Les sources scripturaires de l'islam révèlent, par-delà l'image traditionnelle d'un Muhammad chef de guerre et conquérant, celle d'un Prophète intercesseur de Dieu et de son monde spirituel.

Si la vision que l'on a du Prophète Muhammad    est bien souvent tributaire, du moins en Occident, d’une dimension politique tendant à le présenter comme un conquérant ou un chef de guerre ayant su fonder et imposer une nouvelle religion dans la péninsule arabique au VIIe siècle, il peut être fécond de questionner la façon dont cette figure apparaît dans les textes fondateurs de l’islam et la relation qui s'y dessine entre les musulmans et leur Prophète.

C’est précisément dans cette perspective que s’inscrit le dernier ouvrage de l'islamologue Denis Gril   , Le Serviteur de Dieu. La figure de Muhammad en spiritualité musulmane. Dans ce livre qui collige une vingtaine d’articles rédigés au cours des vingt dernières années, l'auteur se propose de faire émerger la figure proprement spirituelle de Muhammad, à partir de différentes sources que sont le Coran, les hadiths, la Sunna et parfois la Sîra (la biographie du Prophète).

Que la littérature du soufisme, dont Denis Gril est un spécialiste, ait pu constituer le point nodal à partir duquel se déploie la présente recherche, invite à souligner la particularité de cette démarche, résolument tournée vers une dimension spirituelle de l’islam, à rebours d’une réflexion strictement historique ou politique.

Le Prophète comme modèle

La figure muhamadienne, étudiée essentiellement à travers la source coranique, apparaît comme un modèle à suivre pour les croyants. Elle leur offre en effet la possibilité de réaliser l’unité divine au plus profond de leur être. « Vous avez dans l’Envoyé de Dieu un beau modèle (uswa hasana) pour celui qui espère Dieu et le Jour dernier et invoque Dieu abondamment », peut-on lire dans le Coran (XXXIII, 21)   . Cette dimension spirituelle ne prend véritablement sens qu’à la lumière de la dynamique coranique qui entend restaurer une tradition prophétique remontant à Abraham, à Moïse et à Jésus. Mais elle est dans le Coran au service de la fondation d’une nouvelle mémoire : celle d’une communauté musulmane qui se constitue essentiellement autour d'un mouvement spirituel émanant de la personne du Prophète Muhammad. On mesure ici la façon dont la prophétie et partant la figure du Prophète lui-même permettent, à travers le paradigme du modèle, d’établir un lien entre « transcendance divine et immanence humaine ».

La relation de maître à disciple

Que la figure muhamadienne s’inscrive dans une histoire prophétique ne doit pas occulter pour autant la particularité de l’expérience vécue par le Prophète. S’il est l’élu de Dieu, il reste fondamentalement son serviteur, autrement dit le sujet d’une manifestation divine qui émane avant tout du Seigneur. C’est ainsi que la place importante de la famille (auréolée d’un statut positif dans le Coran) dans la vie du Messager de Dieu ne devient intelligible que si on la considère comme initiative exclusive de Dieu participant à l’expérience spirituelle de Muhammad. La Sîra   ne s’y trompe pas, d’ailleurs, qui s'ouvre sur l’ascendance du Prophète jusqu’à Ismaël et Abraham, comme si la fondation d’une famille n’était autre que le prolongement d’une lignée prophétique (dont le modèle évident est celui des généalogies bibliques). Cette mainmise de Dieu sur la vie de Muhammad correspond à ce que l’auteur appelle « le mystère de la servitude », autrement dit cette relation si particulière du maître et du disciple. Cette thématique se trouve entre autres documentée dans le Coran par l’image de la lampe, qui représente dans le livre sacré l’« irradiation de la lumière divine vers les créatures », ou la descente de la présence divine dans le cœur des croyants (via le Prophète). Le soufisme saura en donner plus tard un heureux prolongement à travers la notion de fath, c’est-à-dire la reconquête du cœur favorisant l’accès aux degrés supérieurs de l’initiation.

Si la relation de maître à disciple concerne Dieu et le Prophète, elle peut aussi référer à la relation de Muhammad avec ses Compagnons. Que l’on considère ainsi la Sunna, où certains rapports « peuvent s’interpréter en termes de relation de maître à disciple », notamment en ce qui concerne la recherche de la « voie de l’au-delà » ou l’intercession en faveur des Compagnons le Jour de la Résurrection. Il en est notamment un, parmi eux, qui illustre parfaitement une telle relation : Abdallâh ibn Mas ûd. Dans un court chapitre consacré à ce personnage, Denis Gril souligne sa parfaite disponibilité à recevoir la Parole coranique, autrement dit à faire résonner en lui et autour de lui la Parole de Dieu. Or, c’est précisément dans une telle intimité avec le Coran que se déploie de manière continue la dimension spirituelle de l’islam. Si la tradition a pu faire d’Ibn Mas ûd « le porteur de sandales du Prophète »   , c’est parce que la servitude assumée et recherchée du Compagnon ouvre à la promesse d’une transformation intérieure elle-même garante de la voie d’accès à Dieu.

Le corps sacralisé et spiritualisé

Dans la même perspective, le corps du Prophète, dont la seule mention dans le Coran renvoie au cœur, lieu de descente de la Révélation, fait l’objet d’une constante sacralisation. Même lorsque la Sîra ou certains hadiths attribuent à Muhammad des miracles de guérison ou d’intercession, le geste thaumaturgique ne fait que souligner la dimension eschatologique à l’œuvre dans le corps du Prophète : celui-ci reste fondamentalement le réceptacle du Coran et l'une des voies menant à la Résurrection. L’auteur avance sur ce point une observation éclairante : si la langue arabe connaît trois vocables différents pour désigner le corps dans le Coran (jison : le corps en général ; jasad : la forme corporelle prise par un esprit et badan, employé une seule fois à propos du corps de Pharaon rejeté par les flots), les hadiths, quant à eux, emploient en de nombreuses occurrences le terme jasad, confirmant la prééminence du « sens de corps dans sa relation avec l’esprit ».

La richesse des relations entre le Prophète et les croyants

En questionnant la manière dont la présence du Prophète s’affirme et se décline dans différentes sources scripturaires, Denis Gril parvient à mettre en lumière ce qui constitue le point d’incandescence du religieux, autrement dit la dimension spirituelle et la question de la transcendance. De ce point de vue, le chapitre consacré à l’étude du hadith dans l’œuvre d’Ibn Al-Arabî (XIIIe siècle) se révèle éclairant : le théologien soufi rapporte la chaîne de transmission ininterrompue à l’enjeu plus large de la Réalité spirituelle du Prophète, entendue comme cause de l’accomplissement de l’humanité.

En fait, chaque article du présent livre explore différentes facettes de la relation que les musulmans ont entretenue ou entretiennent avec leur Prophète, depuis la famille et l’ensemble des Compagnons en passant par le corps, certaines fêtes (celle de la naissance du Prophète) ou certaines œuvres (celle d’Ibn Arabi, notamment). Par-delà la diversité des thèmes abordés, c’est bien la notion de servitude éclairée et ouverte d’un disciple à son maître, de Muhammad à Dieu qui se trouve constamment questionnée.

L’importance du soufisme

Si la figure du Prophète en tant que lieu de réception du Coran semble amplement informée dans la tradition musulmane, il est intéressant de souligner avec l’auteur l’importance du soufisme dans les courants spirituels et intellectuels de l’islam. Il n’est que de considérer par exemple le très stimulant chapitre consacré à la commémoration de la naissance du Prophète, dont ni le Coran ni la Sunna ne parlent. L’auteur montre que ce n’est en réalité qu’au XIIIe siècle, sous l’impulsion des soufis attachés à la doctrine de la lumière prophétique primordiale, que se développe, notamment dans l’Occident musulman, la pratique du Mawlid (« naissance » en arabe) dont l’effet premier est de populariser la présence prophétique auprès des croyants. Le courant soufi parvient ainsi à mettre en scène, de manière quasi festive, la relation de servitude qui lie le Prophète à Dieu et le croyant au Prophète.

La notion de servitude comme promesse ontologique et eschatologique 

Cette notion de servitude nous paraît d’une grande richesse dans la mesure où l’auteur, par-delà la diversité des sources scripturaires, réussit à montrer comment elle irradie et vivifie en permanence la Parole divine. Dès lors, l’exhortation coranique « Lis » doit être envisagée non pas comme une pure injonction, mais comme une promesse d’ordre eschatologique ouvrant à la transformation intérieure de l’être humain et donnant accès à une autre dimension du monde   . La spiritualité musulmane peut ainsi être considérée comme l’émanation de la présence divine dont le Prophète Muhammad est le buisson ardent à partir duquel irradie, dans une chaîne de transmission ininterrompue, la Révélation elle-même.

Muhammad comme maître spirituel

À partir des sources scripturaires de l’islam et des indications sur la vie privée et spirituelle du Prophète, l’ouvrage de Denis Gril développe une étude transhistorique de la spiritualité musulmane. Le théologien parvient ainsi à mettre en lumière la figure muhamadienne d’un maître spirituel qui renouvelle notre vision traditionnelle d’un Prophète législateur, conquérant ou chef de guerre. Ces deux visions ne sont d’ailleurs pas antagonistes, l’une venant plutôt compléter l’autre. Qu’on ne se méprenne pas : le présent ouvrage ne constitue pas, à notre sens, une hagiographie du Prophète, mais il cherche plutôt à dévoiler la façon dont Muhammad, notamment au début de l’islam, est perçu par les musulmans et les sources scripturaires. Denis Gril nous rappelle par exemple que le Coran n’affirme pas l’impeccabilité du Prophète, puisque le texte lui commande de demander pardon pour ses péchés ; ce sont les théologiens sunnites et chiites qui ont élaboré cette doctrine ultérieurement.

In fine, Le Serviteur de Dieu apparaît comme un ouvrage de référence privilégiant une approche théologique et non politique de la figure muhamadienne. De ce point de vue, l’intérêt premier du livre est de ressaisir la dimension spirituelle de l’islam, trop souvent tue ou écartée de nos jours au profit de sa dimension politique et idéologique. La très riche bibliographie ainsi que les nombreux index   complètent favorablement l’ensemble. Dans le prolongement de cette réflexion menée essentiellement à partir de la source coranique (considérée ici comme première source scripturaire de la spiritualité musulmane), il conviendrait peut-être de questionner la figure spirituelle de Muhammad dans la Sunna ou dans la Sîra. Plus largement, et dans une démarche comparative, on pourrait également interroger la notion de servitude dans le christianisme, puisque le Coran lui-même affirme qu’Allah est le même Dieu que celui des Gens du Livre   , et notamment le lien vital existant entre la kénose — l’abaissement de Dieu au service de l’homme    — et la possibilité pour les croyants d’être « participants de la nature divine », selon la belle expression de Pierre dans sa Deuxième Épître (1, 4).