Entre le roman autobiographique, le témoignage historique et la chronique intellectuelle, un ouvrage passionnant, à l’humour omniprésent, sur l'évolution du cinéma à l'Université.

Un objet littéraire atypique

Étrange objet que le dernier livre de Jacques Aumont, Mes Universités. Roman. Car oui, tel est le titre de cet ouvrage dont la couverture s’orne d’une photo de Jerry Lewis dans le rôle du Professeur Julius Kelp de Docteur Jerry et Mister Love (The Nutty Professor, 1963). Vu de face en plan rapproché, un dossier dans sa main droite, il lève la main gauche, index dressé vers le haut, lunettes sur le nez. Derrière lui, un tableau est couvert de mots écrits à la craie. Il donne un cours. On le sait : Julius Kelp est un professeur de chimie, il est timide, son physique est peu avantageux et il ne parvient pas à séduire une étudiante dont il est amoureux. Il fabrique alors un élixir qui le transforme en « Mister Love », un play-boy qui est tout son contraire ! Quand il tourne le film, Jerry Lewis est presque quadragénaire. Or, sur la 4° de couverture du livre, apparaît une photographie de Jacques Aumont, au même âge, semble-t-il. Vu de haut, il est assis à son bureau, un crayon à la main, lunettes sur le nez. Derrière lui, une étagère laisse voir des dossiers et des livres entassés. Son regard est levé vers un hors-champ où se trouve l’objectif de l’appareil photo. Sous la photo sont imprimés ces mots, ainsi disposés :

- « Qu’avez-vous fait de votre vie ? »

- « J’ai appris, j’ai parlé, j’ai écrit. »

Alors, quel est ce « roman » dont le professeur émérite Jacques Aumont est l’auteur ? Il s’agit d’un récit, celui de son itinéraire d’enseignant-chercheur en cinéma, auquel il donne une forme romanesque, celle de l’autofiction. Pourquoi un tel choix ? Les deux pages de couverture que l’on vient d’évoquer sont merveilleusement parlantes à cet égard. Le choix est celui de l’autodérision et son chapitre d’introduction, « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman »  (référence à l'ouverture du Roland Barthes par Roland Barthes), situe le champ d’action de cette autodérision. Elle se nichera dans le style, surtout dans le vocabulaire, qui laisse çà et là parfois surgir une douce ou une féroce ironie, toujours plaisante quoi qu’il en soit, dont la cible principale est bien sûr l’auteur lui-même. « Je m’en tiendrai à l’avis pamaternel (sic), et ce livre, bien assez bavard par endroits, ne sera pas un récit de vie … Je ne suis d’ailleurs pas le héros de ce livre, dont le protagoniste est idéel : c’est la cinéphilie » (p.12).

Et plus loin, encore plus moqueur : « quiconque écrit des mémoires doit se fier à sa mémoire, et (…) à mesure qu’on vieillit celle-ci devient une mémémoire, comme le dit joliment un album de la série Philémon » (p.13). Cette mise en perspective, à la fois sensible et intellectuelle, de l’itinéraire d’un voyage amoureux et d’un cheminement professionnel dans le cinéma s’adresse en réalité à un vaste lectorat. En plus des amateurs d’autofiction en tant que genre littéraire, sont en effet concernés toutes celles et ceux qu’intéressent pareillement l’histoire du cinéma, de la critique et de l’enseignement à l’université.

À la fin du volume, l’auteur dédie son livre « à tous ceux [qu’il a] nommés, plus nombreux, [ceux qu’il] n’a pas nommés, et, plus nostalgiquement, à ceux qui ne [le] liront pas ». Suivent alors une quarantaine de noms. Les personnes citées ont toutes été des universitaires, théoriciens, historiens, sociologues du cinéma, des critiques, des réalisateurs. Certains sont connus des spécialistes en études cinématographiques, tels Christian Metz, Chantal Duchet, Jean-André Fieschi, Dominique Noguez ou Francis Ramirez. D’autres ont une notoriété extra-universitaire, tels Janine Bazin, Jean Douchet, Danièle Huillet, André Labarthe, Jacques Rivette ou Pierre Schaeffer. Une partie non négligeable des lecteurs auront connu, croisés peut-être, ces disparus salués par Jacques Aumont, ou bien auront rencontré leurs noms et leurs travaux dans des livres, des articles, des films. Et cela n’est pas sans incidence sur la manière dont ce livre nous parle.

 

La critique aux (et des) Cahiers du Cinéma

Comme tout récit de vie, ce dernier commence par le début, non pas la naissance mais « [la] formation au savoir et à la culture (…). Elle s’est « peu à peu coulée dans une double visée, l’une amoureuse (la cinéphilie), l’autre docte (l’esthétique) » (p.15). Cela passe par « la fréquentation de plus en plus assidue de (…) la Cinémathèque d’Henri Langlois » (Ulm et Chaillot), et des salles obscures du Quartier Latin. Cet apprentissage intense en cinéphilie et son alliance avec Sylvie Pierre, critique aux Cahiers du Cinéma entre 1967 et 1971, amènent Jacques Aumont à un endroit-clé de son parcours.

Dans le 2° chapitre, intitulé « Souvenirs de la maison Cahiers » (dont l'aspect sépulcral transparaît à travers la référence aux Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski), il évoque durant 65 pages (le plus long récit que contient l’ouvrage) les quelques années où il a collaboré à la revue. La densité historique, sociologique et épistémologique de ces pages en fait un document de référence. Jacques Aumont passe en revue – si l’on peut dire – ses souvenirs de critique-spectateur, en désignant notamment les cinéastes-« auteurs » qui nourrissaient à cette époque la passion de la tribu des cinéphiles à laquelle il appartenait. Dans ce panthéon, Mizoguchi et Kurosawa côtoyaient Dreyer, Bergman et Bresson (p.42).

Surgissent aussi sous sa plume malicieuse, les noms des cinéastes alors détestés par les Cahiers du cinéma, comme Julien Duvivier ou Claude Autant-Lara, qu’il décide franchement de promouvoir à leur tour au rang d’ « auteurs » (p.72). Jacques Aumont se montre ici provocant vis-à-vis des Cahiers, porteurs d’une tradition critique (exemplifiée par les articles signés François Truffaut, notamment le fameux « Une certaine tendance du cinéma français », publié dans le n°31 de la revue en 1954) qui avait méchamment moqué en son temps le cinéma de « la Qualité Française », dont les cinéastes ici nommés étaient désignés comme des représentants. Aux yeux de la bande des Cahiers, ils n’étaient justement pas des « auteurs » mais de simples fabricants de films populaires. Ce faisant, Aumont, sans nier son adhésion de jeunesse à cette vision du paysage cinématographique, retourne désormais le regard critique sur les Cahiers eux-mêmes, dont il replace la production dans l’effervescence intellectuelle et politique de l’après-mai 68, une époque où l'on s'engageait souvent simultanément à ces deux niveaux.

 

Un passage au Service de la Recherche

En parallèle à ses activités au sein des Cahiers du cinéma (1967-74) Jacques Aumont a été d’abord ingénieur à l’ORTF (1965-67), puis responsable d’un « groupe de recherche Image » (1967-70) au sein du « Service de la recherche », un laboratoire créée et dirigé par Pierre Schaeffer, fameux compositeur et théoricien en chef de ce qu’on appelle la « musique concrète ». Cette expérience, qui précède son entrée à l’université, est décrite comme un tissu de rencontres dessinant une sphère singulière dans laquelle circulent des techniciens de haut vol, des penseurs et des artistes. Là encore, à l’évocation de ce « laboratoire », la truculence de l’auteur fait merveille : « Son fondateur, monarque et gourou avait rassemblé autour de lui une troupe abondante, hétéroclite, improbable … De Janine Bazin à Edgar Morin, de François Le Lionnais à Jean-Michel Jarre, des dizaines d’artistes et d’intellectuels [y] mirent un jour les pieds (…) en général pour les en retirer aussi vite, après avoir compris (…) [qu’il] n’avait ni argent, ni moyens de production, ni programme » (p.49-50).

Cela n’empêche pas Aumont de rappeler l’empreinte laissée par le Service de la Recherche dans la télévision des années 1960-70 – à laquelle Pierre Schaeffer s’intéressait intensément. On y vit en effet fleurir des émissions consacrées à « des entretiens avec de grands intellectuels ». Jacques Aumont cite notamment Un certain regard, une série documentaire dans laquelle furent invités, entre 1964 et 1975, aussi bien « Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson » que « Jean Rostand  ou Pablo Neruda » (p.51). Pour ce qui le concerne, il lui fallait « imaginer une recherche sur l’image ». L’autodérision revient ici avec force : « Je ne connaissais de l’image qu’un tout petit peu de peinture – écrit-il – et le cinéma défendu par les Cahiers. (…) j’exécrais par principe le cinéma expérimental et avant-gardiste, dont j’ignorais tout » (p.51).

 

Retour sur la « période Mao »

Aux lecteurs qui se poseraient la question : « Comment devenait-on critique aux Cahiers ? » (p.53), l’auteur répond en passant en revue les parcours respectifs de ses confrères : « Jean Narboni [qui] avait fait des études de médecine (…). Jacques Bontemps [agrégé] de philosophie. (…) Jean-Louis Comolli, cinéphile "précoce" (…), Michel Delahaye (…) le prolétaire, et l’artiste de la bande (…) Jacques Rivette » (p.53), et il précise qu’« avec [ses] diplômes, [il] ne détonait pas : ils devenaient indifférents » (54). On est ici face à un intéressant regard historique et sociologique sur un influent groupe de critiques et de cinéastes que leurs sensibilités politiques différentes n’ont pas empêchés de converger dans une même revue. C’est ainsi que l’esprit contestataire, voire révolutionnaire, des Cahiers s’est affirmé à plusieurs égards : en cinéma, des choix critiques âprement défendus, surtout contre les autres revues de l’époque (Positif notamment) ; en confrérie, des évictions brutales (celle d’Éric Rohmer en 1963) ou au contraire des soutiens probants (à Henri Langlois par exemple en 1968) ; en politique, des engagements radicaux (le maoïsme des années 1970).

Pour finir avec cette période, Jacques Aumont raconte dans un chapitre bref mais décisif, « … pas un dîner de gala », (référence à Mao Zedong qui décrivait ainsi la révolution, p.83-104), une mésaventure à la fois personnelle, la sienne, et collective, celle « de la secte des Cahiers » (p.84). Il évoque les « victimes propitiatoires » que furent Michel Delahaye, Pierre Baudry, Bernard Eisenchitz, Jean-André Fieschi et Noel Burch du fait de « la sinofolie (sic) ambiante » (p.86) qui régnait alors au sein des Cahiers. Il va même, sans ironie cette fois – semble-t-il – parler d’une « intoxication quasi talibanesque » (p.84), se manifestant, selon lui, dans un anathème qui fut un leitmotiv de l’époque : « le révisionnisme ». Ce souvenir lui permet d’enrichir la mémoire historique de sa réflexion puisqu’il fait un bond, depuis les Cahiers, jusqu’à une autre revue, les Cahiers marxistes-léninistes fondés en 1964 par des étudiants de l’ENS, élèves de Louis Althusser. Ces autres Cahiers ont réuni des intellectuels de renom dont Jacques Aumont se souvient : Alain Badiou, Jacques Rancière, Étienne Balibar. Il rappelle également que « Godard [en] avait fait dans La Chinoise un des paradigmes du gauchisme » …  

Mais tout cela a une fin car bientôt Jacques Aumont quitte la revue et change de profession. Cut.

 

Naissance des études de cinéma

S’ouvrent alors les portes de l’Université. L’auteur continue à narrer une histoire personnelle, néanmoins ancrée en profondeur dans un tissu collectif, ici celui d’une institution qui a accueilli tardivement les études cinématographiques. Autant dire que cette deuxième partie de l’ouvrage est elle aussi un précieux document historique qui a d’ailleurs quelques précédents (notamment Monique Martineau [dir.], « L’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel », revue Cinémaction n° 45, Paris, éditions du Cerf, 1989). Les titres des sept chapitres sur ce thème témoigent encore de la malice communicative de Jacques Aumont : « Le temps des poligones » (et non plus des épigones comme dans la Grèce antique, p.105), « Quo non ascendam ? » (p.135), « Les ailes  de l’écriture » (et non plus seulement du désir, p.167), « Sous l’écorce d’un mandarin » (p.209), « Enseigner » (p.235), « Ne me demandez pas pourquoi » (référence au sous-titre du Testament d'Orphée de Jean Cocteau, p.257), « Aller en classe » (p.279). Ainsi mis bout à bout, ils résument en quelques ellipses percutantes une vision d’une vie et d’un métier dans le miroir de l’écriture. Il y a un début : les « poligones » sont en toute vraisemblance des enfants, des « gones » comme il se dit à Lyon où a débuté la carrière universitaire de Jacques Aumont. Il monte ensuite à Paris (« quo non ascendam ? ») où il devient un important théoricien du cinéma (« les ailes de l’écriture »). Bientôt installé dans le rôle d’un « mandarin », la beauté et la nécessité de ce geste fondamental, « enseigner », le ramèneront toujours à une inquiétude essentielle : « pourquoi ? ».

C’est à l’Université Paris 3 que Jacques Aumont trouve des réponses à ce questionnement. Construite avec d’autres collègues, une voie novatrice s’ouvre en effet sur le campus Censier. Elle passe par la création, en 1969 au sein du Département de Littérature et de Linguistique, d’une « filière cinéma » qui, à travers diverses mutations, finit par devenir le DERCAV (Département d’Études et de Recherche en cinéma et audiovisuel). René Gilson, Michel Colin, Roger Odin, Marie-Claire Ropars, Michel Marie (dont le rôle institutionnel est particulièrement décisif) et Jacques Aumont se côtoient en ces lieux, où ils commencent à dessiner le domaine autonome de l’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel, avec notamment la mise en place d’une Cinémathèque universitaire (toujours active aujourd’hui) en phase avec la pédagogie et la recherche.

La théorie sémiologique de Christian Metz, les travaux analytiques de Raymond Bellour, bientôt la philosophie du cinéma de Gilles Deleuze, occupent une présence de premier plan dans les cours. Aumont introduit de son côté une étude savante de l’œuvre filmique et théorique du cinéaste soviétique Serguei M. Eisenstein (Montage Eisenstein, 1979). En écho à L’Analyse du film que Raymond Bellour avait publié en 1979, il co-signe en 1983, avec Michel Marie, Alain Bergala et Marc Vernet, l’ouvrage Esthétique du film, devenu un classique des études cinématographiques et plusieurs fois réédité et refondu au cours des décennies.

À côté des études consacrées à l’histoire, à l’esthétique, à l’analyse et à la théorie des images filmiques, émergent alors à Paris 3 de nouvelles épistémologies, notamment la sociologie et l’économie du cinéma, qui viennent enrichir une palette d’enseignements et de recherches de plus en plus diversifiés et spécialisés. Dans ce contexte éminemment porteur, Aumont approfondit de plus en plus son intérêt pour les « questions fondamentales de l’image » et les « relations entre l’image de film et l’image picturale » (p.140). Des ouvrages comme L’analyse des films (co-signé avec Michel Marie), L’Œil interminable, L’Image, Du Visage au cinéma, Introduction à la couleur : des discours aux images, publiés par lui entre 1982 et 1994, en constituent de précieux jalons.

Dans cette démarche reconstructive, Jacques Aumont aborde le cas de penseurs qui, sans être des spécialistes du cinéma, ont néanmoins plongé dans son esthétique et dans son histoire. Parmi eux, il y a Gilles Deleuze dont il évoque les deux livres, Cinéma 1 : l’image-mouvement et Cinéma 2 : l’image-temps, qui ont « été accueillis en fanfare » (p.141). Or, pour lui « ce texte rhapsodique [est] singulièrement dépourvu de toute base expérimentale et discutable » et il n’y a alors « vu aucune raison de céder à la piété deleuzienne ». En toute intelligence dialectique, quelques années plus tard, il dépasse cette impression première. L’efface-t-il pour autant ? Il ne le dit pas vraiment. Mais il finit par comprendre, aidé notamment par la thèse d’un de ses doctorants (Dork Zabunyan) sur le sujet, que la réflexion de Deleuze sur le cinéma « était un moment de la philosophie deleuzienne avant d’être une philosophie ou une esthétique du cinéma » (p.142). Il applique la même distance critique envers l’œuvre d’autres théoriciens (Roland Barthes, Christian Metz) dont il a l’occasion de suivre, dans les années 1970-1980, les séminaires à l’EHESS.

Par ailleurs, il continue à se moquer de lui-même, encore et toujours, allant jusqu’à demander à ses lecteurs de pardonner sa « lourde ironie, dont on aura observé qu’elle ne [l’]épargne pas » (p.164). Il souligne avec un humour distancié que ses « lectures plus systématiques en histoire de la philosophie ( …) commencées alors et poursuivies dans les années 1990, ont fini par lui faire comprendre qu’[il est], selon les heures, un vieux kantien ou un phénoménologue, avec des poussées wittgensteiniennes » et qu’il n’a « jamais posé au nietzschéen » (p.143).

 

L’enseignement au centre

D’autres étapes marquantes jalonnent sa carrière à Paris 3, notamment la soutenance de son HDR (Habilitation à Diriger des Recherches) en 1989, qui débouche sur un poste de Professeur. Tout cela, note-t-il, est arrivé « dix ans après [son] premier livre, [son] premier grade universitaire et [son] premier emploi de titulaire ». C’est alors qu’il prend réellement « conscience de vivre un autre commencement » (p.155). Par le fait, il est sur le point d’entrer, « sans l’avoir cherché, sans s’y être refusé non plus », au royaume des mandarins, avec un « risque majeur », celui de « coïncider avec lui-même » (p.210), auquel il essaiera toujours de résister.

L’environnement universitaire et culturel qu’il évoque dans « Enseigner », le cinquième chapitre de son ouvrage, ses activités multiples d’enseignant et de chercheur, sa notoriété croissante, sont décrits par une plume facétieuse, qui laisse transparaître l’effervescence, la vivacité et la richesse de la grande aventure de l’enseignement du cinéma à Paris 3. Détail d’importance : quand Jacques Aumont récapitule tout cela, quand il évoque des collègues diversement appréciés, quand il réincarne ses étudiants, il n’oublie pas de se regarder aussi lui-même dans le rétroviseur. Un passage (p.241) constitue à cet égard un beau moment d’autodérision : « Mes universités n’ont pas été des universités. (…) Plongé dans l’amphi A de Censier (ou le B …), tout en bas, derrière l’incertain rempart des frêles bureaux de bois qui faisaient office de chaire, je n’avais aucun modèle de l’enseignement à imiter. J’étais en 1970 si peu sûr de rien que ma réponse spontanée aux questions et remarques [des étudiants], même animées de bonnes intentions, était invariablement la technique du hérisson – dont je n’avais ni la mignonne rondeur ni l’œil innocemment coquin … ».

Dans son pénultième chapitre, « Ne me demandez pas pourquoi », le « hérisson » Jacques Aumont fouit bel et bien la terre qui a nourri (et nourrit toujours) son travail de chercheur. Aujourd’hui, il veut « finalement en revenir à l’amour de certains films, mais tout autrement qu’au début, en ayant appris à les découper sans les tuer » (p.265). L’analyste en lui « est devenu un alter ego du petit enfant qui reste infiniment vulnérable à ses sensations » (p.275). Il a « glissé – constate-t-il – de rapprochements de motifs, assez raisonnables, à d’autres qui mobilisent bien d’avantage d’interprétations [et qui l’] affectent, ne [lui] demandez pas pourquoi » (p.270). Plus loin, il parle de « migrations intimes », de « rapprochements d’émotions, sans égard pour les formes » (p.273).

Jacques Aumont a conscience qu’il tient parfois « un discours de vieux », et il sait que « ce n’est pas grave, puisqu’[il l’est] » (p.273], mais son livre est susceptible de parler à tout lecteur, quel que soit son âge. Sa conclusion en est un bel exemple : « Le pédagogue, à l’origine, est celui qui emmène les enfants à l’école. À nous de faire qu’il y aillent pour quelque chose – et que le pédagogue en nous y trouve rien moins que sa joie » (p.287).

« Mes Universités », le « Roman » de Jacques Aumont, est le fruit d’une mémoire singulièrement agile, animée, stimulante, dans lequel la dérision l'emporte. Ce livre est en même temps un ouvrage d’écrivain et un témoignage historique, celle d’une pensée du cinéma qui a été traversée par les sciences de l’art et le goût du questionnement philosophique. À une époque, la nôtre, où l’Université est de plus en plus menacée dans ses fondements par les coups de boutoir des réformes d'inspiration néolibérale, il s’agit là d’un véritable trésor, qui rappelle pourquoi elle existe et à quoi elle sert.