Trop élevé l'endettement public ? Et la dette des ménages et celle des entreprises ? Et quel rapport avec l'épargne ? Ce petit livre donne les éléments essentiels pour appréhender ces questions.

Anton Brender et ses coauteurs, Florence Pisani et Emile Gagna, viennent de faire paraître un petit livre, tout à fait essentiel, sur la dette, Economie de la dette (La Découverte, collection Repères Economie, 2021), où le lecteur trouvera, sous une forme très synthétique, beaucoup d'informations sur ses différentes composantes et leurs évolutions, cela pour les principaux pays développés, des dettes des ménages et des entreprises, à celles de l'Etat, en passant par les dettes du reste du monde, comme sur les limites auxquelles chacune d'elles est alors confrontée, une question désormais primordiale s'il en est. Mais aussi et surtout une présentation extrêmement claire de quelques éléments fondamentaux qu'il faudrait avoir en tête lorsqu'on se penche sur le sujet, et qu'Anton Brender a bien voulu nous récapituler ci-dessous en répondant à des questions.

 

Nonfiction : Pourquoi les dettes augmentent-elle partout dans le monde ? En quoi cela est-il lié à la montée de l’épargne des ménages ?

Anton Brender : Rappelons une évidence : les dettes des uns sont les créances des autres. Je dois de l’argent à quelqu’un parce qu’il m’a accordé un crédit. La dette que j’ai envers lui et la créance qu’il détient sur moi sont les deux faces d’une seule et même pièce. Si les dettes montent continument en beaucoup d’endroit du monde, c’est parce que partout toujours plus d’argent est mis de côté. L’épargne, plus précisément l’épargne financière, est justement la partie de mon revenu que je « mets de côté » (je ne m’en sers ni pour acheter des biens ou des services, ni pour construire une maison). Cette épargne financière peut prendre différentes formes. Je peux acheter des actions d’une entreprise ou en créer une : j’acquière alors des droits de propriété. Mais je peux aussi, si je ne veux pas prendre des risques de cette nature, laisser cette épargne sur mon compte en banque, sur un livret d’épargne ou encore la placer par exemple en titres d’Etat ou en assurance-vie… J’acquière alors une créance. Or, le plus souvent, les ménages, lorsqu’ils mettent de l'argent de côté, acquièrent effectivement des créances plutôt que des actions, mais ces créances ont alors nécessairement leur contrepartie dans des dettes. Avec une conséquence que l’on oublie souvent : si personne ne s’endette, personne non plus ne pourra mettre d‘argent de côté ! Accumulation de dettes et accumulation de créances vont nécessairement de pair. 

 

Comment se répartit cette épargne ? Que représente l’endettement net des entreprises dans le total, et celui des ménages ? Comment ont-ils évolué au cours des vingt dernières années ?

Dans une économie développée les ménages mettent en général de l’argent de côté. Ceux dont les dettes fournissent la contrepartie des créances qui s’accumulent ne sont toutefois pas toujours ceux que l’on attendrait. On lit fréquemment dans les manuels que les ménages épargnent et que cette épargne est empruntée par les entreprises qui s’en servent pour investir. La réalité est toutefois plus complexe. Certes les entreprises empruntent, mais elles prêtent aussi. Les profits qu’elles conservent dépassent même souvent leurs dépenses d’investissement. Au total, dans les économies industrialisées, l’endettement des entreprises net des créances qu’elles détiennent – seul cet endettement net peut fournir une contrepartie aux créances des ménages – représente 30 à 40 points de PIB. Or la masse de créances accumulées par les ménages est souvent voisine de 200 points de PIB. Comment est-ce possible ? Tout simplement parce que, dans une économie moderne, les entreprises sont loin d’être les seules à s’endetter : les ménages et l’Etat s’endettent aussi largement. En France, par exemple, à la veille de la pandémie, notre dette publique représentait à peu près 100 points de PIB et l’endettement des ménages s’élevait à environ 80 points de PIB. Le montant de la dette publique est souvent brandi comme un épouvantail et celui de la dette des ménages est régulièrement source d’inquiétudes. Il n’empêche : sans la montée presque continue de ces deux masses de dette, la croissance de notre économie aurait été étouffée par la propension des ménages – de certains d’entre eux au moins – à mettre continuellement de côté une partie de leur revenu ! 

 

On sait que l’endettement est sujet à des emballements explosifs, mais vous expliquez que les comportements d’épargne ont aussi leur part dans ces phénomènes. Pourriez-vous alors éclairer ce point ?

Les vagues d’endettement que l’on observe régulièrement résultent rarement du seul aveuglement des emprunteurs et de ceux qui leur prêtent : ces vagues répondent souvent à une poussée d’épargne. Si soudain certains mettent plus d’argent de côté, d’autres doivent rapidement emprunter et dépenser plus si l’on veut éviter une asphyxie de l’activité. On l’a vu lors des « chocs pétroliers » des années 70 qui ont transféré une part du revenu mondial vers des pays qui ne pouvaient le dépenser en totalité : l’activité ne s’est alors pas effondrée parce que les dépenses et l’endettement de nos Etats d’abord, puis celui de nombreux pays émergents, ont permis de l’éviter... au prix pour ces derniers d’une « crise de la dette » dont ils ont mis une décennie à se remettre ! La pandémie vient de donner une illustration plus immédiate encore de ce lien entre poussée d’épargne et montée de l’endettement. Que s’est-il passé en effet ? D’un seul coup, les ménages n’ont plus été au restaurant, dans les commerces « non essentiels », en voyage… En réduisant brutalement leurs dépenses, ils ont privé ces secteurs et ceux qui y travaillent de leurs revenus. Privés de revenus, ces derniers auraient vite dû réduire à leur tour leurs dépenses et une spirale déflationniste se serait enclenchée. Si nos Etats n’avaient pas eu la sagesse de s’endetter, l’activité aurait alors baissé plus encore qu’elle ne l’a fait. Conscients du risque, ils ont emprunté et donné à ceux qui avaient perdu leurs revenus des sommes qui leur ont permis de continuer à dépenser. Dans la plupart des économies développées, l’endettement public est alors monté à hauteur presque exactement des sommes que la pandémie a forcé les ménages à épargner ! 

 

Quel est le défi auquel les banques centrales sont confrontées et pourquoi celui-ci est-il de plus en plus difficile à tenir ?

Les banques centrales ont pour mission de maintenir nos économies au plus près du plein emploi. Elles règlent le niveau des taux d’intérêt pour éviter que l’inflation ne monte ou au contraire que la déflation ne s’installe. Lorsque certains agents tendent à réduire la part dépensée de leur revenu, elles baissent les taux d’intérêt pour que d’autres empruntent et dépensent plus. Ceux qui le veulent peuvent ainsi mettre de l’argent de côté sans que l’activité ne soit déprimée. Encore faut-il pour cela que des agents empruntent suffisamment en réponse à la baisse des taux d’intérêt. Pendant les dernières décennies, les pressions déflationnistes ont été si fortes que les banques centrales ont dû maintenir les taux à des niveaux extrêmement bas. Pour l’essentiel toutefois, seul l’endettement et l’investissement immobiliers des ménages ont été stimulés. Les effets secondaires dangereux des politiques monétaires menées ont maintes fois été soulignés, souvent par les banquiers centraux eux-mêmes : des taux durablement bas poussent à la hausse non seulement le prix des maisons mais aussi le cours des actions, avec tous les risques que cela peut impliquer pour la stabilité financière… Mais les banquiers centraux n’avaient guère le choix : les taux d’intérêt sont le seul instrument dont ils disposent. Maintenir les taux le plus bas possible, comme cela a été cas jusqu’à ces derniers mois, est tout ce qu’ils peuvent faire pour lutter contre des pressions déflationnistes durables. 

 

Quel rôle joue ici l’endettement public ? Quelles en sont les limites ? 

Le rôle que doit jouer l’endettement public dans une telle situation est  clair. Si, malgré des taux maintenus au plus bas, les agents privés tendent à générer plus d’épargne qu’ils n’en empruntent pour investir, le plein emploi ne pourra être atteint sans intervention de l’Etat. Il appartient à ce dernier d’emprunter et de dépenser l’excédent d’épargne privée qui se dégage alors. Imaginons une économie dont les agents privés ont en permanence un excédent d’épargne. Une hausse continue de l’endettement et de la dépense publics pourra seule maintenir cette économie au plein emploi. La limite à l’endettement public est alors fixée par l’excédent d’épargne privée que l’économie tend à dégager. Tant qu’il subsiste, un retour à l’équilibre budgétaire écartera l’économie du plein emploi. Ce cas de figure est loin d’être hypothétique : il correspond exactement à celui du Japon depuis maintenant trois décennies !

L’exemple délibérément provocant d’un Etat empruntant pour payer des ouvriers à creuser puis à reboucher des trous donné par Keynes illustre bien le rôle macro-économique du déficit budgétaire. Le Japon s’en est d’ailleurs inspiré en construisant des ponts ne menant nulle part ! Mais on sent bien aussi qu’amener par ce bais une économie au plein emploi n’est pas faire le meilleur usage possible de l’épargne disponible. On touche ainsi du doigt le double rôle joué par l’Etat : en s’endettant il peut contribuer à rapprocher l’économie du plein emploi, mais il décide aussi de l’usage de l’épargne qu’il emprunte comme d’ailleurs de celui des recettes qu’il prélève. 

 

Comment faut-il penser alors l’action de l’Etat dans un contexte d’épargne surabondante ?

L’Etat peut intervenir de plusieurs manières pour rapprocher l’économie du plein-emploi. Il peut agir pour faire disparaître cet excédent d’épargne en transférant des revenus de ceux – entreprises ou ménages – qui mettent de l’argent de côté, vers ceux – les plus démunis – qui dépensent tout ce qu’ils gagnent. Mais il peut aussi, comme on l’a dit, emprunter l’excédent d’épargne disponible pour financer des dépenses qui lui permettront de mieux répondre aux défis de demain. Dans tous les cas, sa manière de contribuer au maintien du plein emploi implique un arbitrage politique.

 

Et donc pour finir, comment faut-il concevoir l’articulation des rôles de la banque centrale et de l’Etat ? 

La politique monétaire doit guider l’Etat dans la gestion de son solde budgétaire. Des taux durablement bas signalent qu’un excédent d’épargne privée existe. L’Etat peut alors intervenir pour le réduire, par des mesures fiscales, ou le mobiliser, par l’emprunt. Si au contraire, lorsque l’économie s’approche du plein emploi, cet excédent tend à disparaitre voire, si les agents privés commencent à dépenser plus qu’ils ne gagnent, la banque centrale montera les taux d’intérêt pour prévenir une hausse des prix. Rien ne garantit en effet que l’épargne reste toujours surabondante ! Il appartiendra cette fois à l’Etat de réduire progressivement son déficit, voire de dégager un excédent. Il lui faut donc rester toujours politiquement capable d’augmenter ses recettes ou de réduire ses dépenses pour que l’évolution de son endettement s’ajuste à celle de l’épargne que les agents privés tendent à dégager au plein emploi. Là réside la vraie limite à l’endettement public.