Pour maîtriser les différents périls qu’elle a engendrés du fait de sa puissance, l’Humanité doit réapprendre à la limiter.

Power : Limits and prospects for human survival est un ouvrage écrit par Richard Heinberg et paru en septembre dernier. Dans cet essai, l’auteur retrace les circonstances historiques dans lesquelles l’espèce humaine est parvenue exaucer le vœu cartésien de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Dans la dernière partie de l’ouvrage, plus prospective, il esquisse quelques pistes qui pourraient permettre à Homo Sapiens de limiter, de lui-même, la formidable puissance qu’il détient désormais.

Qu’est-ce que le pouvoir ?

Pour commencer, Heinberg rappelle que la notion de « puissance » renvoie à de multiples définitions, selon le champ disciplinaire dans lequel nous nous situons.

En physique, la puissance est définie comme le taux de transfert d'énergie d’un système à un autre système. Par exemple, le moteur d’une voiture transfère (ou convertit) l’énergie contenue dans le carburant en énergie cinétique, permettant ainsi au véhicule d’avancer.

Au quotidien, la puissance renvoie néanmoins plutôt à une autre notion, celle du pouvoir social, qui désigne la capacité à librement faire quelque chose, à faire faire quelque chose à quelqu’un d’autre, ou enfin à empêcher quelqu’un d’autre de faire quelque chose. Un dirigeant politique ou un chef d’entreprise jouissent tous deux d’un tel pouvoir social.

L’auteur poursuit en détaillant deux types de pouvoir social. D’une part, le pouvoir social horizontal, compris comme la capacité d’un groupe d’individus à s’auto-organiser en vue d’atteindre un objectif : c’est le « faire ensemble », caractéristique des chasseurs-cueilleurs et, dans une certaine mesure, des démocraties modernes les plus abouties. D’autre part, le pouvoir social vertical renvoie quant à lui à la capacité de conduire les autres à faire quelque chose par la menace ou l'incitation : c’est le « fait ceci, ou… » et le « fait cela, et alors… ». Ce second type de pouvoir, vertical donc, est l’apanage des dictatures, quand bien même la distinction entre pouvoir horizontal et pouvoir vertical n’est pas toujours si évidente (l’auteur rappelant que les mouvements sociaux, horizontaux par nature, sont souvent conduits par des leaders, ou que les démocraties modernes s’appuient sur des systèmes judiciaires et carcéraux qui relèvent plutôt du pouvoir vertical).

Une autre forme de pouvoir social repose sur la capacité à interdire à d’autres l'accès à quelque chose. Le message est alors : « ceci m’appartient et je vais vous empêcher d’y avoir accès ».

Quand la puissance de l’Humanité se retourne contre elle-même

Dans son livre, Heinberg se propose de définir et d’étudier la puissance, qui est, selon lui, le dénominateur commun aux multiples périls qui menacent la survie de l’Humanité : dérèglement climatique, inégalités, pollutions, érosion de la biodiversité, épuisement des ressources, etc.

Au cours de son enquête, il cherche essentiellement à répondre à trois questions : Comment Homo Sapiens, une espèce parmi des millions d’espèces, a-t-il pu devenir tellement puissant qu’il menace désormais sa propre existence ? Pourquoi l’Homme a-t-il développé autant de moyens pour opprimer et exploiter son prochain ? Est-il possible de repenser et de transformer notre rapport à la puissance de sorte que nous parvenions à éviter des catastrophes écologiques en cascade qui pourraient précipiter l’effondrement des systèmes socio-économiques actuels ?

Chaque chapitre du livre rend compte des étapes de l’enquête menée par Heinberg.

Pour commencer, l’auteur explore les manifestations de la puissance dans la nature. Il rappelle que les biologistes tendent à s’accorder sur le fait que l’évolution obéit à un principe de « puissance maximale ». Selon celui-ci, les espèces les plus aptes à maîtriser et à utiliser efficacement l’énergie disponible sont celles qui ont le plus de chance de survivre.

Ensuite, il décrit l’émergence, l’évolution puis la domination de la puissance sociale verticale durant l’Holocène, l’ère géologique qui représente les 11 000 dernières années. Pour ce faire, il revient sur l’application aux hommes (par d’autres hommes donc) des techniques de domestication d’abord utilisées pour permettre l’élevage de bétail. Il rappelle ensuite que la création de la monnaie peut être comprise comme la pierre angulaire d’un système quasi-universel de régulation de la richesse (et donc également de la pauvreté). Il conclut enfin sur les développements successifs des techniques de communication (depuis l’écriture puis l’imprimerie jusqu’aux réseaux sociaux) et le rôle qu’elles jouent dans la consolidation de la puissance sociale verticale.

Dans les chapitre 4 et 5, il évoque la parenthèse historique qui s’est ouverte au moment de la première révolution industrielle et des débuts de l’utilisation massive des énergies fossiles, et qui conduit aujourd’hui l’Humanité à buter sur différentes limites planétaires.

De nouvelles coalitions sociales qui reposent sur quatre piliers

Dans les deux derniers chapitres de son ouvrage, Heinberg revient sur les moyens mis en œuvre par le passé par les être humains (et par d’autres espèces vivantes) pour autoréguler leur puissance. Il conclut en esquissant des pistes qui pourraient permettre à l’Humanité de réguler sa puissance de son propre chef, selon des modalités délibérées plutôt qu’imposées par un contexte environnemental et social devenu intenable. Il appelle notamment les sociétés humaines à permettre l’émergence de nouvelles coalitions qui devront reposer sur quatre piliers.

D’abord, les individus et les collectifs qui travaillent à « sauver la planète » en luttant contre le changement climatique, les pollutions, ou encore la perte de biodiversité. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux dénoncent les pratiques des entreprises et des États ; certains contribuent à l’élaboration ou à la promotion de politiques publiques ou de stratégies privées plus respectueuses de l'environnement.

Ensuite, les défenseurs des droits humains qui militent et agissent en faveur de l’avancement de la justice sociale. On retrouve ici les défenseurs des plus démunis et des minorités opprimées de toutes sortes, y compris les peuples indigènes (qui sont majoritaires dans certains pays).

Puis les mouvements qui s'opposent à la violence, en particulier la violence d'État. Interviennent dans ce registre les collectifs opposés à toutes formes de conflits armés ; les organisations qui agissent en faveur de la non-prolifération des armes au sein d’une population donnée ; celles qui visent à réduire drastiquement - voire interdire - les ventes d'armes à l’échelle internationale ainsi que la militarisation des forces de police ; enfin, les acteurs qui promeuvent le recours à des méthodes pacifiques pour résoudre des conflits d’envergure.

Et enfin, les bâtisseurs de nouvelles cultures. Dans cette dernière catégorie d’acteurs, pour le moment moins organisée que les trois précédentes, on retrouve :

- Des individus et des collectifs qui cherchent à produire par la pensée de nouveaux modèles de société post-carbone basés sur l’exigence de durabilité ;

- Des experts en sciences comportementales, spécialistes des questions liées aux conditions de mise en œuvre de formes de pouvoir horizontal ;

- Des doers (ou « faiseurs ») qui testent déjà le futur - permaculteurs, fondateurs et habitants d’écovillages, développeurs de systèmes locaux de production d’énergies renouvelables. À leurs côtés, on retrouve également des artistes et des créatifs de toutes sortes qui cherchent à mettre l'imagination humaine au service de la nécessaire décolonisation du futur.

Selon Heinberg, chacun de ces groupes ne fait, individuellement, pas le poids face à l’inertie du « superorganisme », terme que l’auteur emprunte à Nathan Hagens pour qualifier la construction socio-économico-énergétique, inédite dans l’histoire de l’Humanité et finalement permise par la découverte puis l’exploitation à marche forcée des énergies fossiles. Ce n’est qu’une fois réunis en coalitions que les quatre groupes présentés plus haut seraient capables de mettre en œuvre des actions transformatrices et coordonnées pour aller vers une forme de pouvoir horizontal

En résumé, Richard Heinberg nous propose une vision du monde singulière, organisée autour des notions de puissance et de pouvoir. En rappelant qu’à l’instar des autres espèces vivantes, l’Homme s’emploie à devenir de plus en plus puissant, il détaille la rupture historique provoquée par la découverte puis l’exploitation massive et ultra-rapide des énergies fossiles et conclut sur l’impérieuse nécessité de créer les conditions dans lesquelles l’humanité sera capable d’auto-limiter sa volonté de puissance… Au risque, autrement, de s’auto-détruire.