En étudiant l’épée médiévale, tant dans sa réalité matérielle que dans son aspect symbolique, Martin Aurell livre une belle étude sur l’aristocratie et son imaginaire.

Les légendes médiévales plaisent encore au public contemporain. Les innombrables adaptations d’œuvres médiévales en témoignent : on pense bien sûr à Kaamelott, mais aussi aux films comme Le chevalier vert ou Le dernier duel, sortis en 2021. Dans ces adaptations, l’épée du chevalier est toujours bien mise en valeur : ainsi Excalibur, l’épée d’Arthur, brille-t-elle entre les mains du roi mais aussi entre celles de Perceval…

Spécialiste de l’aristocratie, des pouvoirs et de la parenté au Moyen Âge, professeur à l’université de Poitiers, Martin Aurell s’attache dans ce livre à décortiquer la place de l’épée dans le monde médiéval. Il montre ainsi que ce motif de la lame brillante est déjà très présent dans la littérature médiévale et, plus largement, que l’épée est omniprésente dans la vie et la pensée de l’aristocratie.

 

L’arme aristocratique par excellence

L’épée, qui apparaît vers 1700 av. J.C. au Proche-Orient, est la première arme fabriquée spécifiquement pour tuer des humains. Cette caractéristique favorise l’apparition de groupes de combattants professionnels, dont l’épée est le principal attribut. Cela reste vrai au Moyen Âge, où l’épée est l’arme de prédilection des chevaliers. Plus d’un millier d’épées datant de l’époque médiévale sont aujourd’hui conservées en Europe.

L’épée, en tant qu’arme de la noblesse, est une arme précieuse. On estime qu’un forgeron du Moyen Âge mettrait un mois et demi pour fabriquer une épée. Les délais sont en réalité plus courts car les artisans travaillent à plusieurs dans les forges. Il ne faut toutefois pas imaginer que les épées restent les mêmes durant tout le millénaire médiéval : avant l’an mil, ce sont les épées vikings qui sont les plus réputées. Plus au sud, les épées se perfectionnent à partir des années 1050 : elles deviennent plus équilibrées. Une épée standard présente une lame longue d’un mètre et large de cinq centimètres. L’ensemble reste léger : entre 900 grammes et 1,3 kilogrammes. Les poignées ouvragées, souvent décrites par les romans de chevalerie, sont peu attestées archéologiquement, sauf pour des épées d’apparat comme Joyeuse, épée du sacre des rois de France à partir du XIIe siècle. La lame de l’épée est solide mais elle peut être brisée et, dans ce cas, sa réparation est difficile : on ne connaît qu’un seul exemple d’épée ressoudée, car cela rend la lame fragile. C’est en revanche un motif qui hante la littérature : l’épée se brise soit parce qu’elle est mal utilisée, soit parce que son porteur est un félon ou qu’il a été maudit.

Tous ces éléments font de l’épée un objet précieux, auquel les chevaliers consacrent un soin tout particulier. Il n’est ainsi pas rare qu’ils lui donnent un nom. Pour le chevalier, l’épée n’est pas un simple objet mais une véritable partenaire douée d’une capacité d’action propre. Il entretient avec elle une véritable relation affective. Ainsi, dans la Chanson de Roland, le héros à l’article de la mort évoque son amour pour son épée : il n’a pas un mot pour sa fiancée Aude qui, elle, meurt de chagrin à l’annonce de la mort de son bien-aimé.

Si quelques femmes transmettent des épées aux hommes, elles n’en demeurent que les dépositaires temporaires, ce qui correspond à leur rôle de gardiennes de la mémoire dans les sociétés du Moyen Âge. La question de la transmission est en effet essentielle : l’épée est bien souvent familiale, « elle rappelle les exploits guerriers accomplis par les aïeux. » Elle devient aussi un conservatoire de la mémoire du lignage, quitte parfois à mythifier ce lignage. Au XIe siècle par exemple, l’empereur Henri III (1039-1056) ou son fils Henri IV commande une épée : le fourreau de celle-ci met en scène une lignée remontant jusqu’à Charlemagne, ce qui permet à l’empereur de légitimer son pouvoir. En ce sens, l’épée est aussi le support d’un discours symbolique extrêmement riche.

 

Le poids symbolique de l’épée

Martin Aurell montre bien que l’épée est certes une arme physique mais qu’elle est aussi porteuse, pour les chevaliers, d’un très riche imaginaire qui s’exprime par exemple dans les romans de chevalerie. La chevalerie désigne à la fois un groupe social, celui des hommes qui maîtrisent l’art du combat à cheval et de l’épée, une « idéologie pour prendre et conserver le pouvoir, mais aussi un système de valeurs et un code de conduite, largement tributaire du christianisme ». L’épée incarne en quelque sorte toutes ces valeurs.

Sa fabrication est bien souvent entourée de mystères. Les textes médiévaux, en particulier germaniques et scandinaves, se plaisent à évoquer des forgerons mythiques assistés par des nains. Certains forgerons bien réels signent d’ailleurs leurs épées, preuve de leur rôle important. C’est le cas notamment des épées sur lesquelles on trouve l’inscription ULFBERHT : les épées qui portent cette inscription, fabriquées en Rhénanie, sont très prisées dans l’Europe du nord entre 850 et 1150. Cette marque désigne sans doute un atelier familial actif durant cette période.

Le rôle symbolique de l’épée est également bien visible dans la cérémonie de l’adoubement, qui fait entrer les jeunes hommes dans l’âge adulte et dans la classe des chevaliers. La remise de l’épée est un moment central de ce rituel. À l’inverse, abandonner (de manière volontaire ou contrainte) le baudrier qui tient l’épée signifie quitter la chevalerie. Martin Aurell évoque ainsi le cas de Guillaume de Marisco, pendu, étripé et écartelé pour crime de lèse-majesté en 1242 à Londres : son épée est brisée en deux morceaux au moment du supplice. L’épée représente aussi le pouvoir de justice du chevalier.

La dernière partie du livre, sans doute la plus ardue pour qui n’est pas spécialiste du Moyen Âge, porte sur les liens entre l’Église et l’épée. L’Église reprend en effet ce symbole qu’est l’épée pour raffermir son pouvoir sur la société. Les clercs développent la théorie des deux glaives notamment à partir des années 1070, en pleine réforme grégorienne (un mouvement qui réaffirme la supériorité de l’Église sur les laïcs). Fondée sur des textes bibliques et des références antiques, cette idée suppose que le glaive matériel du prince doit se subordonner au glaive spirituel de l’évêque. Si cette idée ne s’impose finalement pas, elle suscite d’ardents conflits aux XIe et XIIe siècles. Les évêques tentent aussi de s’emparer de certains rituels : dans une dizaine de textes, on voit ainsi des évêques adouber des chevaliers. Cela reste cependant assez marginal et c’est plutôt la cérémonie du sacre du roi qui montre le rôle qu’entend jouer l’Église. Lorsque le roi est sacré, c’est toujours un évêque qui lui remet l’épée, ce qui fait du roi le bras armé de l’Église.

Du reste, à partir du XIIe siècle, les inscriptions sur les épées des chevaliers sont presque toujours de nature religieuse : on trouve par exemple des psaumes. Le psaume 143, que David chante lors de son duel contre Goliath dans la Bible, a ainsi été retrouvé sur une quinzaine d’épées médiévales. « Cette prière attire une force surnaturelle sur la main et les doigts du combattant, que l’on tient alors pour le siège de la puissance guerrière et du pouvoir spirituel. » Il faut toutefois souligner que ces inscriptions sont très souvent abrégées, ce qui les rend probablement incompréhensibles pour les chevaliers. Elles relèvent alors de l’incantation, presque de la formule magique censée porter bonheur.

L’épée, tant dans sa matérialité que dans ce qu’elle représente symboliquement pour les chevaliers, est donc un élément essentiel de la société féodale. En mêlant les données de l’archéologie aux textes des romans, Martin Aurell lui restitue sa juste place.