Une nouvelle production de « Manon » de Massenet avec Vincent Huguet à la mise en scène et James Gaffigan à la direction qui fait revivre l’œuvre d'un compositeur tombé en disgrâce.
Naguère, pour un compositeur, déclarer apprécier Massenet ne pouvait relever que de la boutade. Parlant du mouvement lent du Concerto en sol de Ravel, Messiaen avait eu ce jugement à l’emporte-pièce : « Ravel massenétise du mauvais Fauré ». Massenet n’a sans doute pas été le seul compositeur à connaître cette disgrâce. Comme lui, d’autres parmi ses contemporains français ont dû subir la domination, et même l’hégémonie, d’une certaine idée de la musique, venue en partie d’Allemagne, qui sanctifiait son expression exclusivement instrumentale au détriment de la voix humaine, toujours suspecte de mêler la pesanteur du corps au sublime de l’esprit, voire de l’âme. Seule la tradition ambitieuse qu’incarnaient « l'œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) et son appareil légendaire trouvait grâce aux yeux de nouveaux puristes critiquant la prétendue bassesse de personnages, de milieux, de passions quotidiennes fleurant plus la bourgeoisie que le mythe. Ce faisant, ils réitéraient de vieux préjugés à l’encontre de l’opéra : un genre frivole agglomérant les déficiences et tenant la musique comme simple appoint d’un livret, lui-même indigent succédané de littérature. Ces accusations étaient le plus souvent portées contre des créateurs trop aimés du public pour être admirés par les vrais connaisseurs — disjonction classique dont le caractère topique n’empêchait pas la reprise par les nouveaux avant-gardistes des années 1950.
Rappelons tout d’abord que la conception d’un artiste qui serait étranger aux exigences, requêtes et commandes de son temps n’est qu’une vue de l’esprit à la saveur romantique historiquement déterminée. Rappelons également que certains des compositeurs décriés, quoique n’étant nullement des conservateurs en matière d’art — bien au contraire —, se virent injustement taxés de médiocrité par ce radicalisme avant-gardiste qui ne jugeait pas sur pièces mais selon des dogmes.
Le lien que ces malheureux compositeurs entretenaient avec le public, l’équilibre qu’ils maintenaient entre innovation et tradition eurent vite fait de les faire bannir d’une histoire de la musique surtout soucieuse de projeter les créations sur une trame linéaire interprétant toute discordance avec le déjà-entendu ou avec le trop harmonieux comme un progrès en art. A cette historicisation qui a trop longtemps exclu des chefs-d'œuvre au nom d’une idée préconçue du devenir et de l’évolution musicale, c’en est une autre, plus fine et plus contextualisée, qu’il faut substituer.
Quoi qu’il en soit, Massenet demeure. Certes, dans l’optique d’un cénacle étroit de soi-disant novateurs, c’était le musicien bourgeois par excellence, offrant au public peu aventureux de l’Opéra des œuvres saturées de sentiments convenus, formulées avec un rien de complaisance. Mais, fort heureusement, les directeurs de théâtre n’ont pas fait leur ce jugement aussi impitoyable qu’injuste.
Aussi faut-il se réjouir de la programmation par l’Opéra national de Paris d’une nouvelle production de Manon, dont la mise en scène a été confiée à Vincent Huguet, un artiste qui travaille dans le sillage de Patrice Chéreau et de Peter Sellars. Huguet a pris le parti de la transposition. Grâce aux décors signés Aurélie Maestre, l'intrigue est inscrite esthétiquement en un temps situé entre aujourd’hui et l’époque de la création de l’opéra, avec des clins d’œil appuyés à l’Art nouveau et à l’Art déco. Costumes somptueux aux couleurs vives, monumentalité des décors : la transposition fonctionne. Beaucoup mieux, d’ailleurs — à en croire les réactions du public —, que la référence à Joséphine Baker que l’on découvre lors d’un interlude imaginé devant le rideau de scène sur une musique de Van Parys qui n’a pas grand-chose à voir avec Massenet… Quant à la direction du jeune chef américain James Gaffigan, sobre et constamment efficace, elle met parfaitement en valeur ces joyaux que sont l’orchestre et les chœurs de l’Opéra national de Paris.