Les couleurs montrent et dissimulent tout à la fois. Depuis 1998, c'est dans un tel rapport au secret que la revue Sigila aborde la question des couleurs, en art et ailleurs.

Ne pas céder au prêt-à-porter de la pensée : tel est le combat paisible de la revue franco-portugaise Sigila. Il ne s'agit pas de trancher en faveur d'une thèse plutôt qu'une autre, mais d'approcher au plus près les problématiques permettant de creuser la question du secret avec ses dissonnances, ses contradictions.

Ce numéro 47 de Sigila présente une palette de textes autour du mot « couleurs ». Les contributions forment un « kaléidoscope » de réflexions qui résonnent entre elles. Revue écrite en français et en portugais, elle exprime par ce choix la mobilité de la pensée au sein d'un paysage linguistique. Les deux langues se complètent sans se réduire l'une à l'autre, sans concurrence, sans aplanir les singularités linguistiques ou limiter les formes du discours.

Savoir de l'inachevé

Par touches et retouches, les textes approchent la couleur, approfondissant un peu plus la question du secret, initiée depuis le premier numéro où une galaxie de notions se rejoignent sans se confondre. La revue ne vise pas une démarche encyclopédique qui cerne son sujet. Elle liste et dresse l'inventaire : l'ombre, en cachette, le nu, l'espion, la nostalgie, l'archive, l'attente... La liste est inachevée mais elle peut soudain s'arrêter, sans que cela en altère le sens.

L'ordre vient des mots

Le sens des mots naît de l'attention portée aux pratiques. Les auteurs des articles construisent leur analyse à partir de cas singuliers, sans généraliser, ni envisager un système. Ainsi l'article d'Arnaud Dubois explique le développement, au XVIe siècle, du commerce du « bois-Brésil », dont est extraite la Braziline, teinture rouge utilisée par les Tupinambas pour peindre les plumes blanches décoratives et rituelles, assurant la pérénité du groupe par une maîtrise du corps dans l'espace de la représentation. Les marchand normands de Rouen y verront une aubaine en termes économiques, dans la mesure où elle permet de réduire les coûts pour l'industrie de la draperie lainière. C'est à partir des récits de voyage de Jean de Léry, par exemple, que sera représenté le corps du travailleur aliéné, esclave de ces marchands normands, ces derniers les contraignant à des conditions de travail inhumaines. Ordonnancement dû à la couleur rouge.

Sous les mots

Le dialogue entre Edmond et Prune à propos de l'oeuvre de Pierre Soulages montre qu'il ne suffit pas de nommer la couleur, en l'occurrence le noir, pour comprendre que ce n 'est pas du noir, mais du dessin à coup de traits, de grattages qui joue avec la lumière. Il faut regarder le tableau pour saisir qu'on est aux antipodes du monochrome. Edmond rappelle que le mot monochrome s'applique aux tableaux de Yves Klein, mais pas à ceux de Soulages, qui forge le mot d' « outrenoir » pour définir sa peinture toute en relief : « voyez ces lignes, ces striures, ces modulations dessinées par la lumière »   . Nul monochrome là où surgit le dessin. Le monochrome est « d'une seule couleur, sans nuance de ton ou de valeur ».

Précieuse précision

Le mystère de la couleur n'est pas une donnée immédiate. Elle a ses secrets. Les souvenirs en changent le nom. De toutes les qualités, disait Aristote, c'est celle dont il est le plus difficile de parler. Le mot lui-même, « couleur », provient du latin color, qui se rattache au verbe celare : « cacher, celer ». Si les couleurs varient d'une culture à l'autre, elles se manifestent différemment d'un individu à l'autre, et ramènent chacun à une expérience singulière de la subjectivité et des mots du langage.

Subjectivité

Des correspondances ont lieu entre couleurs et sensations : couleurs chaudes, silence des couleurs, ton et gammes... Devant le petit pan de mur jaune de Vermeer, Proust écrit :

« c'est ainsi que j'aurais dû écrire. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ».

Il y a dans le travail de Proust le moment où « la plume de l'écrivain fait (…) assaut du pinceau du peintre »   . A l'aide de références à la peinture, certes ; mais comme Davide Vago en fait l'analyse dans son article consacré à Proust, et plus précisément à un extrait de Sodome et Gomorrhe, si Monet est une source picturales de l'écriture de Proust, ce n'est pas la seule. Le texte littéraire alimente tout autant les couleurs du texte. Le Cimetière marin de Paul Valéry lui permet d'entremêler en un jeu de dévoilement et dissimulation, « une texture chromatique » non secondaire. Il opère des surimpressions de sources littéraires retravailllées et recomposées   . Ici, c'est le savoir-faire qui s'invite.

Voix colorées et singulières

L'opéra aussi tisse avec la couleur des liens qui en montrent toute la singularité. L'opéra d'Orphée, initié par Jacopo Peri (1600), ouvre la voie à des musiques qui « convoquent, en leur éblouissante tapisserie, les teintes les plus franches comme les plus insaissables, cachées dans les blandices et les méandres des voix, de leur évolution, voire de leur disparition (celle des castrats)    ». Après le passage du Styx, l'Orphée de Marc-Antoine Charpentier s'en sort plutôt bien, « sans trop franchir les marges des couleurs et des timbres «    , écrit Marie-Françoise Vieuille.

C'est avec Monteverdi et les compositeurs baroques, puis musiciens et chanteurs des XXe et XXIe siècles, que se réveilleront les singularités d'un opéra ouvert sur l'indicible. Chanter Orphée l'abandonné ouvre ainsi à des expériences diverses. La voix de contralto de Kathleen Ferrier, dans la version de Gluck, fait écrire à Yves Bonnefoy : « la voix mêlée de couleur grise qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu/comme si au-delà de toute forme pure/tremblait un autre chant et le seul absolu »   .

La voix, en jouant du contraste, de la traversée, du passage, chante ses propres mystères, en cela irréductible à des effets de mode. Comme le dit le poème de Paulo Renato Cardoso : « Demeure l'hypothèse la distance le parfum »   . Cela vaut pour toute approche des couleurs.

Nier ou exalter les couleurs sont les deux tentations qui menacent l'équilibre de notre manière d'être au monde, comme le souligne le livre de Lilian Thuram, La pensée blanche, commenté à la fin de la revue. Le livre a choqué en montrant qu'à gauche, on minimise le racisme en y voyant l'alibi de la négation des classes sociales. C'est le sens de l'intervention de Luisa Semedo, selon laquelle il est nécessaire de prendre conscience de sa propre couleur, pour concevoir celle des autres.

Si nommer les couleurs peut égarer, ne pas les nommer ouvre la voie à des malentendus ou à des catastrophes.