Emmanuel Plasseraud place la focale sur les spectateurs du cinéma et offre un plan large et précis des théories de la réception filmique.
À l’heure où on se demande si les spectateurs vont revenir dans les salles de cinéma après l’épisode covid, l’occasion est donnée de réfléchir plus largement au problème du spectateur. Quelle est son rôle dans la création ? Quelle est sa place dans la présentation des œuvres ? Quelles sont ses attentes ou ses exigences, et comment ont-elles évolué ? Les questions que pose la « spectatorialité » sont nombreuses, diverses, et elles en appellent bien d’autres sur les aspects sociaux de l’art.
Ainsi va Les spectateurs du cinéma, qui montre fort bien que les théories du cinéma et de sa réception ne peuvent se dispenser d’interroger le rôle social pris par le cinéma et son rapport spécifique aux spectateurs. La théorie de la réception filmique devient ainsi, sous la plume d’Emmanuel Plasseraud, un terrain d’expérimentation de doctrines diverses. Le cinéma y est considéré, tantôt comme un art qui encourage l’usage du libre-arbitre, le sens de la responsabilité et de la liberté de choix ; tantôt comme un objet de consommation qui uniformise les individus et les existences. Encore ces interprétations ne sont-elles pas les seules que l’auteur relève. Entrons dans son jeu.
Réception collective ou individuelle
Les théories de la réception filmique sont d’approche délicate. Le corpus de l’auteur est constitué des seules théories du cinéma, et non d’enquêtes sur les spectatrices et spectateurs réels. L’étude porte donc sur des discours construits, dont il convient d’étudier le fonctionnement, et éventuellement, l’impact sur des réalisateurs et des financiers. Adopter le point de vue des théories, dont certaines sont devenues célèbres, permet d’aborder de nombreuses notions, telles que celles de « foule d’hypnose », de « regard », de « vision », de « public », de « formation de l’œil »… Dans l’ensemble, ces théories suivent deux orientations, du moins au début de l’ère du cinéma : soit on absorbe le cinéma dans l’idée d’un impact sur la foule, et on commente la manière dont le cinéma veut contrôler les foules ; soit on reconnaît que les spectateurs ne sont pas des récepteurs passifs et qu’ils peuvent réagir. En un mot, la théorie est organisée par une dualité : contrôle de la foule par le cinéma ou potentiel démocratique du cinéma.
A cet égard, l’auteur évite deux pièges tendus à de nombreuses tentatives de ce genre : soit concevoir une telle histoire de la réception filmique à partir d’une connaissance de l’histoire récente qui éclairerait rétrospectivement le passé plus ancien ; soit réduire cette réception à l’opposition entre une expérience individuelle et un phénomène collectif. D’entrée de jeu, il faut aussi distinguer le spectateur des théories et le spectateur réel. Paradoxalement, comme le montre l’auteur, longtemps le spectateur a en effet été un modèle théorique induit par le texte filmique, plutôt qu’un individu réel mettant en place des stratégies d’interprétation en fonction de son contexte socioculturel. Cette seconde perspective est née des recherches sur les effets négatifs des médias sur les enfants, dans les années 1910, dans la lignée de l’école sociologique de Chicago.
Mais Emmanuel Plasseraud veut réinterpréter ces données. D’autant que ce registre est mis en question par d’autres analyses collectives. Il rappelle ainsi que le cinéma est né l’année ou Sigmund Freud et Josef Breuer ont publié les Études sur l’hystérie, et Gustave Le Bon, sa Psychologie des foules (en 1895). Absorber le cinéma dans l’ère des foules résonne alors avec le regard (négatif) porté sur les phénomènes collectifs et les peurs sociales. Seul Louis Delluc se rend alors attentif à la réception filmique individuelle, de même que Jean Epstein théorise la notion de « choc » au cinéma sans ces allusions.
Il a donc fallu longtemps pour que l’on se fasse l’image d’un spectateur actif et complexe. Il fallait primordialement en finir avec le regard porté sur un spectateur déclaré d’emblée passif, considéré comme plus ou moins influençable. Certes, ce ne sont pas des dimensions qui s’excluent complètement. Le cinéma, comme salle, regroupe pêle-mêle des expériences individuelles et des phénomènes collectifs, des expériences vécues solitairement au sein d’un public.
Spectateur actif
Dès les premières années de sa diffusion, le cinéma a été perçu comme un média pouvant avoir une influence incomparable sur les publics. Or, le constat de cette « influence » reste assez répandu, quoique les théories du cinéma ne soient pas toutes d’accord sur la compréhension des mécanismes de cette influence ou sur les moyens de la mettre en question. Assez rapidement, elles vont se disperser entre des considérations sur les rapports entre « cinéma et culture » ou « cinéma et distraction », sans se donner le moyen de penser une convergence entre « culture et distraction ».
Il faut se souvenir du fait que ces théories s’élaborent au cœur d’une époque où l’on craint ou critique les « médias », où l’on considère souvent de façon négative la foule, et où les commentaires (du théâtre comme du cinéma) opposent l’identification et la distanciation par rapport aux œuvres. « Identification » est synonyme d’« adhésion » passive à l’œuvre tragique ou dramatique. À l’inverse, « distanciation » indique la possibilité d’un sens critique de « mise en distance », une capacité à « prendre du recul » face à l’œuvre.
Un auteur comme Bertolt Brecht, de son côté, met l’accent sur le thème de la réception de l’œuvre chez le spectateur : selon lui, la réception n’est pas passive si le déroulement de l’œuvre est interrompu pour découvrir ainsi les états de choses. Le registre fictionnel est ainsi contrebalancé par un autre qui montre l’état de choses réel d’après lequel la scène se produit.
Simultanément, Walter Benjamin explique l’effet des « interruptions des déroulements (dans les œuvres) » en faisant référence à la pratique de la citation : « l’interruption est un des procédés majeurs de toute mise en forme. Il dépasse amplement le domaine de l’art. Il est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, à la base de la citation. Citer un texte implique que l’on interrompe l’enchaînement du propos ».
Ce contexte se reformule dans les théories du cinéma, dès lors qu’elles s’intéressent à la fois à la formidable impression de réalité des films et à l’impact émotionnel intense produit sur les spectateurs (hypnose). Et surtout à ce qui devient le « public populaire » inventé et vu du point de vue des critiques de cinéma « cultivés ». La puissance de l’impact du cinéma intéresse dès sa mise en public. Autour de ce point, cinéphobes (le cinéma est un art préjudiciable qui rend les foules victimes d’illusions) et cinéphiles (le cinéma est un art bénéfique qui éduque les spectateurs) entrent en conflit.
La question au cœur du conflit est celle qui demande si le cinéma est, ou non, un art. On sait que les Abel Gance, Jean Epstein, Germaine Dulac ou Marcel L’Herbier, malgré des divergences, consacrent l’artisticité du cinéma, notamment parce qu’elle peut permettre de promouvoir les films auprès du public bourgeois. Mais cette appartenance du cinéma au monde de l’art reste combinée, dans leur tête, à la question de la foule : elle demeure un « art des foules » (selon une expression qui, malgré tout, évoque de loin la peur des « masses fanatisées »). Car pour ceux-là, la joie visible sur les visages des spectateurs provenant de classes sociales différentes correspond à une volonté festive liée à une nouvelle unanimité esthétique. Le cinéma provoquerait donc plutôt une aspiration commune à l’idéal d’unité du corps social. Il permet la découverte mutuelle des peuples (puisqu’il est international). Ne serait-il pas un langage universel ? Une messe pour l’humanité entière ?
Cinéma et propagande
Les espoirs positifs mis dans le cinéma se prolongent-ils longtemps ? Les critiques communistes se mêlent maintenant aux analyses. Le cinéma nous orienterait-il vers les grandes formes d’expression collectives ? L’approche du cinéma venu de Russie a été englobée rapidement dans l’idée d’un caractère collectif du cinéma, définitivement opposé à l’individualisme des pays capitalistes. Ce caractère s’étendant efficacement à une forme de réception collective, non sans porter les accents d’une refondation religieuse (au sens étymologique du terme) du corps social après la Révolution.
Emmanuel Plasseraud rend compte de toutes ces pensées autour du cinéma, qu’elles se répandent dans la presse de l’époque, dans les écrits des cinéastes ou dans les ouvrages théoriques. On y retrouve aussi les textes de S.M. Eisenstein (lorsqu’il considère que l’art trouve sa valeur dans son efficiences idéologique sur le spectateur) et les textes d’écrivains célèbres traversés par la doctrine marxiste (en tout cas celle du régime mis en place à l’époque).
Plus précisément, Emmanuel Plasseraud détaille les modalités (par le cinéma) de la fabrication de « l’homme nouveau ». Koulechov, par exemple, a fait d’emblée de la réception filmique un enjeu essentiel. Le contrôle du spectateur est, d’une certaine manière, l’objectif visé (par fait de montage notamment).
Mais dans ce contexte, ne retrouve-t-on pas des traits de même type en Allemagne ? On y est aussi soucieux de l’influence du cinéma. Que transmet-il aux masses ? Comment penser la fonction sociale des films de divertissement ? Le tout sous écrans du nazisme. Ce qui entraîne d’ailleurs, l’auteur le précise, des difficultés à analyser ces théories de manière non rétrospective. Il est sans doute trop rapide de suivre Siegfried Kracauer lorsqu’il fait du cinéma un simple moyen de propagande organisé autour de « l’âme allemande », trouvant un prolongement dans l’idéal hitlérien de la communauté du peuple uni autour de son chef-artiste. Pour autant, c’est sans doute la conscience de ce rapport qui donne à l’analyse allemande du cinéma sa teneur catastrophiste pour l’époque de l’entre Deux Guerres. Que dire de la « masse », qui interroge des auteurs aussi nombreux et divers qu’Elias Canetti, Ernst Broch, Sigmund Freud, Wilhelm Reich, Walter Benjamin ou Martin Heidegger ?
Emmanuel Plasseraud nuance cependant ce constat en montrant que d’autres veines théoriques se sont emparées avec plus de positivité de cette notion de masse. Pour d’autres, il faut éduquer le public, certes, mais cela ne signifie pas le soumettre à la propagande. Et sans doute éviter de mépriser le besoin de distraction un peu rapidement recouvert du terme péjoratif de « divertissement ».
Des masses à l’individu sur la scène publique
Resterait à détailler ce qu’il en est du modèle de réflexion américain. Ce dernier modèle s’articule alors pleinement au cinéma sonore, ce qui était moins le cas précédemment. Là aussi on pense le cinéma à partir de sa réception, comme un phénomène collectif. Cela donne bientôt lieu à une vision plus optimiste du public. En tout cas, à un nouveau paradigme de réflexion : celui de la réception comme expérience individuelle. Certes, on s’inquiète des médias de masse. Mais progressivement on sent bien que l’on ne peut s’intéresse au spectateur seulement comme une cible passive. Le public n’est plus pensé comme faible et atomisé, mais comme fort, organisé et critique. On assiste à la décantation de la notion de public en autant de publics différenciés par leur âge, leur genre sexuel, leurs préférences, leur classe sociale, leur origine ethnique, leur religion, etc.
L’auteur fait alors une place à André Bazin. Elle est concomitante de l’entrée en scène du nouveau réalisme, et de théoriciens différents, dont ceux qui incluent la phénoménologie dans les propos.
C’est en cela que les chapitres consacrés à la naissance du spectateur de cinéma sont décisifs. Ne faut-il pas considérer que le spectateur est inscrit dans la structure même de l’image cinématographique, non seulement parce que le cinéma est un art d’exposition, mais encore par le fait des processus psychologiques de participation et de projection mentale qui s’accomplissent à la vision du film ? Il ne s’agit évidemment pas seulement de la question des identifications et des transferts cathartiques. Il faut reconnaître d’abord que le spectateur est actif parce qu’il construit le sens du film en même temps qu’il le voit.
Certes, les années 1960 ne se sont pas appesanties sur le spectateur : elles étaient plutôt préoccupées par la notion d’auteur, par les logiques formelles de l’image autour desquelles Christian Metz occupe une belle place. Pour autant, le spectateur n’a pas complètement disparu des préoccupations des théoriciens, ou disons a d’autant moins disparu que l’irruption de la télévision dans les foyers a rendu possible une étude différentielle du spectateur de télévision et du spectateur de film. Encore les abords et suites de Mai 1968 ne sont-ils pas sans se préoccuper des spectateurs mais encore sous l’angle de l’influence idéologique (Tel Quel, Les Cahiers du cinéma, etc.), ou d’une interprétation lacanienne.
Il faut donc attendre encore un peu pour que les questions de la réception filmique prennent un nouveau tour, tenant compte à la fois de la projection en salle et de l’interaction entre les spectateurs, plus que de la seule identification ou de l’effet de réalité produit par l’image. Le spectateur est-il un sujet cinématographique ? Et s’il l’est, est-ce d’un film ou d’une soirée-spectacle ? C’est dans le cadre de ces questionnements que l’auteur nous fait parcourir derechef les grands textes d’une époque révolue, celle des Debord, Pleynet, Comolli, Lyotard, Barthes, Damisch et de nombreux autres dont il suffisait, à l’époque, d’évoquer le nom sans prénom, pour savoir de quoi ou de qui on parlait. Mais Emmanuel Plasseraud évite aussi de demeurer trop franco-français, ce qui amplifie ses analyses. Des problématisations importantes viennent en effet du monde anglo-saxon : problématisation féministe par exemple de la place de la spectatrice (à l’écart de la domination patriarcale) et de l’existence d’un espace alternatif féminin.
Ce qui est caractéristique à ce niveau, et fort bien montré par l’auteur, c’est la manière dont cette dernière problématique a ouvert le champ à d’autres analyses : par exemple, à la question des minorités et à celle de la portée du regard « minoritaire » sur le cinéma, sous la forme de cultural studies. Ce sont donc maintenant les théoriciens des années 1980 qui viennent en avant. Les études du spectateur glissent vers le comportement psycho-physique du spectateur réel. Ces études peuvent être réparties en deux groupes : une perspective sémiologique et une perspective cognitiviste. À cela s’ajoute le maintien de tout un secteur d’interprétation phénoménologique. En bref, c’est bien désormais l’activité du spectateur qui est abordée. La perception cinématographique revient en avant, accompagnée de son cortège d’études sur l’imagination, l’interprétation, les données culturelles du regard, etc.
Du corps-à-corps entre le spectateur et le film
Comme il est impossible de prendre en charge tous les pans d’un ouvrage, surtout d’un ouvrage aussi riche et conséquent dans sa rédaction comme dans ses explorations, il faut insister sur les derniers moments de cette immense réalisation. Emmanuel Plasseraud achève ses analyses des théories du spectateur au cinéma par une étude de la singularité de l’expérience spectatorielle telle qu’elle est reconstruite par des auteurs qui ne se réclament plus de la sémiologie ou du structuralisme. Sans doute doit-on considérer que ces méthodes d’analyse ont poussé à des considérations trop abstraites. En revanche, ce qui émerge désormais, c’est-à-dire approximativement de nos jours, c’est l’examen du corps-à-corps entre spectateur et film.
Même si l’expression est un peu osée, puisque le film est un corps d’images, il n’en reste pas moins vrai que l’acte de voir est principal après celui de donner à voir. L’esthétique et la réception du cinéma comme art ne peuvent plus être contournés. Ainsi que le précise l’auteur, à partir du moment où certaines vagues d’interprétation anciennes ont reflué, l’esthétique cinématographique s’est reconnectée à l’origine historique de l’esthétique philosophique. Cette reconnexion s’est mariée idéalement avec la mise en place de la réception filmique comme expérience individuelle.