À partir d’une réflexion sur les processus techniques de production d’images du vivant, ce livre œuvre à une nécessaire historicisation de la notion d’animisme dans les études cinématographiques.

En se donnant pour objectif de questionner le naturalisme et la reconduction problématique du dualisme nature-culture, des chercheurs tels que Michael Marder ou Emanuele Coccia ont participé ces dernières années à un certain « verdissement » de la théorie que l’on qualifie aujourd’hui de tournant végétal (Plant Turn). L’ouvrage collectif Puissance du végétal et cinéma animiste s’inscrit dans un tel horizon mais à partir d’un angle d’attaque précis, à savoir « la puissance visuelle ».

Comme le soulignent Teresa Castro, Perig Pitrou et Marie Rebecchi en avant-propos, l’interdisciplinarité est souvent louée, mais rarement pratiquée dans les faits. Plutôt que de travailler individuellement à la croisée de plusieurs disciplines, les auteurs affichent ici la volonté de réfléchir ensemble à un problème commun. Ainsi, les diverses approches représentées au sein de l’ouvrage, entre ethnologie, histoire des techniques, philosophie, et Visual Studies, visent à penser « la manière dont les images aident les humains à mieux comprendre ce qu’est la vie » (p. 11).

En s’appuyant sur un socle anthropologique commun à double fond (anthropologie de l’image et anthropologie de la vie), les contributeur·trices s’intéressent ici à la question végétale à partir des techniques que les humains mettent en place pour les mettre en scène et en image. Ces dernières, que Perig Pitrou appelle aussi des « opérations de cadrage », sont variées et peuvent autant consister en des rites traditionnels qu’en des dispositifs de reproduction visuelle comme le cinéma et la photographie. Il s’agit précisément de se concentrer sur les qualités visuelles révélées par ces différentes techniques. La grande hypothèse qui sous-tend l’ouvrage est alors celle d’une « puissance végétale » qui, si elle échappe à notre perception humaine, peut être rendue visible par ces techniques.

Structure de l’ouvrage

L’ouvrage fait état de trois grandes pistes de réflexion à partir desquelles on peut appréhender ses différentes contributions. La première réunit des travaux évoquant des techniques au sein desquelles « les végétaux sont eux-mêmes les médiums sur lesquels les qualités sensibles admirées éclosent » (p. 17). Aussi, le texte de Ludovic Coupaye (UCL) décrit et analyse la façon dont les Abelam de Papouasie-Nouvelle-Guinée délimitent un cadre rituel pour mettre les végétaux en spectacle, au cours de cérémonies de présentation de grandes ignames décorées. Le texte d’Émilie Letouzey (Université Toulouse-II-Jean-Jaurès) est consacré à l’imbrication entre processus techniques et processus vitaux, à partir d’une enquête menée à Ōsaka (Japon), sur des pratiques horticoles consistant en la « programmation » de la floraison d’une glycine particulière. Luce Lebart (Archive of Modern Conflict), Philippe Dubois (Université Sorbonne-Nouvelle) et Roberta Agnese (Université Paris-Est) mettent en valeur, quant à eux, les qualités matérielles des végétaux qui sont utilisés dans la fabrication de l’image, soit comme support, soit comme principe actif ; anthotypes, films-herbiers et cyanotypes sont autant de procédés où les végétaux peuvent servir de support à l’image, en tant que surface d’impression ou produit révélateur.

Une seconde orientation consiste en une réflexion épistémologique et esthétique menée autour de la notion d’animisme. Il s’agit en effet d’explorer un paradoxe étonnant, à savoir que même si des techniques visuelles telles que la photographie et le cinéma sont nées au sein d’une ontologie naturaliste propre à l’Occident, « qui est orientée par un idéal d’objectivité, elles n’en continuent pas moins d’activer un schème d’identification animiste » (Perig Pitrou, p. 23-24).

Enfin, une troisième orientation, assez représentative des nouvelles écologies « relationnistes » permet d’évoquer des techniques qui visent à réunir des êtres dont les existences seraient à l’origine séparées. Natasha Myers (Université de York, Canada) revient dans sa contribution sur une performance artistique au cours de laquelle elle explore des formes d’interaction avec les arbres d’un parc de Toronto, tandis que le projet de « jardins terrestres » imaginé par Emanuele Coccia (EHESS) permet de penser des dispositifs muséaux qui exposeraient la puissance créatrice de la nature, « en inventant des dispositifs de cadrage qui rompraient avec l’idée (…) de l’exceptionnalisme humain » (p. 38).

Ces trois orientations, si elles explorent la puissance végétale sous différents aspects, visent toutefois un horizon commun, à savoir : parvenir à penser par-delà les schèmes de pensée canoniques de la philosophie et de l’anthropologie (humain et non-humain, nature/artefact, etc.).

Historiciser l’animisme

Une grande partie de l’ouvrage est consacrée à la question de l’animisme, devenue le marqueur de ce que Perig Pitrou (CNRS) appelle une « nouvelle modernité ». L’auteur souligne en effet la nécessité de porter un regard historique sur cette notion afin d’en relativiser la nouveauté, car « de nos jours, elle est tellement revalorisée dans les discours contemporains que le monde de l’art s’en est emparé comme le symbole désignant de nouvelles manières de penser et de mettre en scène les relations avec les non-humains » (p. 25). C’est à ce titre qu’Elena Vogman (Weißensee Kunsthochschule Berlin) montre, à partir d’archives inédites de Sergueï Eisenstein, la trace d’une anthropologie alternative dans sa théorie de l’expression, à partir de laquelle celui-ci envisageait les plantes « comme un écho à "un stade" plus archaïque de l’existence humaine » (p. 225).

Par ailleurs, dans leurs contributions, Marie Rebecchi (Université Aix-Marseille) et Teresa Castro (Université Sorbonne-Nouvelle) montrent l’importance des théories animistes dans les réflexions portées sur le médium cinématographique depuis les années 1910 et 1920 chez des théoriciens et réalisateurs tels que Jean Epstein, Sergueï Eisenstein, Germaine Dulac ou encore Rudolf Arnheim. Cette historicisation de la notion d’animisme dans le champ de la théorie cinématographique est également poursuivie par Mathew Vollgraff, dont la contribution sur le cinéma de Weimar permet à nouveau de saisir l’antériorité de cette idée.

Le cinéma, médium de l’objectivité ?

Perig Pitrou propose au début de l’ouvrage de distinguer trois phénomènes désignés par l’animisme : « la présence d’un mouvement chez un être apparemment immobile, la manifestation d’une intériorité chez un non-humain et, enfin, la capacité de certains non-humains à être insérés dans des relations notamment sociales » (p. 26). Il y a là trois manières d’envisager l’animation du végétal qui dépendent des expérimentations techniques et visuelles qui sont menées. L’animisme peut en effet caractériser le pouvoir des images à saisir « les mouvements qui poussent les végétaux à se mouvoir, à croître et à se métamorphoser » (p. 29).

Du fait de ses capacités techniques, le cinéma peut par exemple mettre en évidence la « sentience » des plantes en jouant de la « perspective temporelle » (Epstein) – condensation (accéléré) ou dilatation (ralenti) du temps. En nous permettant de voir le mouvement de croissance d’un végétal (chose impossible pour nos yeux en contexte courant), l'accéléré cinématographique ouvre de nouvelles perspectives sur le vivant. Le cinéma permettrait donc de révéler des intériorités chez des êtres dont nous considérons trop peu la vitalité car nous ne savons pas la percevoir.

C’est en ce sens que Teresa Castro rappelle que le cinéma peut être pensé comme un médium animiste, quand bien même celui-ci est si souvent pensé comme « l’avatar de l’objectivité et du naturalisme » (p. 61). C’est probablement dans la mise en valeur de cette tension que l’ouvrage trouve son meilleur aboutissement. Surgit en effet ici une question de taille, mettant en jeu un véritable paradoxe : « le cinéma, enfanté par la modernité technologique et si souvent pensé comme l’avatar de l’objectivité et du naturalisme (compris au sens d’ontologie spécifique à la société moderne occidentale) (…) devient l’instrument de l’"animisme", c’est-à-dire d’un ensemble varié de processus d’imputation de "personne" » (p. 62).

Il faut rappeler ici que l’animisme est très rarement associé à une vision naturaliste, bien au contraire, il en serait même la formule inverse selon l’anthropologue Philippe Descola. Celui-ci expose, depuis son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), l’hypothèse de quatre « modes d’identification » (animisme, totémisme, naturalisme, analogisme), fondés sur les différentes catégories de ressemblance et de différence que les humains décèlent entre eux-mêmes et les non-humains sur un plan physique et moral. Ainsi, le naturalisme désigne la croyance selon laquelle « la nature existe comme une totalité à laquelle les humains appartiennent par leur constitution physique, mais dont ils se distinguent fortement par leur intériorité » (Les formes du visible, 2021, p. 58). À l’inverse, dans le mode d’identification animiste, il y a identité dans l’intériorité entre humains et non-humains, et non dans la physicalité.

Par-delà Descola

L’ouvrage semble donc à première vue s’inscrire dans la continuité des recherches menées par Descola sur la capacité des images à préfigurer des basculements ontologiques et cosmologiques que la transformation de la culture visuelle rend évidents   . Toutefois, l’enjeu est ici différent. Il ne s’agit pas de questionner l’ossature ontologique du réel puisqu’il est ici admis comme point de départ que les images instaurent des réseaux de relations entre les êtres, humains et non humains, vivants et non vivants. Si chez Descola l’enjeu est surtout de comprendre et de repérer dans les images ce qu’il appelle des « formes de mondiation », il s’agit ici davantage d’étudier et de souligner la potentialité des techniques à rendre les humains sensibles à des agentivités non-humaines.

Le présent ouvrage ne vise pas tant à prouver la vitalité d’êtres que l’on a longtemps considérés comme moins vivants que les animaux, mais plutôt à montrer comment des techniques comme le cinéma contribuent à rendre plus intelligible la vitalité qui anime les végétaux. Et au sein même d’une telle technique, il existe des possibilités animistes particulières, comme le montre Marie Rebecchi dans sa contribution, à partir d’écrits d’Eisenstein sur Walt Disney. L’autrice rappelle que le cinéaste soviétique voyait dans le dessin animé une possibilité de « saisir la méthode de l’animisme » du fait de son caractère « protoplasmique » : « Le développement végétatif est donc entendu ici comme un développement dynamique, interne, "cosmétique", où la plante donne forme à sa propre matière » (p. 251).

En soulignant que la vie végétale peut être saisie à partir de l’idée de transformation, la puissance végétale peut s’entendre autant au sens du « pouvoir propre des organismes à croître et se reproduire, à faire apparaître des formes et des couleurs, à habiter et à transformer des lieux » qu’au sens de leurs « potentiels de vie ouverts à chaque instant pour un organisme (…) selon le milieu, les conditions atmosphériques, les interactions avec d’autres organismes » (Perig Pitrou, p. 16).

Une approche interdisciplinaire convaincante

Une des qualités certaines de l’ouvrage est d’avoir su réunir des spécialistes de disciplines variées, sans perdre pour autant une forte cohérence d’ensemble. Cette organicité, qui peut parfois faire défaut dans les ouvrages collectifs, est le fruit d’une véritable affinité intellectuelle. L’ouvrage témoigne d’une amitié nouée entre deux chercheurs·es, Teresa Castro et Perig Pitrou, dont les échanges semblent avoir nourri les travaux de recherche respectifs, jusqu’à forger des espaces de réflexion communs pour aboutir en 2016 à l’organisation du colloque international « Puissances du végétal. Cinéma animiste et anthropologie de la vie ». Ce colloque, organisé par Teresa Castro, Perig Pitrou et Marie Rebecchi, avait fait date dans le champ des études visuelles et cinématographiques en ce qu’il annonçait la consolidation du tournant végétal à l’œuvre dans le domaine des sciences humaines. Si celui-ci semblait déjà relativement bien installé dans les aires de recherche anglophones, il semblait manquer de visibilité en France. Le présent ouvrage, en se situant dans le prolongement de ce colloque, vient donc pallier ce manque.

Mais la cohésion d’ensemble de l’ouvrage tient également au fait que les contributeur·trices partagent un corpus d’œuvres filmiques et théoriques commun. Aussi, les écrits de Jean Epstein sont largement cités dans les contributions de Teresa Castro et de Philippe Dubois, et les écrits d’Eisenstein fournissent à Elena Vogman et Marie Rebecchi un terreau particulièrement fertile pour leurs analyses. Sur le plan filmique, on retrouvera dans de nombreuses contributions la mention des films de Jean Comandon, Wilhelm Pfeffer, Raoul Francé, ainsi que ceux de Max Reichmann et Gaston Velle. Si les premiers ressortent davantage à un cinéma dit scientifique (observation), et les seconds à un « cinéma des attractions » (fascination), ils constituent désormais tous ensemble un corpus qui montre que la légitimité des Plant Studies dans les aires de recherches francophones n’est plus à prouver.

On pourrait peut-être regretter en tant que lecteur le fait que les dernières contributions apparaissent un peu déconnectées du reste de l’ouvrage. En ouvrant une troisième piste de réflexion sur les nouvelles écologies, les contributions de Natascha Myers et d’Emanuele Coccia semblent en effet relever de considérations beaucoup plus larges, qui s’éloignent quelque peu de la cohésion conceptuelle du reste du livre. On peut cependant y voir le reflet d’une volonté d’ouvrir à des réflexions moins théoriques : en s’attaquant à l’écologie « traditionnelle » comme à une « écologie coloniale », Natascha Myers ouvre une perspective tout à fait intéressante, que l’on aurait aimé voir davantage creusée, et/ou articulée au corpus mobilisé par les autres contributeurs·trices (Haeckel, Goethe, etc.). En effet, le reste de l’ouvrage habitue rapidement le lecteur à des renvois assez judicieux entre les contributeurs eux-mêmes.

En somme, Puissance du végétal et cinéma animiste revêt un rôle de passeur très important, et le lecteur curieux de chiasmes disciplinaires y trouvera un vivier de références, tant dans les articles eux-mêmes que dans les appels de notes souvent très détaillés et d’actualité.