La rencontre fictive de l'écrivain et philosophe tchèque Comenius et du peintre flamand Rembrandt n'est pas sans rappeler « Le Chef d'œuvre » inconnu de Balzac.
Le Regard bleu de Lenka Hornakova-Civade nous plonge dans un dix-septième siècle que l'universitaire Annie Barnes, en 1938, définissait comme « La République des Lettres (...) formée des hommes de lettres et des savants de tous pays ». « Notez que les savants », ajoutait-elle, « y jouent un rôle plus important que les poètes et que République des Savants, comme on dit en Allemagne, serait un terme plus exact. C'est un État fort démocratique : la naissance n'y joue aucun rôle ; seul le savoir place chaque citoyen à son rang. Les différences de nationalité s'effacent aussi bien que les différences de religion... La République des Lettres a une langue, internationale comme elle, le latin, et plus tard le français. Le premier devoir de chaque citoyen est de servir les "lettres", et le moyen d'y parvenir, c'est le système des échanges. Cela se fait par une vaste correspondance dont le réseau s'étend sur l'Europe entière, et qui forme le lien réel entre les citoyens de cette République idéale... » . À cette République, qui s'étend de 1550 à 1750, participent Comenius et Rembrandt.
Comenius, l’homme au regard bleu
La toile au centre du roman serait de Rembrandt : un portrait de Coménius. L'auteure croise un jour à Florence ce par quoi tout a commencé : un regard bleu.
« Je ne suis pas un martyr, je ne suis qu’un exilé. C’est tout aussi douloureux que d’être mort brûlé » . C’est ainsi que dans le roman, Comenius, écrivain et philosophe tchèque exilé en Hollande, se présente à Rembrandt avec toute la détresse d’un apatride. Ne lui reste que sa langue maternelle et ses enfants, ainsi que son désir de savoir, de transmettre.
Qui est cet homme au regard bleu, qui transperce la foule des badauds venus se délecter des déboires pécuniaires de Rembrandt poursuivi par ses créanciers ? Nous sommes en 1656. En 1648 a été signée la fin de la Guerre de Trente Ans, et Coménius, dont l’essentiel de la vie s’est déroulé en dehors de sa patrie, est désormais un homme traqué pour ses choix religieux. Seule la première moitié de sa vie, où il était ministre réformé et recteur dans les écoles latines de la communauté des Frères bohèmes de sa province natale , appartient à sa patrie. Banni en 1621, à la suite du désastre des États insurgés de Bohême à la Montagne-Blanche, il quitte en 1627 son dernier refuge clandestin et s'en va partager dans l'émigration le sort commun des Tchèques de foi réformée. Dès lors, il mène à travers l'Europe, jusqu'en 1656, une existence menacée par la guerre et la haine politique et religieuse.
Ce cadre historique se double d'un cadre littéraire : on peut reconnaître derrière le personnage de Coménius les traits de Frenhofer, dans le Chef-d'œuvre inconnu de Balzac, aux « yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques ».
L’art, entre commerce et suggestion
Ainsi, dans l’Europe exsangue qui survit à la guerre de Trente Ans, parcourue de toute part de querelles religieuses, deux regards se croisent, se mesurent. Au fil de leur dialogue, dans une atmosphère théâtrale et intime, ils incarnent cette République des Lettres qui ne cessera de lutter pour une Europe éclairée, contre l’obscurantisme et la violence. Par ce geste, Lenka Hornakova-Civade rappelle que la littérature a une vocation politique et morale : servir l’humain, que la culture lettrée place désormais au centre de l'univers.
Dans le roman, Rembrandt sait que signer ses toiles transforme cependant son œuvre en valeur marchande. Signera-t-il le portrait de Comenius ? Si l'argent corrompt les rapports humains, l'art en est la rédemption pour l'un, l'amour pour l'autre.
Le regard bleu du vieillard que restitue le peintre voit et est vu. C'est un regard qui interroge et est interrogé. Le livre de Lenka Hornakova-Civade présente un ensemble de portraits qui ouvrent sur le mystère. Ils ne sont pas le miroir-reflet qui reste à la surface des choses. Le portrait peint donne à voir, dans un temps unifié, cette unité du sujet par-delà les variations temporelles. « Il lie mon passé, mon présent et mon avenir » . À ce titre, le tableau libère de la chronologie, de l’histoire. Mais il ne se libère pas de son auteur. Un tableau de Jurriaen Owens n’est pas un tableau de Rembrandt. Comenius ajoute : « Et ce vieil homme sur le papier n’est pas mon portrait. Mais indiscutablement, il l’est ». Intermédiaire entre l’être et le paraître, le miroir est traîtrise. Il a pour vocation de refléter, mais c’est en le traversant que surgit la profondeur du monde. Comme dira Paul Klee, plusieurs siècles plus tard, l’art donne à voir l’invisible.
Du portrait singulier à l’humanité
Ce qui intéresse Rembrandt dans l’œuvre qu’il peint, c’est bien plus que le témoignage de la vision. Il peint l’individu pour en extraire l’universelle humanité. Si la peinture se fait histoire, anecdote, son but est la forme, la transformation de la matière brute. Rembrandt, si peu modeste, peut s’égaler au démiurge.
Là où le peintre fait usage des couleurs, forçant celles-ci à donner forme à la matière pour la transformer en œuvre d’art, le philosophe fera usage des images dans une perspective pédagogique , comme le résument ces propos de Coménius : « on ne voit rien si personne ne nous apprend à regarder et à voir ». Pour ce dernier, c’est la parole, la langue, qui est première. La langue maternelle accompagne l’éducation de l’enfant placée sous la garde divine.
Rembrandt ne cherche pas la clarté totale. Il n’efface pas les ombres. L’ombre « investit tous les recoins, elle s’agrippe aux murs, se plaît dans les endroits cachés, s’y amplifie, accentue les volumes » , explique Rembrandt lorsqu'il commente le portrait d’Hendrickje assise sur une chaise dans son atelier de la maison Breestraat. Force mystérieuse de la peinture qu’évoque le regard bleu de Comenius.
Choisir sa liberté
Rembrandt habite avant tout le monde mystérieux des pigments et de la couleur. Le pilon broie le minerai pour en extraire les couleurs : « Ce pilon si usé qu’il ne ressemble plus à rien, ne sied qu’à ma seule main. Il lui convient. Il connaît le geste répété à l’infini, celui de la transformation du minerai en pigments et qui a eu raison de sa belle forme » . La liberté se gagne par la lutte avec la contrainte.
« Il est impératif de créer des institutions suffisamment puissantes pour développer et cultiver une harmonie universelle qui transcende la sagesse individuelle et garantisse la liberté individuelle » . Ainsi s’exprime Coménius. Il ne s’agit pas tant de développer sa mémoire afin d’y collectionner des vérités, que d’être capable de vivre dignement. De savoir décider au sens précis de « cribler », « séparer le bon grain de l’ivraie ». Éduquer à la liberté dans un monde en guerre où la peste se réveille. Apprendre à l’œil à écouter.