entre eux, et avec elles leurs perceptions du monde. Les effets de résonances s’amplifient encore lorsque, quelques pages plus loin, Daive s’entretient cette fois directement avec Straub et Huillet. Le couple y expose la nature contrastée de leur collaboration, totale mais parfois difficile : « si je ne suis pas d’accord je peux crier », assure Huillet. Straub, quant à lui, narre la formation esthétique qui lui a été procurée par le cinéma, qui ne s’est pas assimilé à un progrès linéaire mais à une évolution par petits pas.

Les différentes contributions de l’ouvrage donnent lieu à d’autres recoupements. Par exemple, entre Marguerite Duras et Jean-Luc Moulène, qui évoquent tous les deux les camps d’extermination pour illustrer cette vérité : une photographie n’est pas du langage, mais bien de l’image. Parfois, les rapprochement s’opèrent avec des artistes du passé, dont les contemporains prolongent l’imaginaire. C’est ce dont témoigne Jean Tinguely lorsqu’il reconnaît : « je suis encore un artiste qui a eu des antécédents ». Ce dernier affirme faire de la sculpture mécanique agressive, par différence d’avec son prédécesseur Calder ; à l’inverse, il évoque le projet de la fontaine Stravinsky, réalisée avec Niki de Saint-Phalle, dont les figures sont empruntées à l’univers musical de ce compositeur, notamment l’oiseau de feu.

Au total, la dispersion des paroles et des points de vue présentés dans l’ouvrage contribuent, si ce n’est à résoudre le problème éternel de la perception, du moins à donner des matériaux pour le « penser ». Grâce à la parole vivante de ces artistes, affirmant, hésitant, racontant leur conception du monde et de leur pratique, Jean Daive fait la démonstration que penser la perception nécessite sans doute de revenir à l’art même.