En exhibant sa « vertu » et son mépris pour les classes populaires, la « classe managériale » américaine fait-elle obstacle à l'avènement d'une politique véritablement socialiste aux États-Unis ?

En 2016, lors de sa campagne électorale, Hillary Clinton avait qualifié les électeurs de Donald Trump de « déplorables ». Si c’est davantage le système électoral américain qui lui a coûté son élection, puisqu’elle avait remporté la majorité des suffrages, cette déclaration n’a pas contribué à lui faire gagner des voix parmi les classes populaires. Son propos est symptomatique de la division socio-politique qui règne désormais aux États-Unis.

Dans son essai Le Monopole de la vertu, Catherine Liu, professeure au département des études cinématographiques et visuelles de l’université de Californie, dénonce le sentiment de supériorité de la « classe managériale ». Ce concept, difficile à traduire dans notre contexte français, est issu des travaux que John et Barbara Ehrenreich ont mené dans les années 1970. Son plus proche équivalent est la catégorie par laquelle l’Insee désigne les « cadres et professions intellectuelles supérieures » (CPIS).

Liu déplore l’abandon des classes populaires par cette classe managériale, auparavant progressiste, qu'elle juge désormais repoussantes du fait de leur mode de vie et leurs comportements. Outre ce rejet, les membres de la classe managériale, « en tant qu’agents de la classe dirigeante, accaparent sans vergogne toutes les formes de la vertu sécularisée. » Leur engagement politique se traduit avant tout par des « démarches individuelles ». Selon Liu, ils livrent désormais une « guerre culturelle » aux classes populaires. « À mesure que les élites ont accumulé du capital, elles insistèrent sur leur capacité à réaliser les actes les plus banals d’une façon extraordinaire, fondamentalement supérieure et pleine de vertu : lire des livres, élever des enfants, se nourrir, rester en bonne santé ou faire l’amour ont constitué autant d’occasions de démontrer qu’on faisait partie des individus les plus évolués de l’histoire humaine, tant sur le plan affectif que culturel. » En retour, ce « mépris » est instrumentalisé par des politiciens réactionnaires comme Donald Trump.

Pour Liu, afin de « vaincre les politiques réactionnaires qui se cachent sous le masque du populisme », il faut « mener à gauche une lutte des classes contre les CPIS [l’acronyme retenu par les traducteurs pour qualifier la classe managériale] et refuser cette politique des identités qui leur permet d’exhiber leur vertu. » L’autrice assume donc la « nature polémique » de sa « présentation succincte » de la classe managériale. Selon Liu, cette dernière bloque les changements socio-économiques et politiques profonds qui s'imposent comme nécessaires aux États-Unis. Autrement dit, il s’agit de s’émanciper de la tutelle politique de la classe managériale, alliée objective du système capitaliste actuel, et de promouvoir un « socialisme de combat » ainsi qu’une nouvelle solidarité, que Liu retrouve dans les campagnes de Bernie Sanders.

Le Monopole de la vertu rappelle à de nombreux titres les livres du journaliste et essayiste américain Thomas Frank, connu pour ses essais sur la manipulation des classes populaires par le Parti républicain ou sur leur abandon par une fraction du Parti démocrate. Toutefois, à la différence de Frank, le livre de Catherine Liu manque de nuances, de profondeur, et se montre par moments contradictoire. Enfin, il est difficile d’expliquer par le seul mépris de cette « classe managériale » – d’ailleurs sûrement moins homogène que ne le prétend l’autrice –, l’état de la démocratie américaine, profondément affectée par le travail de sape des partis, lobbies et médias conservateurs.