Outre qu’elle est périmée, notre conception actuelle de l’économie engendre de nombreux maux, tous liés entre eux.

L’économiste Eloi Laurent poursuit son œuvre de déconstruction de nos mythologies économiques. Dans son nouveau livre, très réussi, il déploie une analyse, familière à ses lecteurs, suivant les trois volets du néolibéralisme, de la social-xénophobie et de l’écolo-sceptiscisme. Il tire cette fois-ci les leçons du Covid.

Plus que jamais, ces trois thèmes apparaissent liés entre eux.

 

Une économie qui ne répond plus aux besoins

L’économie n’est en rien étrangère à nos préoccupations essentielles. Elle n’a de sens que dans la mesure où elle contribue à y répondre. Nul sens ainsi à s’y référer comme à une sphère qui aurait ses propres lois et pourrait donner lieu à des arbitrages, par exemple avec notre santé ou la préservation de l’environnement. Si elle ne nous permet pas d’atteindre ces objectifs (auxquels il faudrait ajouter la paix désormais), elle fait juste fausse route. 

Non, la croissance n’est plus possible, rappelle Eloi Laurent. Et oui, la protection sociale remplit un rôle essentiel, que les marchés ne peuvent pas assurer. 

Penser que la première est la condition de la seconde est juste une aberration sans nom. Au demeurant, lorsqu’on y regarde de près, ni les emplois, ni les revenus, ni la qualité des politiques sociales ne sont liés à la croissance du PIB.

Le bien être collectif n’est pas soluble dans la responsabilité individuelle. La santé est une affaire collective, plus elle est publique, meilleure elle est. 

Cela vaut également pour l’écologie où la mise à disposition de moyens collectifs est une condition indispensable à la préservation des équilibres naturels nécessaires à la vie humaine.

Les transferts sociaux et les services publics jouent un rôle absolument essentiel en termes de cohésion sociale, en réduisant les inégalités sociales et en mutualisant les risques, mais également en augmentant la productivité du travail par le développement de la santé et de l’éducation. Les Français sont du reste extrêmement attachés aux politiques publiques, y compris dans leur dimension territoriale, comme le montrent toutes les enquêtes. 

 

La sécurité est pluridimensionnelle

Les attaques auxquelles le néo-libéralisme se livre contre notre modèle social viennent ainsi conforter la social-xénophobie, qu’entretient désormais une partie des élites françaises, qui suggère, sans honte, pour ne prendre que cet exemple, de supprimer les prestations sociales attribuées aux étrangers.

Pourtant, contrairement à ce qui est répété à longueur de journées, les violences interpersonnelles baissent ces dernières années. Et l’on n’observe pas non plus un rejet massif et croissant de l’immigration au sein de la population. De fait, de moins en moins de Français estiment que les immigrés sont trop nombreux. Et la sécurité, considérée comme la clé de la légitimité des politiques publiques, englobe de toute façon bien d’autres dimensions que celles des seules violences interpersonnelles : sanitaire, sociale, politique… et écologique.

Concernant les liens sociaux, l’approche qui prétend séparer la préservation des milieux de vie et celle des liens économiques et sociaux, préserver la « culture » d‘un côté et de l’autre cultiver la croissance, est une contradiction dans les termes, note Eloi Laurent. Il invoque, en tant que contre-exemples, le fonctionnement des communautés indigènes et les travaux d’Elinor Ostrom.

 

La transition écologique juste est plus rentable que le statu quo

L’écolo-sceptisme n’est jamais avare de nouvelles constructions argumentatives.

S’il y a une leçon à retenir du Covid, écrit ainsi Laurent, c’est bien celle des coûts astronomiques qui nous attendent si nous ne sortons pas de l’obsession de la croissance,  et, certainement pas, que la technologie soutenue par la finance va nous sauver des crises écologiques. Les vaccins à ARN messager ne doivent presque rien aux start-up portées par des capital-risqueurs. Ils sont le fruit d’un demi-siècle de recherches constamment soutenues par des financements publics, rappelle Laurent. 

Quoi qu’il en soit, aucune avancée technologique – même s’il faut rappeler que la grande majorité des technologies qui permettraient de changer les choses existent déjà – n’aura d’effets suffisants sans un changement radical des comportements humains et un soutien public.

Les émissions mondiales de CO2 fossile ont augmenté de 40 % en vingt ans, en dépit des progrès de l’efficacité énergétique (la quantité d’énergie utilisée par unité de production) et de l’efficacité carbonique (la quantité de carbone émise par unité d’énergie, mais qui elle a très peu progressé), du fait de l’augmentation du PIB. Et les prévisions sont à l’avenant. Tenter de résoudre la crise climatique sans sortir de la croissance relève de l’impossible.

Cela ne doit pas nous dissuader de mettre en œuvre la transition énergétique. Mais la France est le pays de l’Union européenne ou l’écart entre les objectifs d’émissions de COpour 2020 et les réalisations de 2019   est le plus criant, en raison du retard pris dans le développement des énergies renouvelables.

Il est également nécessaire de compenser l’impact inégalitaire de cette transition. Si cela a été fait pour l’augmentation de la taxe carbone qui avait déclenché la crise des Gilets jaunes, les Français continuent d’acquitter une taxe de 44 euros la tonne sur le carbone sans correction de l’inégalité fiscale, puisqu’elle est acquittée sans prise en compte des revenus.

Il conviendra également d’accompagner les travailleurs des industries fossiles dans la transition vers de nouveaux emplois. 

Plus globalement, il faut aller vers une « transition juste », qui « ne doit plus s’entendre seulement comme un accompagnement social ou une compensation financière des politiques d’atténuation des crises écologiques, mais plus largement comme une stratégie de transition sociale-écologique intégrée face aux crises écologiques, incluant les politiques écologiques aussi bien que les chocs écologiques. »   .

La Convention citoyenne pour le climat avait commencé d’illustrer ce qui pourrait être fait sur ce plan, en mobilisant pour cela de nouvelles instances démocratiques, avant de voir ses propositions dénaturées par l’exécutif et le Parlement.

Enfin, Laurent lance encore un dernier avertissement à destination de ceux qui seraient enclins à voir dans la consécration de l’économie numérique un effet positif du Covid. La croissance numérique accompagne désormais la croissance économique : « Le PIB numérique (mesuré en données) croît à une vitesse vertigineuse que le PIB économique n’a jamais connu et se rapproche à pas de géant de sa puissance de destruction bien réelle. »   . Avec le paradoxe entre une hyperconnexion numérique et une profonde déconnexion sociale, qui signe pour Laurent la crise de la coopération sur laquelle il s’était expliqué dans un précédent livre.

Il serait peut-être alors temps de retourner à l’essentiel, suggère Eloi Laurent, à savoir les liens sociaux et les attaches naturelles, car c’est en renouant nos attaches naturelles que nous retisserons nos liens sociaux…