Dix ans. Depuis 1998 et la création de Napster, un des premiers logiciels de peer-to-peer, cela fait dix ans que les pouvoirs publics cherchent un remède au téléchargement illégal. Dix ans que l’État tente de concilier les intérêts des fournisseurs d’accès à Internet (FAI), des éditeurs, des plateformes de téléchargement, des auteurs, des interprètes et des mélomanes, sans jamais parvenir à trouver un consensus.

Alors, que faire ? Nullement effarouché par l’expérience douloureuse de la loi droit d'auteur   , en 2006, Nicolas Sarkozy fait de la lutte contre le téléchargement un "engagement important de [sa] campagne présidentielle". Dès le 23 novembre 2007, des accords sont signés par quarante deux acteurs et représentants du monde de la musique, du cinéma et des FAI sur la base du rapport dirigé par Denis Olivennes - ex PDG de la FNAC, auteur du livre La gratuité c’est le vol : quand le piratage tue la culture, Grasset, 2007. Le projet de loi qui en découle, finalement baptisé "Création et Liberté", prévoit notamment la création d’une haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet - Hadopi -, et instaure le principe de riposte graduée. En clair, cette autorité administrative aura pour objet d’avertir les internautes suspectés de téléchargement illégal puis de sanctionner les récalcitrants par la suspension pure et simple de leur abonnement Internet. Les représentants des ayants droit, les FAI et l'Hadopi disposeront d’un fichier national recensant les internautes indociles afin d’empêcher ces derniers de passer entre les mailles du filet.

Le gouvernement pris en tenaille

Le projet de loi actuellement examiné au Conseil d’État devrait être présenté le 11 juin devant le Conseil des Ministres, avant d’être discuté au Sénat, puis à l’Assemblée. Nicolas Sarkozy doit faire vite. Les industries culturelles attendent de voir la loi instaurée avant de prendre leurs propres initiatives, et avant, surtout, de répondre à leurs engagements pris le 23 novembre, qui sont conditionnés par la mise en place effective de la riposte graduée, comme le remarque Maurice Ronai sur le site de Temps Réels, la section Internet du P.S. Or le projet ne pourrait finalement passer devant le Parlement qu’en automne. Selon Philippe Aigrain   , le gouvernement français essaye d'occuper le terrain, en annonçant l'adoption du texte au Conseil des ministres le 11 juin, mais il sera contraint d'attendre que les choses se décantent au niveau européen pour un vote final au Parlement, où le débat s'annonce vif. La riposte graduée a en effet été rejetée par le gouvernement suédois, puis par le Parlement européen, qui approuvait un amendement déposé par les députés français Guy Bono et Michel Rocard.

Les majors devront encore patienter. Comment réagiront-ils si la riposte graduée n’est finalement pas adoptée ? Après l’échec de la généralisation des mesures techniques de protection (MTP), mise au point pour faire face à la révolution numérique, et qui s’était révélée inefficace, voire improductive, il s’agirait une fois de plus d’une erreur de stratégie notable pour les industries culturelles, qui ont décidément du mal à comprendre qu’elles doivent s’adapter à l’environnement numérique, et non l’inverse. Aujourd’hui, face à l’absence de résultats concrets, elles s’inquiètent. Et Nicolas Sarkozy aussi.

La Toile réplique

Le Président se trouve dans une situation pour le moins inconfortable. Il peine déjà à rétablir le calme après le séisme provoqué par la réforme du financement de la télévision publique. L’adoption de cette loi répressive et donc forcément impopulaire arrive à un bien mauvais moment pour le gouvernement, qui ne parvient décidément pas à s’extirper des profondeurs des sondages. Sitôt diffusé sur le Web, le projet a soulevé l’opprobre généralisé des internautes. La Quadrature du Net, un collectif fédérant les oppositions aux "projets législatifs menaçant les libertés individuelles et les droits fondamentaux", s’est inquiété des atteintes aux libertés publiques que le texte, qualifié de  "non sens historique", induisait. L’Association des Audionautes, qui défend les internautes téléchargeurs, a quant à elle souligné le fondement "obsolète", "dépassé", et finalement "inutile" du projet. L’Asic (Association des services Internet communautaires), regroupant quelques poids lourds du Web 2.0, tels que Dailymotion, Microsoft, Google ou encore MySpace, s’est même fendue d’une lettre au gouvernement, dans laquelle, selon Libération, elle dénonce le caractère disproportionné de la sanction. En outre, l’examen du projet de loi par le Parlement aura valeur de test pour la majorité parlementaire, qui s’est déjà fissurée plusieurs fois ces derniers temps. Il est d’ailleurs éclairant de compter plusieurs députés UMP parmi les signataires de l’appel contre la loi lancé par Science et Vie Micro.

Nicolas Sarkozy l’a dit à plusieurs reprises : "Je ne légaliserai pas le vol." La loi Création et Liberté s’inscrit parfaitement dans cet esprit. Mais plutôt que de rattraper dix ans de retard, le gouvernement reste aveugle à l’évolution inéluctable et irrésistible des pratiques culturelles. Comment inciter les gens à acheter des produits culturels plutôt que de les télécharger gratuitement ? Où trouver de nouvelles sources de revenu qui bénéficient aux artistes et aux éditeurs ? Posée sur de bonnes bases, la réflexion gouvernementale aurait du tourner autour de ces questions. La loi Création et Liberté ne répond à aucune d’entre elles.


Pour aller plus loin :

> L'appel de nonfiction.fr

> L'appel des députés socialistes contre la riposte graduée

> L'analyse sévère du Conseil d'Etat sur le projet de loi telle que révélée hier par le Figaro

> L'article de Libération sur la riposte graduée

> Lire la pétition de SVM

> L'ARCEP, le "gendarme" officiel des télécoms montre les difficultés techniques du projet de loi... et fusille implicitement le gouvernement !

> L'article de nonfiction.fr qui critique la désinformation du journal Le Monde autour d'un sondage fantasmagorique : http://www.nonfiction.fr/article-1126-la_plaisanterie_du_monde.htm

> Lire l'article sur le nouvelobs.com sur ce sondage et sur la pétition de SVM

> Le dossier de nonfiction.fr sur facebook

> La critique du livre de Francis Pisani et Dominique Piotet sur Comment le web change le monde




--
Credit photo : erisfree / flickr.com