Un essai sur le film documentaire "Palmyre" (2016) questionne la part active jouée par d'anciens prisonniers libanais dans la reconstitution des tortures qu'ils ont subies sous le régime syrien.

Témoigner au cinéma. Une action dans l’histoire est un essai ayant pour objet le documentaire Palmyre (2016) de Monika Borgman et Lokman Slim (le livre est dédié à ce dernier, « victime d’un lâche assassinat politique dans la nuit du 3 au 4 février 2021, au Liban-Sud »). Ce film porte sur les actes de torture qu’ont subi des centaines de Libanais enfermés dans les prisons du régime syrien d’Hafez el-Assad durant les années 1980-90 « en raison de leur affiliation politique à des groupes opposés à la Syrie ou à la suite de conflits entre les forces syriennes et une ou plusieurs des milices » (Amnesty International cité p. 42). Frédérik Detue précise que « la prison de Palmyre est devenue à cette époque [soit au début des années 1980] aux yeux des Syrien.nes le symbole de la criminalité du régime d’Assad » (p. 27). Ce sujet fait volontairement écho à l’actualité des persécutions en question, alors que le régime de Bachar el-Assad réprime le soulèvement de son peuple (le film a été réalisé entre 2012 et 2016).

Le dispositif filmique adopté alterne entre des séquences durant lesquelles vingt-trois anciens détenus membres de l’Association des anciens prisonniers politiques libanais en Syrie s’expriment face à la caméra, et des séquences qui relèvent du reenactment (reprenant le choix de l’équipe du film, l’auteur préfère utiliser le terme de reliving) durant lesquelles ils interprètent tout à la fois leur propre rôle et celui de leurs persécuteurs. Ils montrent ainsi que dans les cellules collectives « tout ce qui rythme les journées et les semaines est pris aussi de diverses façons dans un devenir-torture : les repas, les inspections de la cellule, la « respiration » dans la cour, les corvées, le coucher pour la nuit de six heures du soir jusqu’au matin, le jour de la douche, le jour du rasage … La violence et la mort sont omniprésentes au quotidien » (p. 62).

Comme il l’annonce dès les premières lignes du texte, Detue ne se livre pas à une critique du film basée sur une analyse détaillée de chacune des séquences qui le compose. Au contraire, il fait le choix de retarder au maximum le moment de la confrontation avec les images et les sons (celle-ci n’a lieu que dans le dernier chapitre, aux pages 61 à 68). Il s’agit plutôt du récit de l’enquête qu’il a consacrée au film.

 

De la représentation et de ses limites

L’argumentation progresse, par touches successives, qui viennent chacune à leur tour inscrire le film dans différents contextes (philosophique, politique, mémoriel). Il est ainsi question des enjeux de la représentation et de ses limites. Detue opte alors clairement pour une défense du droit à l’imagination (il cite à ce sujet George Didi-Huberman dans le débat qui l’a opposé à Claude Lanzmann sur la possibilité de mettre en images la Shoah), militant pour la création de différents types de dispositifs filmiques afin de transmettre quelque chose de l’expérience vécue par les détenus. À propos des faits qui se sont déroulés dans ces prisons, il écrit : « Nul interdit à l’horizon de cet emploi, rien d’impossible. Mais l’expression d’un défi de la représentation, eu égard au caractère incroyable d’une expérience inconnue du plus grand nombre voire inédite dans l’histoire » (p. 18).

Notons que les reconstitutions historiques de Palmyre adoptent une forme tout à la fois réaliste et distanciée. Les gestes de tortures ne sont jamais reproduits de manière mimétique. De même, les prises de parole des témoins sont théâtralisées. Ils jouent face à la caméra, n’hésitant pas à se lever de leur siège et à accompagner, là-aussi, la parole par le geste. Cette volonté de distanciation s’explique, en partie, par le fait qu’avant Palmyre, les acteurs de l’histoire ont participé à la conception d’une performance théâtrale intitulée La Chaise allemande (2012) qui a été montée au Liban et en Allemagne (p. 30). Cet aspect est souligné à plusieurs reprises par l’auteur, mais il aurait été intéressant d’en déplier plus complètement les conséquences d’un point de vue tout à la fois formel et éthique.

 

Entre contexte mémoriel et actualité politique

L’argumentation passe aussi par une présentation très précise du contexte mémoriel libanais ce qui permet de saisir plus finement les enjeux du documentaire. Ce dernier est à interpréter comme un film-événement venant rompre le silence auquel se trouvent très souvent confrontés les anciens détenus quand ils souhaitent prendre la parole dans l’espace public libanais (p. 46).

Detue en vient également à présenter le contexte politique actuel. Cela lui permet d’expliquer en quoi réaliser un documentaire sur les tortures subies par les prisonniers dans les années 1980-90 résonne particulièrement avec le traitement que le pouvoir fait subir aux opposants au régime depuis une dizaine d’années. Comme le précise Detue, « Pour les anciens détenus libanais en Syrie [libérés depuis dix à vingt ans] déjà hantés des années durant par leur expérience de détention, cette répression constitue un nouveau choc » (p. 47). Le film est alors interprété comme étant un révélateur de la continuité dans la répression exercée par les autorités syriennes depuis quarante ans.

Cette manière d’articuler Palmyre et un contexte (philosophique, politique, mémoriel) conduit à mieux saisir comment les témoignages partagés dans le film agissent dans le présent.

 

Témoignage et capacité d’agir au présent

Ainsi, dans le texte de Detue, il est moins question de comprendre la manière dont les témoignages représentent le passé (en constituant une façon d’avoir accès à ce qui a été vécu par d’autres), que de se demander comment ces témoignages peuvent changer ce qui se joue dans notre actualité. Le film étudié peut alors être interprété comme étant la forme la mieux adaptée au rôle que Detue souhaite voir jouer au témoignage dans l’espace public de manière plus générale. Il explique ainsi que Palmyre est particulièrement pertinent, car les acteurs de l’histoire ont participé à la mise en scène du film. Il est alors question d’une auctorialité partagée avec Monika Borgman et Lokman Slim.

De plus, l’auteur oppose le documentaire de 2016 à leur précédente réalisation, Massaker (2004) dans laquelle Borgman, Slim et Hermann Theissen donnaient la parole à d’anciens bourreaux ayant pris part au massacre de Sabra et Chatila. Detue critique surtout le fait que dans Massaker, les témoignages des persécuteurs n’étaient pas assez mis en perspective par l’usage d’une voix off ou d’un montage qui dénonce les mensonges des persécuteurs. Ainsi, se dessine un modèle de cinéma documentaire à même d’accueillir la parole des témoins – principalement entendu comme des victimes – de manière à faire entendre toute la singularité de leur voix. Il s’agit alors d’être prêt à accueillir tout à la fois ce qu’ils ont à dire et comment ils souhaitent le dire.

Dans le cas particulier de Palmyre, cela passe par le fait d’accepter qu’ils ne veulent pas seulement parler, mais aussi rejouer certaines des vexations et des tortures qu’ils ont subies dans les geôles du régime syrien. Le témoignage cinématographique passe ainsi non seulement par le verbe, mais aussi par la mise en scène des corps et l’action de refaire des gestes. Le principe est ainsi qu’ils ne souhaitent pas déléguer à quelqu’un d’autre (un acteur professionnel ou non) les séquences qui relèvent de l’ordre de la reconstitution. L’auteur présente et défend ces choix sans en faire un absolu, reconnaissant, on ne peut plus clairement, qu’ « aucune œuvre documentaire ne peut prétendre représenter le tout d’une violence politique quelle qu’elle soit. » (p. 22).

 

Une démarche comparative

Detue articule aussi les choix des deux réalisateurs à ceux d’autres créateurs – Claude Lanzmann, Joshua Oppenheimer, Rithy Panh - confrontés à d’autres situations historiques (génocide des Juifs, génocide commis par le régime Khmer rouge, massacres perpétrés par le régime indonésien en 1965). Cette démarche comparative a une valeur heuristique puissante. Elle permet de situer le film dans l’histoire du cinéma portant sur les génocides et massacres des cent vingt dernières années.

Il aurait, à ce titre, été intéressant de comparer le film à des réalisations portant sur le génocide des Tutsis au Rwanda, tels que ceux d’Anne Aghion. De plus, adopter ou entrer en dialogue avec une perspective plus critique vis-à-vis des choix opérés aurait parfois été pertinent. À l’instar d’Anne Laure Farges, il est possible de ressentir que les séquences de reenactment favorisent moins l’imagination des spectateurs qu’ils n’imposent une vision.

D’un point de vue cette fois méthodologique, l’intérêt manifesté par l’auteur pour la fabrication du film aurait pu le mener à une approche génétique plus développée   . Il aurait aussi été intéressant d’en savoir plus sur la réception du film au Liban et ailleurs. Cela aurait permis de mieux comprendre si cette volonté des témoins d’intervenir dans les débats publics a été appropriée par les producteurs de discours que sont les critiques, les journalistes, les hommes et femmes politiques, les chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales.

Il ne s’agit cependant pas de reprocher à cet essai de ne pas avoir développer l’ensemble de l’appareillage critique qui pourrait être attendu d’une thèse. Au contraire, il s’agit de souligner l’originalité du propos qui revient à insister moins sur la capacité des témoins à représenter le passé que sur leur capacité d’agir dans le présent.