Par l'étude d'œuvres littéraires et visuelles, Kavwahirehi propose de réarticuler la critique littéraire aux sociétés et à la politique afin de lui redonner sa puissance émancipatrice.

Spécialiste des littératures subsahariennes, Kasereka Kavwahirehi travaille depuis de nombreuses années à l’université d’Ottawa. Son approche des textes l’a amené à croiser littérature et philosophie, en s’appuyant notamment sur les œuvres et les théories de V.Y. Mudimbe ou de Fabien Eboussi Boulaga. Il est particulièrement sensible, dans ses travaux, à l’articulation de l’imaginaire littéraire et de la pensée philosophique avec l’espace sociopolitique où ils se développent.

Redéfinir la critique

Politiques de la critique procède d’une réflexion épistémologique : son auteur étudie le geste de l’interprétation littéraire telle qu’elle se fait dans le cadre universitaire en interrogeant sa dimension politique, son implication dans le tissu social. Et l’ouvrage prend un tour en grande partie polémique : Kavwahirehi conteste les approches littéraires qui autonomisent trop, à ses yeux, l’analyse des procédés textuels. À l'inverse, il considère que les œuvres sont capables de refléter, voire de reconfigurer les imaginaires sociaux.

Kasereka Kavwahirehi revient à la définition même de la critique et se fonde sur une double tradition. D’une part, il inscrit la critique dans une approche marxiste, lisant le philosophe allemand à l’aune de la manière dont Georg Lukács l’a employé dans les études littéraires. Mais c’est avant tout la réappropriation de Marx par les théoriciens de l’École de Francfort (Benjamin, Horkheimer, Marcuse et surtout Adorno) qui lui permet de penser l’intrication du social et du littéraire. L’enjeu est finalement de faire apparaître le texte comme un produit de l’espace social, dont il contient les tensions, mais aussi comme un moyen de reconfigurer les imaginaires dont ils émanent. D’autre part, une ligne théorique semble se dessiner, qui part de la critique des valeurs de Nietzsche et de la métacritique de Foucault pour aller vers la redéfinition de l’humanisme proposée par Edward W. Said, lui-même héritier de Raymond Williams. Ce renouveau humaniste comprend un élargissement du corpus de textes sur lequel il repose, qui aquiert une dimension mondiale et transculturelle, aussi bien qu’un versant éthique, en mettant en cause les processus de domination symbolique.

Décloisonner la littérature

Une fois ce cadre théorique posé, l’ouvrage appelle à un décloisonnement de la littérature et il en conteste « l’essentialisation ». Cette critique des institutions littéraires amène à mettre en question le canon. Suivant le programme de Kasereka Kavwahirehi, la critique ne doit pas se limiter aux textes consacrés mais doit se tourner vers les productions contemporaines, vers des textes qui ne sont pas perçus comme littéraires, vers des formes hybrides qui impliquent la performance, l’audiovisuel et/ou le numérique. La réflexion théorique est donc mise à l’épreuve dans le livre, notamment à propos d’un court-métrage de Sammy Baloji et de récits de Sinzon Aanza, Mohamed Mbougar Sarr, Mariama Bâ, Fiston Mwanza Mujila ou In Koli Jean Bofane.

Kasereka Kavwahirehi applique à la critique la notion de « contre-culture » que Guillaume Le Blanc propose pour la philosophie   ; il y voit une manière de produire ce qu’Edward W. Said appelle un « savoir oppositionnel »   . La critique a vocation à mettre à mal les hiérarchies sociales sous-tendues par les institutions littéraires et elle a de ce fait la capacité d’initier une dynamique émancipatrice. Son « attitude indisciplinaire » l’amène à mettre l’accent sur les marges en révélant leur poéticité. Une telle conception implique de repositionner la lecture et le lecteur au cœur du fait littéraire. Il ne s’agit plus de considérer le texte en propre ; la « puissance émancipatrice » d’un texte dépend de la lecture qu’on en fait, de la manière dont on le fait résonner avec un contexte social. La lecture critique peut donc susciter, à partir d’un texte, des pratiques différentes, qui mettent en cause l’imaginaire social. C’est ce que Kasereka Kavwahirehi nomme « la perspective de l’esthétique pragmatiste ». Cette conception de la lecture conduit à ne plus la considérer comme une activité strictement individuelle, mais de participation et de coopération ; elle devient ainsi un « acte social », qui appelle à la révélation de la pluralité et de la diversité qui caractérisent une société, deux choses que les imaginaires sociaux ont tendance à réduire, à passer sous silence.