L'autobiographie intellectuelle et sensible de Jean Mottet : sur un rapport conjoint au monde et au cinéma.
Jean Mottet publie un livre qui ne s’intitule ni Mémoires, ni Récit d’une vie, ni rien de semblable, mais dont le titre prend la forme d’un manifeste : Pour l’arbre et pour l’oiseau. Voilà qui est intriguant. Sous sa connotation franciscaine, cette formule binaire ne cache pourtant pas une proclamation écologique (encore que…). C’est l’horizon d’une existence, carrière professionnelle et vie privée mêlées indissolublement, qu’elle désigne.
Esthétique des forêts, naturelles et urbaines
Arrivés à l’heure des bilans beaucoup des confrères universitaires de Jean Mottet sont saisis par le démon de la plume pour tenter de comprendre ce qui les a menés jusque là et quel bénéfice ils en ont tiré sur le plan humain. Sans parler de la recension de ce qu’ils pensent avoir apporté à la connaissance de leur domaine. Rien de tout cela ici. Jean Mottet suit la trace de certains intellectuels « partis de loin » comme son mentor Alain Corbin, Michel Winock, et tant d’autres issus des couches les plus populaires de la société qui ont bénéficié du fameux ascenseur social. Il raconte ce trajet exemplaire qui a conduit le fils d’un garde-chasse des Ardennes belges à un statut de professeur d’université ; la singularité est qu’il l’a aussi conduit à devenir un propriétaire forestier en Limousin. Ainsi se trouve bouclée une trajectoire qui l’a ramené à ses premières émotions, les arbres et les oiseaux.
Pourtant, ces deux existences ne se sont pas succédées, la première encadrant la seconde. Elles n’ont pas non plus coexisté de manière étanche comme le faisaient naguère tant de professeurs de médecine ou de droit en Languedoc par exemple, qui possédaient de grands domaines viticoles comme source de revenus, terres où ils avaient conservé un comportement féodal de grands propriétaires. Chez Mottet, la forêt et la réflexion esthétique et éthique ont conjointement pris une place centrale à un certain moment de sa vie, assez paradoxal, on le verra, et depuis lors l’une n’a cessé de nourrir l’autre et inversement.
Qu’on ne s’attende pas à lire une « Histoire de ma vie » comme celles de George Sand ou de Charlie Chaplin (une écrivaine et un cinéaste !...) et de tant d’autres, écrites dans l’ordre chronologique et dirigées par une finalité qui « transforme la vie en destin » selon l’expression de Malraux. Jean Mottet ne tente pas de créer une cohérence artificielle et rectiligne. Il prend acte du fait qu’au cours d’une vie, on est plusieurs êtres successifs différents. Mais il part de ce qu’il est devenu aujourd’hui et que la photo de couverture illustre bien : un homme en costume de forestier tel un Robin des Bois au pied du chêne de Sherwood, euphorique et malicieux, traversé par la sève du tronc sur lequel sa main s’appuie. Une représentation archétypique qui figure l’aboutissement d’un trajet ainsi qu’une philosophie. Il est d’ailleurs curieux de noter que la pose est identique à celle adoptée par Richard Powers, l’auteur de L’Arbre Monde, reproduite dans l’ouvrage….
Mottet annonce lui-même que dans ce livre il rassemble des morceaux d’expérience hétérogènes et les recompose comme un puzzle, une mosaïque, un kaléidoscope. La mise en ordre, s’il y en a une, se fait par thèmes. La Table des matières permet de s’en faire une idée. L’enfance « dans les bois », le désir de partir suscité par les lectures, le tour du monde formateur, l’expérience américaine, la rencontre décisive, le Périgord, le paysage, la tempête fondatrice du désir de reconstruire, la « part de l’Italie », la rencontre du Japon, la forêt et ses sons, enfin la révolte contre la pulsion destructrice du monde global d’aujourd’hui.
Ces thèmes sont contrastés, par exemple entre l’enfance sauvage et la jeunesse ultra-urbaine, entre les jobs précaires (vendeur de glaces à la gare de Toulouse et bus-boy dans un restaurant ariégeois à New York) et les responsabilités d’un propriétaire foncier devenu par force un quasi chef d’entreprise, en passant par l’investissement pédagogique et les charges administratives inhérentes au travail d’un universitaire – mais de cela il parle peu. Or, c’est le hasard, à moins que ce soit une certaine logique si on croit au Destin, à la Nécessité ou à la Providence, qui a cousu ensemble ces diverses pièces. De la position où il se trouve aujourd’hui au pied de son arbre, Jean Mottet peut tresser ces différents fils. Aux forestiers, corporation dont il se considère membre, il apprend à ouvrir le regard au-delà des soucis de la productivité et du rendement. Aux littéraires et aux théoriciens de l’art, il fournit une clé pour entrer autrement dans les œuvres. A eux et aux spécialistes de cinéma, il apprend à voir ce que d’habitude on ne voit pas au premier abord, tout comme dans une forêt il faut dresser l’oreille et aiguiser son regard : le gibier, l’oiseau ne se montrent pas tout de suite. Pour capter quelque chose il faut être patient, contemplatif, se mettre « aux aguets ».
Rencontres décisives : Monique… et Griffth
La rencontre au sens fort du terme survient aussi là où on ne le prévoit pas. C’est à New York que Jean rencontre sa future femme Monique, et c’est elle qui le conduira vers les forêts de Dordogne. Paradoxe que cette rencontre si loin de l’Ardenne et des terres limousines ! mais paradoxe apparent sans doute. Car c’est aussi là que le vendeur de glaces rencontre les films de D.W. Griffith au MOMA grâce à Eileen Bowser, (décédée en 2019), la très respectée responsable (curator) du Film Department du Museum of Modern Art, qui se montre bienveillante et attentive à sa requête de visionner les films d’archive très difficiles à voir en ce temps-là que le MOMA fit venir de la Library of Congress, une des plus grandes cinémathèques du monde. (Le MOMA conserve les « Griffith Papers »). À Griffith, dont il avait vu une partie des films à la Cinémathèque de Toulouse avant son départ pour New York, une fois rentré en France, Jean Mottet consacrera sa thèse qu’Henri Agel dirigera. Il devient ainsi peu à peu un des bons spécialistes du maître de la Biograph.
Comment peut-on passer aussi brusquement du vacarme de la jungle urbaine au calme de la forêt de Dordogne ? Jean Mottet a été saisi d’emblée par l’énergie extraordinaire des paysages urbains new yorkais, énergie dont témoigne une nouvelle fois la récente version de West Side Story de Steven Spielberg : ce monde surdimensionné, agressif et violent, en perpétuelle reconstruction, ces paysages qu’on dirait encore précaires, posés sur un espace vierge, où l’homme survit à la condition de marcher très vite et très longuement. Les « forêts » de buildings, comme le dit un cliché qui retrouve ici son plein sens, qui plongent dans un ciel que l’on devine immense, la puissance qui s’en dégage, il les reconnaîtra dans les films urbains de Griffith mais aussi leur symétrique inverse dans ses films ruraux baignés d’un pastoralisme sudiste proche de la représentation des peintres de l’Ecole de l’Hudson. Mottet voit bien ce qui sépare cette vision du monde « naturel » de celle des Européens, de l’école de Barbizon ou des impressionnistes par exemple, plus assagie et plus étriquée. Cette double révélation le conduira à écrire bien plus tard son livre L’Invention de la scène américaine (1998).
Le cinéma depuis son origine, souligne Mottet, ne sert pas qu’à raconter des histoires. On a beaucoup glosé les films de Griffith comme les étapes de la conquête d’un langage, et cela reste vrai. Mais lui est plus sensible au fait qu’il « réinvente le fond » (au sens pictural de ce terme : l’arrière-plan) car il enregistre « des éléments en apparence insignifiants et pourtant essentiels ». Dans les films urbains de Griffith (par exemple Musketeers of Pig Alley 1912), ce sont les « rues fourmillantes », « le grouillement vital » de la ville qui submerge les personnages (rappelons qu’on tourne alors dans la rue et que les passants deviennent souvent des figurants involontaires). Dans ses plus beaux films ruraux (A Corner In Wheat , The Country Doctor 1909), c’est, derrière les personnages et autour d’eux, les herbes que le vent courbe sans cesse, les arbres tutélaires qui ombragent les cabanes, les barrières en bois, le flux tranquille d’une rivière en contrebas. Il faut faire un sort particulier au vent, cet élément insaisissable mais visible que le cinéma seul est capable d’enregistrer comme l’a montré la réaction des premiers spectateurs du film Lumière Le Déjeuner de Bébé : « les feuilles bougent ! ». Un peu plus tard, Victor Sjöstrom réalisera son chef d’œuvre Le Vent (1928), un des derniers grands films muets, prouvant qu’on peut se passer du son pour évoquer cette force élémentaire. Il est d’ailleurs curieux (simple remarque de lecteur) que cet élément que Mottet voit à juste titre protecteur chez Griffith, Miyazaki (Le Vent se lève, son dernier film) ou Kiarostami (Le Vent nous emportera) sera celui même qui causera la destruction de sa forêt en 1999. Nous en parlerons plus bas.
Du paysage au cinéma
La littérature, la peinture et surtout le cinéma américain ont remis en cause ce qu’on appelle chez nous le paysage depuis la Renaissance italienne, la « veduta ». Le cinéma « redéfinit nos représentations paysagères » en ôtant à l’homme sa place d’observateur central. C’est « la représentation des lieux du monde » qui est sa vocation. Quand il sera installé dans sa forêt de Dordogne, Jean Mottet se souviendra de cette leçon. Il l’appliquera à son proche univers.
Pour en rester au cinéma, on voit se construire une cinémathèque idéale – car tous les cinéastes ne satisfont pas ce critère - dont David W.Griffith, Andreï Tarkovski, Terence Malik, Abbas Kiarostami, et quelques Japonais comme Naomi Kawase et Hayao Miyazaki (Jean Mottet réussira à rencontrer ces deux derniers) sont les piliers. Quelques films fétiches en particulier : Paris, Texas de Wim Wenders pour la représentation du désert américain, Taxi Driver de Martin Scorsese pour sa peinture de la violence de l’espace urbain, Manhattan de Woody Allen qui donne au contraire la version onirique de la skyline newyorkaise, Mon voisin Totoro pour la représentation matricielle de l’enfance, Au Travers des oliviers pour les traversées aléatoires des amoureux. Parfois, un cinéaste qu’on ne pense pas particulièrement porté sur « la représentation des lieux du monde » prouve qu’il est sensible lui aussi à cette vocation profonde : Pasolini, par exemple, dont le « petit carré de pré vert » est une obsession qui remonte au plus profond de l’enfance (il est très présent à l’ouverture d’Œdipe Roi) et s’oppose à l’herbe brûlée de la banlieue romaine que l’on aperçoit dans beaucoup de ses films, espace incertain où d’ailleurs le cinéaste trouvera la mort. A quoi il faut ajouter L’Avventura de Michelangelo Antonioni, moins attendu ici, parce qu’il montre qu’un lieu de tournage « ne se limite pas à fournir un terrain, mais conditionne une façon de filmer ». Ce film, découvert à Liège à l’adolescence, peu après la révélation de l’Etranger d’Albert Camus, a joué un rôle de déclic en raison du beau visage « en détresse » de Monica Vitti, signe d’un mal être qui instilla la révolte et la vocation au départ de notre auteur.
Justement, le paysage (ce qu’on appelle ainsi) est comme un visage. La peinture de jadis et celle d’aujourd’hui nous l’ont appris (voir tout récemment l’exposition « Visage/Paysage » de Joël Brisse à L’Isle sur Sorgue, hiver 2021/22). L’arbre aussi. Alexis Jenni précise : « Parler de visage, c’est une analogie, mais chaque arbre a bien une physionomie reconnaissable, une forme particulière qui est celle de son élan figé dans la brièveté de notre regard, un geste en train de se faire dont il faudrait des mois de contemplation pour voir l’aboutissement ». (Parmi les arbres, essai de vie commune, 2021, p.90).
L’arbre au centre de tout
L’arbre, qui est mis en exergue dans le titre et la photo de couverture, est l’élément autobiographique le plus important de la vie de Jean Mottet. Indissociable de cette perception sensible de l’environnement, l’arbre sera aussi le point de cristallisation de sa prise de conscience esthétique et écologique. En décembre 1999, la tempête « Martin » ravagea la forêt de la Bonne Foussie comme tant d’autres de l’Ouest et du Sud-Ouest de la France. Cet événement traumatisant a été en fait l’occasion d’un rebond, tout comme le deuil familial quelques années plus tard en octobre 2013.
C’est Alain Roger, collègue universitaire de Paris 1, spécialiste mondialement reconnu de la théorie du paysage, qui sort Jean Mottet du désespoir dans lequel l’a plongé cette « catastrophe naturelle » (pas si naturelle que ça, en réalité) et qui le relance en lui suggérant d’organiser un colloque sur l’arbre en Périgord que précéda celui sur le paysage organisé à Tours où il enseignait alors ; comme quoi les deux fils de sa vie se rencontrent et désormais se tressent et s’enrichissent l’un l’autre. Cette initiative donnera naissance aux « Journées de l’Arbre », toutes implantées localement, à sept reprises de 2000 à 2015. Une organisation lourde, une infrastructure complexe, dont la Bonne Foussie sera l’épicentre. Ce furent des moments de riches échanges intellectuels et de vraie convivialité ponctués par une initiation concrète aux secrets de la forêt selon des entrées diverses : l’arbre, l’herbe, l’oiseau, les sonorités sylvestres.
A trois reprises, Jean Mottet fait planter un arbre par un cinéaste connu pour sa sensibilité à l’environnement forestier : Abbas Kiarostami en 2000, Hayao Miyazaki (virtuellement) en 2010, Wim Wenders en 2015. Ce geste prend une forte portée parabolique. Il réconcilie le cinéma et l’activité forestière. C’est un geste artistique mais pas comme celui du Land Art qui méprise en fait le milieu sur lequel il intervient. En passant de la sphère artistique à un espace réel, physique, dit Mottet, l’invité abandonne sa peau de cinéaste pour « intervenir dans le processus même de la nature (et) laisser ensuite celle-ci modifier, voire effacer les traces de son intervention » ; la mémoire de son geste demeure une trace dans la forêt, un peu comme le chêne de Saint Louis ou le tilleul de Henri IV. Plus qu’un « lieu de mémoire », un signe envoyé aux futures générations.
L’arbre ne symbolise pas seulement la verticalité à quoi on l’a longtemps réduit. Lui aussi naît et se développe grâce à la main de l’homme, il peut souffrir, il témoigne d’une stabilité qui s’oppose à la dissémination et à la dislocation de l’époque actuelle. En outre, et c’est le plus important, on a pris conscience depuis peu d’années que l’arbre est aussi un être vivant qui peut entretenir un dialogue avec l’homme. Désormais les livres et les films se multiplient sur ce thème depuis le succès mondial de La Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (que Mottet comme la majorité des forestiers conteste pourtant parce qu’ils le jugent trop anthropomorphiste) et la vogue intellectuelle qui s’est développée autour de l’Arbre Monde de Richard Powers, aux accents plus apocalyptiques.
Concrètement, Jean et Monique Mottet créent à la Bonne Foussie une « sylviculture alternative » avec d’abord un arboretum scientifique labellisé par l’INRA dans le cadre d’un projet européen consacré au changement climatique, un observatoire de ce bouleversement ; puis un lieu baptisé le « paradis des oiseaux » (en 2011 aussi), une parcelle plantée de 500 fruitiers forestiers (sorbiers, alisiers, poiriers sauvages…) où l’on peut venir écouter et observer ceux-ci. En concordance avec ces deux initiatives ils initient des promenades en forêt dont l’idée première leur a été donnée par Gilles Clément. On peut en particulier venir y entendre, et essayer d’y apercevoir, à la tombée du jour, le mystérieux et mythique engoulevent évoqué par un certain nombre d’écrivains, devenu l’oiseau emblématique de la Bonne Foussie. Jean Mottet poursuit aujourd’hui cette œuvre en faisant planter en 2021 quelque 22000 arbres d’espèces feuillues variées (chênes sessiles, chênes pubescents, charmes, alisiers, merisiers, sorbiers…) sur des parcelles agricoles reconverties. La foi l’anime contre vents et marées, à l’instar d’Elzéard Bouffier, le protagoniste du magique L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono, que sut si bien illustrer au cinéma Frédéric Back. Une utopie ? « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage… » comme l’a écrit La Fontaine.
« L’arbre semble vouloir s’adresser aux grands primates irrévérencieux que nous sommes devenus. Des primates aujourd’hui perdus au bord du chemin pour avoir sottement oublié qu’ils vivaient sur la planète des arbres » dit Jacques Tassin (Penser comme un arbre, Odile Jacob, 2018). Belle utopie que d’essayer de reconstituer une « planète des arbres », fût-ce sous forme d’un échantillon. Il ne s’agit pas de donner l’exemple, ni de verser dans la radicalité de certains mouvements comme celui des zadistes ; ni de suivre la voie aujourd’hui inimitable d’un Henry-David Thoreau se retirant dans sa cabane dans les bois ; mais c’est tout de même une forme de révolte douce dont Mottet pense qu’elle est favorisée par la forêt, génératrice d’un « refus d’obéissance » à l’image du Giono pacifiste des années 1930. Le renversement complet de notre temps, affirme Bruno Latour, « est articulé autour d’un point central : le maintien des conditions d’habitabilité’ de la planète. (…) Peut-on encore vivre dans un monde habitable, maintenant que (…) nous comprenons enfin que nous vivons entremêlés à toutes sorte d’autres vivants ? » (dans Télérama n°3759, 26/01/22, à propos de son nouveau livre Mémo sur la nouvelle classe écologique).
Il reste une équation délicate à résoudre : comment un propriétaire terrien qui est en même temps un penseur universitaire et quelque part un poète, peut-il concilier la vision productiviste de la majorité de ses collègues forestiers, et une conception inspirée des arts dans laquelle s’exprime le « désir d’adhésion au monde », « l’entrelacement entre l’humain et le non humain » ? La synthèse est difficile mais la question ne se pose pas qu’aux propriétaires de forêts comme Jean Mottet ; elle se pose aujourd’hui à l’ensemble de l’humanité.