En 1890, Tchekhov se rend sur l’île de Sakharine où il passe huit mois à interroger les bagnards. A son retour, il engage une longue correspondance avec Lydia Mizinova.

Correspondance avec La Mouette : Anton Tchechov, Lydia Mizinova est un ensemble de lettres, traduites, annotées et présentées par Nicolas Struve, que s’échangèrent l’auteur de La Mouette et celle qui inspire le personnage de Nina dans la même pièce. Elles inaugurent la crise dramaturgique qui verra le théâtre de Tchekhov se détacher de la tradition tragique et la subvertir. En somme, c'est l'après-midi d'un faune.

La comédie humaine

Il y a comme un lointain écho au duc de Valmont et à la Marquise de Merteuil, héros des Liaisons dangereuses, dans cette correspondance. « Parlez-moi de vos conquêtes »   ne cesse d’écrire Tchekhov. Liaisons dangereuses, jeux de l'amour et du hasard, fausses confidences connues de tous - « des bruits me sont parvenus, selon lesquels Lydia Stakhievna se marie par dépit »   ... L’amour se révèle n’être que fausse promesse, où le tragique de l'existence cède le pas à la comédie bourgeoise, voire au vaudeville, comme l'illustrent les infidélités des deux amants-amis ou celles de leurs proches.

La désinvolture et l'humour, parfois grinçant mais surtout complice, donnent aux lettres des deux amants un style détaché des convenances morales de la société moscovite. Leur ironie finit par questionner l’être même du théâtre tragique. Ponctuées de reprise d'air d'opérette, comme La Belle Hélène d'Offenbach, compris là aussi comme rupture avec le genre noble qu’est l’opéra, ces lettres manifestent une crise du théâtre. Comme la peste dans le théâtre d’Eschyle peut être lue comme l'expression d’une crise des valeurs de la tradition juridique, le choléra n’est pas ici qu’une épidémie historique. Il est métaphoriquement la crise de la dramaturgie.

Le temps de l’ennui

Ces lettres échangées, en des fragments de discours tantôt amoureux, tantôt mondains, disent l’absence, le désir, la fuite, l’attente vaine, la vacuité des mots : « Je n’ai rien à écrire et pourtant l’envie est là »   . Alors Lyca (version affectueuse pour Lydia) écrit des « sottises »   . Semblable à des incantations, le discours se répète, redouble la parole de l’autre : « j’aurais tellement envie de parler avec vous »… Cette phrase se répète à l’identique. On déplore le départ passé, on redoute le départ à venir, on regrette des rendez-vous manqués. L’attente rejoint l’ennui dans une énumération calendaire et lancinante d’un quotidien tout aussi monotone. On est pris dans le cycle des saisons dans l’attente de la récolte.

Nous voici transportés au seuil de la rencontre du monde d’Anton Tchekhov et de celle qui insufflera au personnage de Nina, dans la pièce La Mouette, un vent de liberté. Un monde où le théâtre se mêle aux mondanités dans une temporalité évanescente. Les mots se libèrent du sujet : « Ici les cornichons sont mûrs. Brome est tombé amoureux de mademoiselle Meriliz. Nous vivons en paix. Nous ne buvons plus de vodka et ne fumons plus, mais on ne sait pourquoi, après les repas, on a à chaque fois très envie de dormir »   .

Des scènes et des décors se succèdent sans nécessaire continuité. Ils forment les tableaux d’une société où « la situation d’homme oisif finit par épuiser et provoquer un ennui infernal »   . Les personnages immobiles sont à bout de souffle : des figurants interchangeables, impuissants à rencontrer l’autre.

Les lettres qui constituent cet échange révèlent un paradoxe : désespérément, la lettre attend une réponse. Dans le silence, elle ne cesse de se répéter. « chaque jour je me demande pourquoi je n’ai pas de lettre de vous. Écrivez - moi plus longuement… Ecrivez-moi, je m’ennuie ». Le silence menace la lettre du texte. Alors on s’accroche au quotidien.

Les groseilliers mûrissent

Dans un monde où l’argent est au coeur de tous les échanges, les sentiments ne sont que transactions intéressées. On amasse argent, gloire et réputation. Il n’y a plus place pour un quelconque héroïsme épique. L’échange épistolaire montre des personnages animés par ce ressort. La tragédie en tant que genre, se libère de ses traces aristocratiques. Si le théâtre d’Eschyle s’ouvre sur la peste, ici c’est le choléra et la tuberculose qui menacent, par une transposition des modèles traditionnels de la tragédie. Mizinova écrira dans une lettre : « j’ai décidé de n’avoir affaire qu’à des gens ordinaires »   . Dans une des premières nouvelles de Tchekhov, Les groseilliers, on lisait :

« Écouter l'histoire d'un pauvre fonctionnaire qui mangeait des groseilles, quand des généraux et des dames qui semblaient vivants dans la pénombre vous contemplaient du haut de leurs cadres dorés, était bien ennuyeux. On avait plutôt envie de parler et d'entendre parler de gens élégants, de femmes. »

Attendre que les groseilliers mûrissent, c’est privilégier le quotidien aux dépens de sujets conçus comme plus nobles jusqu’alors. « Il faudrait écrire une pièce, disait Tchekhov, où les gens arriveraient, partiraient, mangeraient, parleraient de la pluie et du beau temps, joueraient aux cartes, et tout cela non pas parce que l'auteur en a besoin mais parce que tout se passe comme ça dans la réalité. » Pas de place, dans ce drame d'un type nouveau, pour la grande « scène à faire » ni pour des personnages altiers aux voix retentissantes : une action toujours incertaine et inchoative, qui n'arrête pas de se nouer et de se dénouer ; un univers uniforme, un univers mat, dont la trame est certainement tragique, mais d'un tragique diffus qui se révèle incompatible avec l'ancienne forme tragique ; des voix sourdes, immergées dans une certaine choralité, celle-là même d'une société en train de se massifier »   .

Sur fonds scénique de choléra et de groseilliers, Tchekhov et Mizinova s’écrivent pour échapper à l’ennui, cet ennui contagieux dont souffrent les personnages de Tchekhov sans ne jamais parvenir à atteindre le statut de héros. L’attente du mûrissement des groseilles rythme le texte, tel un leitmotiv. Dans ces lettres, on entend un ton qui n’est pas sans annoncer Beckett. En attendant les lettres, ou encore en se lançant des invitations avortées - « si je vais à Pétersbourg, je ne manquerai pas de m’arrêter chez vous »   ne cesse d’annoncer Anton Tchekhov, « nous vous avons tellement attendu, attendu ; on ne vous attend plus, on part. »   - l’intimité qu’ouvre l’attente sauve de la mondanité. « Je suis las de boire et de manger », écrit Tchekhov. Une façon comme une autre de combler le grand vide. Surgit ainsi une nouvelle forme de tragique en rupture avec la tradition.