Pour espérer conquérir le pouvoir, les partis écologistes doivent mener un travail de terrain, à la fois de conviction mais aussi de description, cher au sociologue Bruno Latour.

Le précédent livre de Bruno Latour, Où suis-je ? (Les empêcheurs de penser en rond, 2021), avait pris la forme d’un conte philosophique qui cherchait, en partant du confinement, à nous sensibiliser à notre condition de «  terrestres  ». 

Celui-ci, écrit avec Nikolaj Schultz, qui traite des mêmes thèmes, adopte cette fois la forme d’un discours aux partis écologiques pour les inciter à faire le travail idéologique indispensable (celui-là même qu’ont mené par le passé les libéraux, puis les socialistes, puis les néolibéraux et pour finir les illibéraux) s’ils veulent pouvoir conquérir le pouvoir et opérer les transformations qu’impose le «  Nouveau Régime Climatique  ».

 

Quel travail ?

En quoi ce travail devrait-il consister dans ce cas d’espèce ? La référence la plus proche serait le travail gigantesque effectué par les socialismes au XIXe et XXe siècles, en particulier parce que celui-ci s’est attaché à inventorier une multitude de situations concrètes à partir desquelles ils ont alors pu fournir une cartographie convaincante des conflits et, finalement, définir un horizon commun pour l’action collective.

En même temps, on verra que ce travail devrait tout de même différer fondamentalement de ce que l’ensemble de ces mouvements ont pu réaliser en la matière dans la mesure où ils visaient encore, tous (sauf peut-être les illibéraux, qui étaient ou sont davantage dans la réaction), un horizon de développement de la production, ce qui ne pourra plus être le cas pour le mouvement écologiste. 

Les classes sociales s’opposaient jusqu’ici sur des questions d’organisation de la production et de sa redistribution. Ce sont désormais les conditions d’habitabilité de la planète Terre qui passent au premier plan. Ce qui nous renvoie à la dépendance dans laquelle nous nous trouvons vis-à-vis des vivants et de tout ce qui nous fait vivre, autrement dit du système Terre. Ce sont elles qui sont susceptibles d’être portées par la nouvelle classe écologique, si elle veut être en mesure de contester aux actuelles classes dirigeantes leur rôle de classe-pivot, c’est-à-dire celle autour de laquelle s’organise la répartition des positions politiques. 

Repenser les moyens de mobiliser la population sur ces questions, en se détournant de l’attention exclusive à la production, et redéfinir les valeurs susceptibles de susciter l’engagement, à l’image de ce que la prospérité, l’émancipation ou encore la liberté avaient permis d’atteindre au XXe siècle, incombent alors aux partis écologiques (ou à la nouvelle classe écologique en voie de formation). Et il en va de même, soit dit au passage, des notions d’appartenance, d’identité, d’attachement, de localité, de solidarité, de vie collective, de commun, qu’il s’agit de réinvestir d’un nouveau sens positif.

 

Donner un nouveau sens à l’Histoire

S’ils veulent pouvoir conquérir le pouvoir, il faut que les partis écologiques se mettent en situation de susciter les passions (lutter contre le «  désalignement des affects  ») en permettant de dépasser les angoisses que génère cette situation nouvelle qui désigne la production comme un problème. Ils devront s’attacher à donner un nouveau sens à l’Histoire, qui ne pourra plus être un mouvement vers l’avant mais plutôt l’exploration d’alternatives, soit les multiples manières d’habiter et de prendre soin des pratiques d’engendrement (qui permettent à tout ce dont nous vivons de continuer à exister), cela dans toutes les directions, comme l’écrivent les auteurs. Ils devront chercher également à nous guérir de la perte de consistance du monde que nous expérimentons désormais, avec la disparition d’un monde matériel unique connu par la Science, qui est peut-être la source principale de notre incapacité collective à réagir aux alertes, toujours plus fortes, qui nous disent que le monde va à sa perte.

Cette façon de voir les choses rejoint celles d’acteurs nombreux, qui, à un titre ou un autre, contestent l’économisation de la société, des peuples autochtones aux jeunes générations, etc., chez lesquels la classe écologique devrait ainsi trouver des alliés.

Mais tout cela n’ira pas, nous expliquent les auteurs, sans un très important travail intellectuel qui devrait mobiliser la culture et les arts et les sciences (et notamment les nouvelles sciences de la terre façonnée par les vivants), «  pour rendre sensible toute une population à un changement […] qui implique un prodigieux accroissement des sujets de préoccupation à prendre en compte […] puisque c’est sur l’occupation, la nature, l’usage, le maintien des territoires et des conditions de subsistance que portent désormais les luttes, et cela à toutes les échelles et sur tous les continents  »    .

 

Surmonter la dispersion et sortir de la marginalité

C'est bien là le principal problème : la diversité des questions auxquelles doit se confronter le parti écologique est en soi une vraie difficulté, à la fois pour capter l’attention, alors que leur traitement est aujourd’hui situé essentiellement dans les marges, et lier les sentiments qui les animent à la recherche du pouvoir. «  Comment imaginer l’organisation d’un pouvoir qui se ferait contre la production et donc se retournerait pour se diriger vers ses anciennes marges ?  »  

Mais si c'est une difficulté, c'est également une chance, nous disent les auteurs, puisque que cette manière de faire adopte la même forme précisément que les processus qu’elle entend décrire, ce qui pourrait être une façon de guérir la politique de son irréalisme.

Et la méthode qu’ils préconisent pour combler ces fossés est la même que celle que Bruno Latour proposait déjà dans Où atterrir ? (La Découverte, 2017), où il faisait le parallèle avec les cahiers de doléances qui ont préparé la Révolution française. Il faut alors en passer, expliquent-ils, par un intense travail de description des situations vécues, pour permettre aux habitants d’inventorier, individuellement puis ensemble, de quoi ils dépendent et ce qu’ils veulent défendre – ce qui appelle la constitution d’un collectif.

C’est ainsi que la classe écologique doit vouloir à la fois conquérir le pouvoir et en modifier complètement l’organisation. Les conséquences géopolitiques de ces orientations compliquent encore la recherche du pouvoir, lorsque pour presque chaque sujet dont on s’empare, on se heurte à la logique des Etats-nations et notamment à la coupure entre politique intérieure et extérieure, à laquelle la classe écologique doit alors également s’attaquer. L’Europe offre de ce point de vue des opportunités, rappelle Latour, qui lui avait déjà consacrée un long développement dans Où atterrir ?

 

Repartir du bas

Cela ne doit toutefois pas nous induire en erreur sur la manière de procéder. Modifier l’organisation du pouvoir nécessite de repartir du bas, car on ne peut pas imaginer traiter une telle situation par des mesures appliquées d’en haut, explique Latour. «  Pour qu’il y ait des partis, il faut que des doléances aient été rassemblées, stylisées et stabilisées en des sortes de programmes ; pour qu’il y ait des doléances il faut que chacun puisse définir ses intérêts qui lui permettent de tracer le front des alliés potentiels et des adversaires ; mais comment avoir des intérêts, si vous ne pouvez pas décrire avec assez de détails les situations concrètes où vous vous trouvez plongé […]. Or cette première étape manque, à cause de la rapidité et surtout de l’ampleur de la mutation en cours. Du coup, le reste ne suit pas. C’est donc par [cela] qu’il faut commencer.  »     

On aura compris que c’est sur le terrain que les auteurs veulent envoyer les partis écologiques. Attendons leurs réactions, nous verrons s’ils ont compris, et retenu, la leçon…

Reste que l’on peut tout de même s’interroger, à propos de la méthode, sur la manière d’agréger ces «  doléances  » pour leur donner une cohérence suffisante. Car s'il faut faire confiance pour y parvenir au processus lui-même, de mise en commun et de confrontation de celles-ci, cela au niveau le plus décentralisé (comme l'explique Patrice Maniglier dans le livre    qu'il vient de consacrer à l'œuvre de B. Latour), et uniquement à celui-ci, ce travail risque de prendre un temps considérable.

Enfin, on pourrait ajouter, pour finir, que l’idée d’instaurer une gouvernance plus participative de la transition énergétique fait son chemin par ailleurs et que les propositions de méthodes pour agréger les opinions à ce sujet et permettre leur intégration dans les programmes s’affinent désormais dans tous les partis (cf. par exemple les propositions de Thierry Pech dans un récent rapport de Terra Nova consacré à l'accélération de la transition énergétique). Les partis écologiques, que les auteurs incitent à faire ce travail, vont désormais devoir compter aussi avec cela.