François Jullien fait du concept d’incommensurabilité l’instrument d’une compréhension entre deux cultures, la Chine ancienne et l’Europe.

Lu Xun. Écriture et révolution est le premier ouvrage, paru en 1979, de François Jullien. Moïse ou la Chine, ainsi que L'incommensurable, sont les derniers nés, leur publication datant de janvier 2022. Pourquoi effectuer une lecture croisée de ces deux livres ? C'est qu'ils questionnent l'un et l'autre le même concept : l'« incommensurable ». Dans Moïse ou la Chine, le philosophe – helléniste et sinologue – fait se « dévisager » la Chine et l'Europe en prenant un point de départ inédit, à savoir l’une des Pensées (593) de Pascal : « Lequel est le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? » Voici que se dévoile à nouveau le cheminement théorique de François Jullien, nourri sans cesse de nouvelles alluvions, comme autant de « transformations silencieuses ».

Le « cas » chinois

Comment la Chine, dans son « originalité », échappe-t-elle aux interrogations européennes, à celle de Montesquieu, par exemple, intrigué à son tour par le « cas » chinois ? La Chine a-t-elle affaire à l'incommensurable ? Si la pensée européenne « figure » l'incommensurable à travers la représentation d'un Dieu « ontologisé » (Dieu « est »), la culture chinoise ignore cette perspective, l'Être lui étant inconnu. L’incommensurable chinois, s’il existe, n’est autre que le tao, un abyssal fissuré de tensions, et dont la perception est confuse (cf. Lao-Tseu). Ainsi, si Dieu est la grande affaire de l'Occident, il demeure ignoré en Chine. Mais le plus important est que l'idée de « Dieu » – dans la culture occidentale – ne renvoie pas à un Dieu « démontré » ou « révélé », mais à un Dieu en contradiction et en tension avec lui-même, dont la « nomination » fait effraction dans le langage.

Ce qui a passionné l'Europe, ainsi, n'intéresse guère la Chine, plus préoccupée par le « Un foncier » que par le paradoxe de la foi (à l'instar de Kierkegaard). Cela signifie-t-il que la pensée chinoise est insensible à l'idée de sacralité, de divinité, sachant que la Chine archaïque a célébré la nature ? C'est plutôt que la pensée chinoise est réticente à « mythologiser » ou à forger un grand Récit, et ne fait jamais l'hypothèse d'un Au-delà. La seule figure tutélaire, en Chine, est celle du « Ciel », un Ciel garant d'une idéologie éthique et politique ; figure qu'il ne serait pas illégitime de rapprocher, dans ses « effets », de celle de Moïse. Mais l'analogie s'arrête là, au motif que l'inquiétude religieuse se résorbe en avertissement politique, radicalement immanent   . En bref, la Régulation du Ciel finit par mettre en valeur la morale, et fait de l'Histoire sa propre théodicée. La transcendance dont se voit « affublé » Moïse (qui fonde de sa position la communauté humaine) est donc scotomisée. Enfin, si le texte biblique – Ancien et Nouveau Testament – ouvre la question du Sens, la pensée et la langue chinoise en font abstraction, lui préférant une cohérence sociale sans aspérité, sans vertige, sans déréliction, sans angoisse. La plainte existentielle est ici inconnue, et ce qui advient est toujours légitime (mais pas au sens du stoïcisme).

La prédominance de l'éthique – et de l'ethos – explique l'évitement du religieux, disons d'un plan séparé du divin : en Chine, la mutation de la conscience porte à un désintéressement à l'égard du divin en tant que tel   . La « règle », pour le Prince, est de prendre soin du monde, de réguler l'existence sociale et politique en se conformant à l'« ordre des astres », sans invoquer la moindre divinité, réduite progressivement à néant. La pensée chinoise lie donc la résorption de Dieu à la structuration du social. Tel est d'ailleurs l'enseignement de Confucius, le héraut de la vertu d'humanité, qui pratique la domination de soi pour mieux répandre la « vigilance morale » à l'ensemble de la société.

Le « Ciel » ne parle pas

Obéissant à la « bureaucratie céleste », la Chine en vient donc à privilégier le procédural aux dépens du verbal, le mode opératoire l'emportant sur le théologique. Étendu à la société tout entière, le rite se substitue à la prière et à l'interpellation religieuse (le « Tu » adressé à Dieu), et se confond in fine avec les « normes comportementales », débordant l'usage plus restrictif qu'en font les religions monothéistes. Plus encore, c'est en méconnaissant l'altérité – l'Autre de la religion chrétienne – que la Chine s'est éloignée du religieux et du divin pour souscrire à l'universelle concordance. L’harmonie en question est finalement an-historique, si l'on entend par Histoire les mésaventures de la dérégulation. Le statut de la parole, ipso facto, est à interroger : la Chine n'a pas conçu le Verbe divin, et aucun message « performatif » ne l'affecte, le Ciel ne parlant pas. La parole proférée a néanmoins valeur indicielle, et l'exténuation du récit, par ailleurs, passe par l'exclusion du muthos comme du logos. Pour autant, la pensée et la tradition chinoises, dans le Classique des poèmes, célèbrent l'Origine, la venue au monde du plus grand ancêtre des Zhou. Mais parce que la langue chinoise ne marque ni le commencement ni la fin, le discours de l'Origine s'énonce à l'infinitif, au seuil du Non-événement, les compilations annalistiques enregistrant simplement le rythme cyclique des saisons   . Périodisation et processualité, on le voit, sont incompatibles avec une conception « historiale » de l'homme et de l'existence, à l'instar de la philosophie de Heidegger, par exemple, qui envisage l'homme comme un « être-pour-la-mort ». La Chine est insensible à l'immortalité comme à la mortalité humaine, mais se préoccupe de la longévité. Il y a réduction de la transcendance à son degré zéro dans ce naturalisme, précise F. Jullien, sans qu'il y ait pourtant athéisme   .

L'indifférence de la pensée chinoise quant au « divin » n'est pas exclusive, néanmoins, d'une autre voie, celle du tao – terme étranger à toute absolutisation – qui ne pratique aucune saillie, aucune rupture, et déplie la pensée comme le langage. Le vide, ici, n'est pas ontologique, mais fait communiquer. Il est évasif, suscite une forme d'auto-avènement, sa transcendance se renversant en immanence. Son évidence est donc imperceptible, sa phénoménalité sans matérialité, et il est littéralement « sans nom », allusif plus qu'explicite, et son « dire » traduit l'en cours. Les conséquences politiques sont que l'obéissance étant produite sponte sua, le Fonds régulateur du grand Procès du monde peut finalement conduire à l’impérialisme et au totalitarisme. Il n'est pas dit, par conséquent, que l'affranchissement des divers points de vue constitués – apanage du sage – voit son effectuation politique se réaliser. Quoi qu'il en soit, est irrémédiablement perdue la croyance, qu'elle soit de l’ordre d’une « évidence naturelle » quasi instinctive, ou corresponde à une forme plus élaborée, incarnée par le christianisme. La scène dramatique de la pensée, tendue par le verbe « croire », ne se déploie pas en Chine   . La confiance est plénitude intérieure et encore est-elle insensiblement conquise par « frottement » au quotidien, proximité tissée au fil des jours. Si la mort de Dieu, pour la modernité, est consommée – son idée ayant d'ailleurs été déjà abolie en Occident (Lucrèce, Laplace et même Descartes), sinon fortement contestée (Marx, Freud) – la Chine y est indifférente.

L'incommensurable

Moïse ou la Chine requiert la lecture de L'incommensurable pour pouvoir être pleinement compris. L'incommensurable, de fait, fait prendre conscience de l'écart qui travaille le vis-à-vis entre pensée chinoise et pensée occidentale. Comment « se représenter » l'impensable, autrement dit ce qui n'a de commune mesure avec rien ? Si l'incommensurable a à voir, dans la culture occidentale, avec Dieu, il n'est d'abord, nous dit F. Jullien, ni le dé-mesuré, ni l'im-mense, ni l'in-compatible. En fait, c’est un incommensurable « laïcisé » qui creuse la béance de l'existence, la maintient ouverte, sachant que la fracture de l'incommensurable est sans cesse « rabattue » sur le quotidien, sur l'habitude, sur le « dévalement » (au sens heideggérien). Le paradoxe, néanmoins, est que l’in-ouï de l’incommensurable n’a rien d’exceptionnel ni d’extraordinaire. Comment parler, au demeurant, de ce que l'on craint fondamentalement d'assumer, à savoir la fêlure introduite au sein même de l'existence, surtout depuis la mort annoncée de Dieu (Nietzsche) ? Ce qui fracture le monde de l'intérieur, contre toute apparence, n'est pas l'Ailleurs rimbaldien (la « vraie vie » n'est pas « idéale ») ou l'en-deçà bergsonien (avant toute expérience), ni même la « vraie vie » proustienne, ou encore la « répétition » (reprise) kierkegaardienne. Les Grecs nous avaient déjà révélé l'incommensurable lorsqu'ils ont découvert l’existence vertigineuse des nombres irrationnels. L'incommensurable se soustrait d'ailleurs jusqu'au discours philosophique, parfois « empêtré » dans l'Être et sa « traduction » métaphysique, dans l'obsession de l'Un, dans la croyance en des arrière-mondes. Inverser le discours de l'Être, de surcroît – à la manière de Derrida et de Deleuze – ne confronte pas au réel de l'incommensurable, qui « fait descendre dans l'infini comme on descend dans un puits »   . En bref, la dé-coïncidence mine du dedans la vie, sans que la religion y ait quelque rôle à jouer, y compris dans sa fonction de « résilience ». Où l'on voit que l'incommensurable éclaire l’écart entre la Chine et l'Europe (et l'Occident), et frappe d'inanité – du point de vue chinois – toute tentative de faire alliance entre Dieu et l'incommensurable.

De la vraie vie

Mais si l’Occident a lié incommensurable et représentation de Dieu, elle a aussi vidé progressivement leur alliance. La croyance et la foi ne s’épuisent plus dans l’incommensurable, et c’est la « vraie vie » qui, désormais, a à voir avec l’incommensurabilité. De quelle façon ? Dans De la vraie vie (2020), François Jullien affirmait déjà que la vraie vie n’est ni belle, ni bonne, ni heureuse, ces qualificatifs restituant une normativité sans rapport avec le hors-norme de l’incommensurable. Dans l'incommensurable, il s'agit plus précisément de dé-résignation, de dés-enlisement, de dé-aliénation, de dé-réification, et, in fine, de dé-coïncidence, selon des modalités irréductiblement immanentes. L’irrationalité n’est pas de principe, mais revient à se confronter au hiatus existentiel, à l'accroc de la vie, « images » pouvant renvoyer, notons-le, à la psychanalyse lacanienne, plus sensible à la dimension aléatoire de l’existence qu'à son anticipation réglée. L’amour, tel que le traite la littérature (cf. Stendhal) par exemple, « exprime » au mieux la faille de l'infini dans le fini : l’infini ne dépasse pas le fini, il est la fêlure qui déchire le fini. La « vraie vie », au fond, échappe aux « semblants » pour se heurter au vital (le réel lacanien n’est pas loin). Le mot d’ordre de l’incommensurable – « dé-commensurabiliser » – est d’« oser », de se laisser déborder par le saut existentiel qu’il nous oblige à faire. La « vraie vie » échappe donc à la mesure du langage – la conversation –, du plaisir – via la jouissance –, de la sociabilité qui s’exerce sous le couvert des lieux communs et des intérêts. Elle laisse la pensée libre de s’inspirer du « devenir fou » de Hölderlin ou de la folie d’Artaud. En bref, Dieu mort, l’incommensurable existentiel prend la relève. Pour autant, si l’incommensurable ouvre au monde, il est encore de ce monde, et non pas d’un autre monde : ce qui change nos vies, c’est de toucher à l’intouchable. Quid, dans ces conditions, des conséquences politiques de l’incommensurable, concept de combat, selon les mots de F. Jullien ?

On le pressent après la lecture de l’ouvrage (et F. Jullien l’énonce d’ailleurs explicitement) : la description « phénoménologique » de l’effraction produite par l’incommensurable conduit in fine à un refus de l’universalisme, jugé clôturant, et à la reconnaissance d’un monde commun transcendantal, dont la fonction régulatrice en éthique et en politique   ne peut que faire penser à Kant. Faire front au nom de l’incommensurable, c’est donc accepter que l’in-conditionnel, en l’homme, soit l’humain, que rien ne vient border. Le paradoxe est qu’un concept puisse changer la vie sans prétendre à la moindre théorisation ou idéologisation, nous dit François Jullien. Mais le déploiement des possibles, dans une forme d’impensé, est-il la seule « arme » capable de désaliéner l’homme ? Jusqu’où l’inadéquation de l’expérience dans l’expérience peut-elle conférer à l’homme sinon la maîtrise de son destin, du moins l’ouverture sur sa propre existence et sur celle du « commun » (politique) ? C’est un peu la question qui reste en suspens après la lecture de ces deux textes flamboyants : suspens propre à la pensée de François Jullien pour ouvrir les possibles, mais qui ne laisse pas entrevoir ce que serait l’objet de la politique, ainsi que l’action à mener.