A l’occasion du quarantième anniversaire de la disparation de Georges Perec, le Seuil réédite l’inclassable « Espèces d’espaces ».

A l’occasion du quarantième anniversaire de la disparition de Georges Perec, la collection « La librairie du XXIe siècle » réédite Espèces d’espaces avant de publier en mars 2022 son livre, encore inédit à ce jour, Lieux.

Espèces d’espaces est un essai inclassable, bien que le cœur de son propos soit, de fait, une typologie de nos espaces quotidiens et des relations que nous entretenons avec ceux-ci. Inclassable sauf au sein de l’œuvre de Georges Perec, puisque ce livre, à l’origine une commande de l’urbaniste Paul Virilio publiée en 1974 dans sa nouvelle collection chez Galilée, ne surprendra pas les familiers de l’œuvre de l’oulipien. Jeux de mots, listes et fragments autobiographiques s’y côtoient.

 

Une invitation à regarder autrement l’évidence

Dans son avant-propos, Perec nous invite à dépasser l’évidence de notre environnement, des espaces qui nous entourent, et de les appréhender dans leur diversité. Ce faisant, il progresse du plus proche au plus lointain : « page », « lit », « chambre », « appartement », « immeuble », « rue », « quartier », « ville », « campagne », « pays », « monde », avant de terminer sur l’« espace » lui-même. Pour chaque élément, il se livre à un exercice de définition faussement objectif, et à autant de leçons d’observation à l’attention du lecteur (« malgré soi, on ne note que l’insolite, le particulier, le misérablement exceptionnel, c’est le contraire qu’il faudrait faire »), mais aussi d’imagination, afin de repenser l’évidence de nos façons d’occuper l’espace, comme lorsqu’il suggère de vivre dans cinq ou six chambres éparpillées dans Paris.

Tout au long de sa pérégrination littéraire, Perec s’interroge sur notre relation aux espaces : « Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? A partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? Est-ce quand on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose ? » Il réfléchit à leurs fonctions, leurs rythmes d’utilisation et se met à rêver à une « pièce inutile, absolument et délibérément inutile ».

 

L’espace comme lieu du souvenir

Sans surprise, les souvenirs occupent une place importante dans le livre et sont l’occasion d’évocations subtiles de la vie de l'auteur : « L’espace ressuscité de la chambre suffit à ranimer, à ramener, à raviver les souvenirs les plus fugaces, les plus anodins comme les plus essentiels. […] C’est sans doute parce que l’espace de la chambre fonctionne chez moi comme une madeleine proustienne […] que j’ai entrepris, depuis plusieurs années déjà, de faire l’inventaire, aussi exhaustif et précis que possible, de tous les Lieux où j’ai dormi. » Espèces d’espace nous invite également dans l’atelier de l’écrivain, puisqu’il y dévoile ses projets en cours, du futur roman La Vie, mode d’emploi à ses descriptions de Lieux sur douze ans, finalement abandonnées. Son essai constitue par ailleurs un témoignage sur les années 1970, à l’image de la place occupée par la voiture dans l’espace et donc dans ces pages.

Le livre est accompagné d’une postface de Jean-Luc Joly, président de l’Association Georges Perec. J.-L. Joly y revient sur le succès, malgré des débuts discrets, de cet essai, ainsi que sur sa réception artistique, littéraire et au sein du monde de l’architecture. Outre la force du titre, il estime que le genre atypique et la tonalité autobiographique du livre expliquent sa fortune éditoriale. Un cahier central reprenant les brouillons, manuscrits et tapuscrits de Perec vient compléter cette nouvelle édition.

Nous inviter à regarder autrement notre environnement et notre quotidien, que nous finissions par ne plus voir, n’est-ce pas là l’une des fonctions de la littérature ? Ce livre, en tout cas, réveille en nous, « irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d’une accumulation désespérante, ni comme illusion d’une conquête, mais comme retrouvailles d’un sens, perception d’une écriture terrestre, d’une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs. »