Contre l’utilitarisme d’un Le Corbusier, l’« anarchitecture » de Gordon Matta-Clark (1943-1978) s’est attachée à expérimenter des usages différents des espaces familiers.

L’artiste et architecte américain Gordon Matta-Clark (1943-1978) est resté célèbre pour ses découpes architecturales, telles qu’on pouvait notamment les observer dans les immeubles construits autour de Beaubourg lors du vaste réaménagement du cœur de Paris. Œuvres par définition éphémères, ses découpes et dissections de bâtiments (Building Cuts) ou ses interventions sur des immeubles abandonnés (A W-Hole House) ne nous sont plus restituées que par les photographies qui en gardent le souvenir.

Bien que Gordon Matta-Clark soit architecte de formation, cette partie de son œuvre est souvent ignorée dans le champ architectural, sans doute parce trop critique des architectures uniquement techniciennes. L’objectif de la réflexion présentée ici par Roula Matar – par ailleurs fort bien illustrée – est précisément de mettre en valeur, au-delà des découpes spectaculaires, les autres réalisations de l’artiste et d’analyser un éventail de projets à travers les mouvements de sa pensée spatiale : perforation de murs, expérience de la gravité, perspective sous une dalle funéraire, abri installé dans un arbre, maisons-paniers mobiles, etc.

Roula Matar, elle-même architecte, enseigne la culture architecturale à l’université. Dans cette étude, elle enrichit l’analyse formelle des œuvres d’un relevé précis du vocabulaire de Matta-Clark, qui révèle les alternatives proposées par les moyens déployés. Ses notes, ses carnets, ses descriptions de processus de construction permettent de retracer les transferts d’idées d’un projet à un autre, mais aussi les débordements des champs disciplinaires (notamment les passages du registre des arts plastiques au registre de l’architecture).

L'archê de l’architecture

La notion d’« architecture » elle-même est un composé, issu du grec archê-tecton. Elle est la connaissance des principes (archê) de la charpente (tecton), et évoque donc ce qui organise la matière, ou ce qui fixe un bâti destiné aux humains ou aux dieux. Pour autant, l’architecture n’est pas uniquement la construction de lieux délimités, d’abris posés sur un sol, sous la forme d’extension de la cabane dite primitive, ou d’extension de la matrice maternelle, ou de geste inaugural de la main de l’homme s’opposant à la nature. L’architecture est aussi une manière de mettre en jeu et de mettre en cause, en permanence, les limites spatiales de notre cadre de vie : elle devient alors une médiation entre le clos et l’ouvert, l’habitat privé et la ville, la ville et la campagne…

De son côté, Matta-Clark – et déjà son père Roberto, lui-aussi architecte, qui a d’abord intégré l’atelier de Le Corbusier avant d’adhérer au Surréalisme – lie manifestement l’architecture à la matrice maternelle, sans doute en réaction contre le rationalisme architectural. Cette approche psychologique à partir de l’architecture intra-utérine reconfigure la notion d’espace en biomorphismes. L’artiste-architecte la complète par sa fréquentation des Amérindiens.

Dans les années 1970, il se lance sur plusieurs pistes, le plus souvent hantées par la structure de la pyramide – et à travers elle, par le rapport à la tombe, à la mort. Amas de terre, Infraformes, et autres productions font signe vers une nouvelle sculpture, qui vise moins à se donner à voir comme un objet à poser sur un sol, qu’à explorer les limites des lieux sous formes d’archéologies vivantes, par exemple les fondations des villes et les mythologies qui peuplent les souterrains.

Gordon Matta-Clark, Sous-sols de Paris (Paris Underground), 1977-2005.

 

Altérations et survie

Après ces premières tentatives, les gestes de découpe sont les formes les plus connues de Matta-Clark. Elles sont précédées par une exploration des rituels sacrificiels alchimiques et quelques expériences elles-aussi alchimiques de la matière impliquant le hasard, inspirées de Paracelse, dont Matta-Clark transfère certains acquis à l’architecture. Roula Matar examine alors avec art les systèmes d’ouverture pratiqués par l’artiste dans des bâtiments : découpes, mais aussi projections, et liens entre haut et bas. L’auteure a raison de rappeler l’existence du film Day’s End réalisé autour de l’œuvre en 1975. Ce film atteste de la position de l’artiste : réaliser une nouvelle chorégraphie pour l’altération violente des bâtiments en tant qu’art.

Cependant, l’examen d’une autre série de dessins montre autre chose : une attention nouvelle au thème architectural de la première cabane, dans une dialectique qui décline l’enfouissement et la suspension aérienne. L’artiste travaille sur des projets de vie qui pourraient se dérouler dans les cimes ou les racines des arbres. Vers 1971, il suspend des tissus en maille dans un cerisier et fait le projet de vivre seul dans l’arbre durant un mois, tel Robinson Crusoé, ou tel les « stylites » du christianisme antique qui vivaient perchés au sommet de colonnes architecturales. Il s’agit en l’occurrence d’une sorte d’exercice de survie (projet réduit à une seule journée par les autorités). Il déploie ainsi des structures légères placées en mouvement incessant, proches de la danse (en référence à la danseuse Trisha Brown).

A travers ces expériences, on observe bien que Matta-Clark ne se contente pas de vouloir mettre au jour les fondements des architectures. Il veut travailler sur les limites admises de l’occupation des espaces, pour en défier les principes et les détourner, les faire imploser à la limite extrême des lois qui les fondent. Dira-t-on, comme le suggère Roula Matar, qu’il recherche un « paradis », lui qui lisait de près le Paradis perdu de Milton (1667) ?

Cabane

L’auteure nous conduit ainsi vers la question centrale de la cabane. On sait que ce qu’on appelle la « cabane primitive » fut longtemps l’objet décisif de l’histoire de l’architecture, mais d’une histoire téléologique et continue conduisant de la cabane à la maison moderne, selon une progression à peu près continue. Elle fut non moins le point focal de toutes les contre histoires de l’architecture, voire de la critique, dont la plus connue est celle de Wolfgang von Goethe.

Pour Matta-Clark, la cabane est certes liée aux fondements de l’architecture, mais plus précisément et plus essentiellement, elle devient le moment critique de l’architecture moderne. Aussi propose-t-il des cabanes en forme de panier (Basket Housing), et surtout une Open House, une cabane sans toit ouverte à tout le quartier, bricolée dans une benne à ordures. La cabane devient alors lieu d’expérimentation. Elle procède aussi de la connaissance acquise par Matta-Clark des habitats amérindiens anciens, notamment des peuples nomades qui selon les cas, démontent les abris chaque jour ou les abandonnent après chaque étape. Roula Matar nous propose d’ailleurs sur quelques pages un détour ethnographique qui permet de mieux comprendre la démarche de Matta-Clark. L’architecture vernaculaire, voire les fruits de bâtisseurs autodidactes, devient le modèle de pratiques contemporaines. Elle inspire aussi l’idée d’un nomadisme moderne potentiel qui récupère l’ancienne notion d’errance en la rendant positive.

C’est sur ces motifs que Matta-Clark fonde, avec d’autres architectes, le groupe Anarchitecture. L’idée est de valoriser dans ses travaux les vides urbains, les béances, les espaces abandonnés et les lieux qui ne sont pas urbanisés. « Par exemple les endroits où on s’arrête pour lacer ses chaussures, les endroits qui sont seulement des interruptions de nos mouvements quotidiens », écrit-il. Une exposition est ouverte sur cet aspect en 1974, impliquant une réflexion sur la maison. Tout cet effort de réinvention de l’architecture est en réalité dirigé contre Le Corbusier : la maison ne saurait être une « machine à habiter », elle doit d’abord être une réponse aux habitats précaires. Ainsi va la transformation d’un caddie en maison sur roues, voire la construction de différentes cabanes en carton. L’architecture se fait tactique d’aménagement pour marginaux et sans abris.

L’« anarchitecture » devient donc le lieu d’une critique de la politique d’aménagement urbain, notamment des zones périphériques des villes américaines. Et si l’artiste se réfère à la cabane mobile américaine, le Mobile Home, il la détourne, en construisant son Open House à partir de déchets trouvés dans la rue, mixés avec du goudron et du ciment, et en incitant à un « exercice de vie au bord du trottoir ».

L’environnement

Mais l’architecture doit permettre aussi des prises sur l’environnement. En 1972, Matta-Clark produit un véhicule destiné à faire prendre conscience des problèmes de pollution. Le véhicule se saisit des questions écologiques. Faire plus avec moins de poids, de temps et d’énergie, telle est la nouvelle règle du jeu. Matta-Clark s’appuie sur les travaux de Richard Buckminster Fuller. Mais il y a aussi du théâtre de rue dans ses propositions. Roula Matar en explicite les traits et rend compte de véritables espaces sensitifs et sensoriels, tournés vers l’expérience du corps, mis en place par le groupe.

Il est clair que ces travaux, exposés dans la rue, ont une incidence sur les « spectateurs », qui participent désormais activement aux événements d’architecture. L’architecte n’est plus le « maître constructeur ». Il est animateur d’un groupe dans lequel les usagers ont leur part. En intégrant l’habitant comme participant actif de l’environnement urbain, les anarchitectes entendent changer simultanément le rôle de l’architecte qui devient un « guide » et ne reste pas un directeur.

Viennent enfin les œuvres déposées sur le site de l’université Cornell. Ce sont des structures gonflables et des immeubles ballons. Des structures suspendues légères et englobantes dessinent un espace non plus statique mais mouvant et léger, multipliant les expériences dimensionnelles de l’espace.

Roula Matar rend encore compte de tout un ensemble d’expériences tentées par l’architecte, expériences de lieux, de formes, de matières. Contentons-nous, pour finir, de signaler ceux qui portent sur l’ambivalence de la position des formes dans l’espace, ou encore un groupe d’œuvres photographiques qui méritent qu’on s’y arrête. A la fin du parcours de Matta-Clark, points de vue et désorientations spatiales deviennent le centre de ses recherches. Les traversées d’espaces et les stratégies d’assemblage prennent le dessus. Les photocollages proposés dans cette édition ne se contentent pas de montrer ce qui est en jeu : elles font surgir tout un nouveau vocabulaire de l’art-architecture. Où l’on retrouve le plus connu pour les parisiens : l’intervention de Matta-Clark sur deux immeubles du XVIIème siècle promis à la démolition en raison de la construction du Centre Georges-Pompidou.