Ce deuxième volume des œuvres de Philip Roth dans la Pléiade montre sa virtuosité dans l’art de se tenir sur une ligne floue entre fiction et autobiographie.

« J’ai décidé de troquer la fiction artificielle d’être moi-même contre le mensonge authentique et satisfaisant d’être quelqu’un d’autre », explique Nathan Zuckerman dans le deuxième chapitre de La Contrevie (1986), livrant ainsi un des ressorts les plus troublants de la poétique du romancier Philip Roth (1933-2018), qui, avec Zuckerman enchaîné, avait déjà consacré un cycle romanesque à cette figure qui dès 1974 constituait le double assumé d'un autre personnage d'écrivain, Peter Tarnopol, dans Ma vie d’homme, en vertu d’un processus de création fait de reflets et de répliques. Cette trilogie au titre eschyléen et son épilogue exposent les moments-clés de la carrière de Zuckerman : sa relation de jeune écrivain avec son mentor dans L’Écrivain-fantôme (1979) ; la célébrité de l’écrivain victime de son succès dans Zuckerman délivré (1981) ; sa crise de la quarantaine, avec ses douleurs mystérieuses, la complexité de sa vie amoureuse et sexuelle, et la mort de ses parents dans La Leçon d’anatomie (1983) ; l’homme de lettres privilégié face aux intellectuels de l’Europe de l’Est communiste dans L’Orgie de Prague (1985).

 

La Contrevie, un « labyrinthe de miroirs »

Selon Philippe Jaworski, maître d’œuvre de ce volume, « Roth donne forme et consistance aux vérités de l’écriture impure par le moyen, paradoxal en apparence, de l’artifice théâtral ». C’est ainsi que Nathan explique : « j’ai intériorisé toute une troupe d’acteurs, une compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles toujours nouveaux, qui forment mon répertoire. […] Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre. » La Contrevie, roman virtuose plein de métalepses, de reprises et d’échanges qui peuvent désorienter le lecteur, est la réponse de Roth au postmodernisme américain incarné notamment par Thomas Pynchon. Dans ce « puzzle dialectique », textes et contretextes, voix et contrevoix s’entrecroisent, se confrontent, et parfois se confondent, chaque chapitre venant non pas prolonger mais infléchir ou même catégoriquement contredire le précédent, tandis qu’alternent les points de vue et les instances narratives, comme l’explique Paule Lévy dans la très riche notice de ce roman. C’est ainsi que Maria répond au fantôme de Nathan, au quatrième chapitre : « Oh, ç’aura été la grande expérience de ma vie, je crois. Oui, sans conteste. Être une note de bas de page dans la vie d’un écrivain américain ! Qui aurait imaginé une chose pareille ? » L’effet est encore plus déstabilisant dans le dernier chapitre, quand elle lui écrit : « Je m’en vais, je suis partie, je te quitte et je quitte le livre. J’emmène Phoebe [sa fille] avec moi avant qu’il ne lui arrive malheur. Les personnages qui se rebellent contre leur auteur, je le sais, n’ont rien d’inédit. »

 

La frontière poreuse entre réalité et fiction

« Je ne peux m’exhiber que déguisé. Je dois toute mon audace à mes masques », affirme Nathan dans ce roman, qui marque un tournant dans l’œuvre du romancier. Il n’est pas l’unique alter ego de l’auteur. On voit en effet émerger un nouveau personnage (de fiction ?) nommé Philip ou Philip Roth. Il dialogue avec Zuckerman dans Les Faits (1988), sous-titré « Autobiographie d’un romancier » ; avec des femmes dans Tromperie (1990), roman tout entier construit en dialogues – « la bande-son d’un roman sans images », selon Philippe Jaworski –, qui a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par Arnaud Desplechin en 2021. Patrimoine (1991), qui clôt ce volume, fait le récit de la maladie et de la mort du père (non plus celui de Zuckerman, celui de Roth), et est présenté comme « Une histoire vraie ». Malgré l’humour de l’auteur, il s’agit d’un récit bouleversant dès la dédicace (« Pour notre famille, les vivants et les morts »), et dans lequel l’auteur « vise le tout d’une réalité humaine, dans une démarche risquée qui récuse les partages communément établis et acceptés dans la représentation littéraire d’une vie d’homme. De toute vie – celle de son père, et, nécessairement, par implication, la sienne. Et chez Roth, l’indécence est partout : ici elle s’affiche dans la peinture du corps malade ; ailleurs dans la recherche débridée du plaisir sexuel », comme l’écrit le directeur de ce volume dans son Introduction. Philip Roth commente ainsi son titre, en conclusion de pages très éprouvantes sur les défaillances de son père : « C’était donc cela, le patrimoine. Non que nettoyer la merde fût symbolique d’autre chose, mais précisément parce que ce ne l’était pas, parce que ce n’était ni plus ni moins que la réalité vécue que c’était. / Tel était mon patrimoine : non pas l’argent, non pas les tefillin, non pas le bol à raser, mais la merde. »

Ce volume très riche par les œuvres qu’il permet de lire ou de relire, l’est aussi par les notices admirables et très documentées qui les éclairent et les mettent en perspective, grâce au travail de Brigitte Félix, Aurélie Guillain et Paule Lévy, mais le lecteur ne peut pas s’en tenir à une vérité définitive sur les livres d’un romancier qui s’interroge sans jamais boucler le sens : « Un être humain intelligent a-t-il une chance d’être autre chose qu’une vaste fabrique de malentendus ? »