Un recueil de textes divers nouant des réflexions sur l’écriture, des textes d’hommage, des variations méditatives sur le visage et des articles philosophiques de stature plus universitaire.

Il se dégage des textes publiés par François-David Sebbah, éminent spécialiste de la philosophie de Levinas et de la phénoménologie en général, une humilité sincère et profonde que vient seule surpasser la justesse du propos. Les textes rassemblés dans ce volume, qui constituent parfois de simples ébauches, des réflexions inchoatives, sont enracinés dans notre époque. Celle du confinement, que Sebbbah qualifie de « catastrophe douce », par opposition à la « débâcle » qu’il avait étudié dans un livre précédent (L’Éthique du survivant, PUPN, 2018). Celle, également, des promesses transhumanistes et des réalisations techniques qui les accompagnent, comme la greffe de visage. Celle, enfin, que taraude avec une acuité particulière la question de l’hospitalité « inconditionnelle », et qui se retrouve comme hantée par la figure du « survivant »   .

Dans ce livre, Sebbah n’entend pas défendre grande thèse, mais propose des analyses phénoménologiques : par exemple, une étude sur la cicatrice, dont « la marque reste comme une mémoire de la rupture qui la rappelle et la maintient ainsi au sein même de son surpassement ». L'ouvrage réunit en somme un ensemble de réflexions que le lecteur aurait à méditer, à tester en quelque sorte à partir du site singulier sur l’existence qui est le sien.

Écrire et philosopher

Dans cette époque, plusieurs textes interrogent ce qu’écrire veut dire. Le texte inaugural, qui prend la forme d’un aveu de quasi-impuissance à produire un texte correspondant à ce que l’auteur voudrait qu’il soit, se veut une mise en mots imagée et confidentielle de la difficulté à écrire. Il décrit le difficile processus par lequel ce qu’on a en tête, ce à quoi on pense, se structure progressivement, et comme passivement, pour devenir une idée, qui a une consistance propre suffisante pour être exposée aux autres, et mener une existence quasi-autonome.

Cela laisse l’impression que l’auteur est comme le témoin de l’advenue d’une idée plus que son producteur : « Pour commencer, ton œil est accroché par quelques silhouettes aux contours encore indistincts ; elles insistent – un beau jour (bien que tu ne puisses jamais savoir quand exactement ni si cela va durer), tu les « vois ». Et puis les cartes jouent, s’arrangent et se dérangent, se combinent ainsi puis autrement. Ça se stabilise – enfin, suffisamment. Ça cesse d’être un mécano ; ça se mue en petit animal. Animal magique, plastique et souple, qui deviendra tout autre en restant plus que jamais lui-même – s’il rencontre un lecteur, ne serait-ce qu’un seul. »

Cette difficulté à « être un auteur » est redoublée par la double exigence qui semble inconciliable : écrire ce qu’on pense soi-même personnellement (sans se contenter de commenter les autres) tout en écrivant avec une visée d’objectivité telle qu’elle confinerait à l’écriture impersonnelle et l’effacement de la subjectivité. Et cette exigence de penser soi-même en s’effaçant le plus possible est rendue plus paradoxale encore par le fait que toute pensée ne peut qu’être nourrie de celles des autres, au point qu’on ne sait plus sur quels critères je peux encore la qualifier de mienne. Ces exigences sont alors telles que la seule possibilité qu’elles laissent est l’entrevision d’un « détail » tel qu’on veuille en faire le sujet d’un livre. Mais consentir aux efforts nécessaires à sa rédaction apparaît comme s'opposer à la pente naturelle de l’existence humaine, qui consiste à vivre sa vie plutôt qu'à la consacrer à l’écriture.

Dans un texte écrit pendant et sur le confinement, qui a donné lieu à une prolifération de discours, Sebbah montre également la difficulté à évaluer ce qui se donne comme pensée, dans la mesure où les sources des discours ne suffisent plus à discriminer l’autorité et la valeur d’une parole. En l’absence de jalons déterminants, de « marques objectives » permettant de démarquer une « parole qui vaut » des autres, ou de consensus auxquels se fier, il faut faire de « l’évidence » produite par l’expérience personnelle de la lecture le critère de reconnaissance du texte qui compte, en ce qu’il éclaire et éclairera l’existence d’une lumière nouvelle :

« Je lis un texte et je « vois », à propos d’énigmes de sens mille fois parcourues, non saturables, ce que je n’avais jamais vu jusqu’ici: soudain une configuration signifiante apparaît, s’impose – je ne puis plus rien voir de la même manière; tout se passe comme lorsqu’une fois entrevu, un motif, jusqu’ici noyé dans un entrelacs indistinct, se détache, et que le tissu auquel il appartient se couvre soudainement tout entier d’un dessin inaperçu avec lequel il faudra désormais compter ».

Penser avec Levinas

Dans les deux articles intitulés « L’éthique difficile ou la difficile hospitalité », Sebbah examine la question cruciale de l’hospitalité à partir de la pensée de Levinas, qui voit dans l’hospitalité non seulement l’exemple, mais la structure même de l’éthique. Dans le premier article, sous-titré « Une éthique inconditionnelle ? », l’auteur rappelle que, pour Levinas, je ne suis véritablement moi qu’en accueillant inconditionnellement l’autre, malgré la mise en péril de mon existence égoïste en quête du bonheur. L’exigence éthique prend alors la forme d’un double-blind qui semble indépassable : je dois en effet accueillir tous les autres au risque de sacrifier jusque ma vie pour eux, tout en essayant de rester vivant. Aussi, « l’éthique nécessairement « contre-nature » implique encore la « nature », la persévérance dans l’être, pour la contrer ». Une éthique inconditionnelle, qui dénonce toutes les exclusions et les fermetures identitaires sans prendre en compte l’autre injonction, et qui parle sans agir, est au mieux un vœu pieux, ou de l’angélisme, au pire de la bien-pensance – ce que G. Bensussan, à la suite de Levinas, qualifiait d’ « hypocrisie du sermon ». Cette réalisation effective de l’autre s’incarne pour Sebbah dans la figure de « celui qui risque quelque chose en faisant passer la frontière audit migrant en situation d’illégalité, en accueillant chez lui qui n’a pas droit de séjour sur le territoire » et qui répondrait à la question portant sur les motifs de son action : « parce qu’il le faut, c’est tout ». De là l’auteur déduit que l’éthique est « un faire sans parole, sans formulation », mais qui ne doit pas être un discours prescriptif et moralisateur.

C’est à l’aune de ces analyses que l’auteur relit les livres de Marc Crépon, dans lesquels il salut à la fois l’exclusion de la « belle âme » hégélienne, et la défense de l’interdit du meurtre. En effet, ce que soutient Marc Crépon, c’est que l’interdit du meurtre ne peut pas souffrir d’exception sous peine de perdre sa valeur. Le commandement éthique est « tu ne tueras pas », et le « tu ne tueras pas, sauf dans certaines conditions » perdrait toute forme de légitimité éthique. Dès lors, l’attitude éthique à adopter consiste, dans la perspective de la sainteté lévinassienne, à refuser d’accepter ou de consentir au meurtre, pour quelque raison que ce soit, tout en étant conscient de la fragilité qui est la nôtre et qui rend presqu’impossible de ne pas consentir au meurtre. Ce qui redouble l’entorse à l’éthique, sa défiguration, dans le consentement au meurtre, c’est lorsqu’on tente de se bonne conscience d’avoir consenti ou qu’on s’en détourne comme si l’on n’était pas concerné. Aussi conclut-il, en des pages qui en rappellent d’autres : « Mais, à tout le moins, ne soyons pas dupes – et faisons ainsi le peu que nous pouvons : ce n’est qu’en la condition de « petitesse » de l’action, loin de l’hyperbolique parole de la belle âme, qu’adviendra quelque chose, quelque « peu », de la folie impossible de l’accueil inconditionné ».

Dans le second article, sous-titré « Vies précaires : un désaccord avec Judith Butler », Sebbah analyse la pensée de Judith Butler et évalue la façon dont elle lit Levinas, dont elle s’inspire explicitement. Il perçoit une tension chez la philosophe entre sa reprise de la « description de l’appel du visage comme injonction inconditionnelle en sa vulnérabilité » et la prise en compte d’inspiration foucaldienne du « cadre normatif social et politique sur fond du toujours-déjà de la conflictualité et de l’interdépendance » (qui exclut la situation du face-à-face lévinassien). Aussi reproche-t-elle à Levinas, comme le montre Sebbah, de ne pas tenir compte « du dispositif normatif en son caractère social et politique », ce qui conduirait non seulement Levinas « loin de la lutte militante », mais aussi à une cécité à l’égard du caractère de « "toujours déjà" des cadrages par les normes sociopolitiques ».

Comme l’écrit Sebbah : « Elle exige donc, contre Levinas, que la chaîne de pensée lévinassienne de l’éthique (face-à-face cependant asymétrique) soit toujours déjà saisie comme inscrite politiquement, au sens de reconnue comme interdépendance et conflictualité originelles où je dépends des autres autant qu’ils dépendent de moi, cette interdépendance résonnant au sein des normes socio-politiques ». Or, éthique et politique se trouvent dans la pensée de Levinas sur deux plans séparés. De plus, si elle accepte de lier avec Levinas la notion de « substitution » à la persécution par l’autre dont je suis l’otage, c’est pour rejeter l’image caricaturale, qu’elle attribue à Levinas, d’un sujet atteint de paranoïa, replié sur sa souffrance et rendu aveugle à celle des autres.

Dialogues imaginaires

Dans deux textes sous forme de dialogue, l’auteur s’adresse à un tu auquel il semble vouloir montrer à la fois pertinence et la complexité de ce qu’est un visage au sens de Levinas. Il fait voir que pour parler du visage, il faut toujours en revenir à l’expérience, à un horizon, un contexte duquel un visage est tout à coup et tout d’un coup abstrait, sorti. Comme le dit Sebbah à propos d’une femme qui passait : « il y avait les affiches sur le mur incurvé à l’arrière-plan, et des corps et des bancs et des sièges, tout ça en un spectacle, une forme totale que je percevais tu vois, je m’en souviens. Je me souviens que je percevais ainsi : non pas un banc + un corps + un mur +..., mais bien "elle-qui-passait-près-du-banc- au-milieu-des-autres-et-les affiches-sur-le-mur dans la profondeur que mon regard touchait" ».

Le visage est ce qui survient découp(l)é du fond sur lequel s’organise la perception de telle sorte que « le spectacle que je percevais fut perturbé, aboli en un sens : il cessait de me donner des choses à palper du regard, à manipuler peut-être ; sa forme bien organisée vacillait ». Et si la perception forme et construit une représentation au sein de laquelle s’articulent les différents objets perçus, ce qui caractérise le visage, lorsqu’il « fait visage », c’est qu’il perturbe et désordonne le contenu perceptif. C’est d’ailleurs pourquoi le plus souvent, « nous vivons dans l’amoindrissement et la neutralisation douce de cette déstabilisation ». Car les perturbations dont nous sommes victimes nous troublent et nous désagréables. Aussi essaie-t-on de les éviter la plupart du temps. Mais si le visage peut être dit abstrait, au sens de sorti de son contexte, il est aussi concret. Concret il l’est d’abord dans sa singularité : on ne rencontre jamais le visage dans sa généralité ou sa norme moyenne, mais toujours un visage – incomparable à tout ce qui n’est pas lui. Concret, un visage l’est d’autre part dans la mesure où il apparaît toujours vulnérable et exposé : il semble fragile et facile à détruire, même s’il enjoint de ne pas le détruire. Aussi la possibilité de tuer conjointe à son interdiction peut-elle faire du meurtre un acte jouissif.

Dans le second dialogue, il se demande ce qui fait visage. Dans la mesure où il n’y a pas de visage en soi, ontologiquement existant, il convient d’examiner quand « il y a "quelqu’un" pour "moi" », au moment d’une épreuve qu’on n’a jamais choisi et qui introduit au champ de l’éthique et non pas ontologique. Ce fait d’un visage un visage, c’est l’appel qui lance pour que je lui réponde en acte et non simplement par des paroles non suivies d’effets. Et c’est pourquoi on comprend que Levinas parle d’ « otage ». On peut considérer qu’on est en quelque sorte otage du visage, non « pas au sens de pris par lui, mais au sens de toujours déjà pris à sa place, ou plutôt même, de toujours déjà habité ou hanté par lui, par cet appel, ce visage qui appelle, qui te renverse, t’inverse, te détourne de toi-même et te fais ainsi être « toi », toi et nul autre ».

Dès lors, on peut se demander si seul un être humain peut être un tel visage. Or, comme l’écrit Sebbah : « rien ne justifierait de faire du visage humain le détenteur du privilège d’être le visage comme tel, d’être la seule et exclusive performance du visage », car « ce n’est pas d’être humain (au sens de l’appartenance à une espèce, au sens de l’appartenance à un secteur du mobilier ontologique), qui décide du visage, qui donne un visage, c’est à l’inverse « faire visage » qui rend « humain » (mais en un sens intégralement renouvelé par rapport à ceux qui nous sont légués). »

Exercice d’admiration

Deux textes fort intéressants ne sont pas pris en compte dans cette recension. Il s’agit de « Lire/Écouter une voix auprès du monde fragile » proposé sur ce site comme la recension du livre de Jean-Luc Nancy, et de « G. B. Un Bio-philosophème éthico-politique » qui figure dans le livre Contre toute attente. Autour de Gérard Bensussan, dont la recension se trouve également Nonfiction.

Dans un commentaire de la phrase de Derrida : « Je n’ai qu’une seule langue et ce n’est pas la mienne », Sebbah en souligne la portée. Cette assertion insiste non seulement sur l’idée que la parole nous vient à chacun par les autres qui nous entourent et « au travers de ces derniers, d’une histoire, d’une tradition contingente aux contours flous perdus dans les lointains (cette langue-ci plutôt qu’une autre se parle au travers de moi) », mais également sur le fait que notre subjectivation s’effectue par le biais de celle langue et que cela peut engendrer des conséquences pour l’identité. Ainsi, quand Derrida énonce cette phrase, c’est pour faire voir qu’il est « Juif d’Algérie à la faible tradition juive, parlant un peu l’arabe, dont la famille a reçu la nationalité française, et avec elle la langue française, langue devenue dominante et aimée : langue du colonisateur ». Dès lors cette langue qui pourrait être perçue comme celle des autres, donc une langue autre, devient la sienne, « sa » langue.

Mais Sebbah va plus loin et propose un parallèle entre ce qui fait que ma langue est la mienne et que mon identité est la mienne, dont il ressort que le moi n’est pas l’identité souveraine que la philosophie traditionnelle a longtemps considéré qu’il était : « la seule langue que j’aie (qui n’est pas la mienne), le seul quelqu’un, celui que je suis (qui n’est pas « moi » comme ipséité souveraine). On n’efface pas le sujet en le montrant toujours déjà altéré et dépris de lui – en un sens, on l’institue, ou plutôt on en éprouve l’irréductibilité. » L’analyse esquisse une amorce de réflexion au-delà de ce constat du caractère contingent de la langue que je parle et de l’identité que j’ai, en semblant suggérer que l’on pourrait aller jusqu’à prononcer cette autre phrase, proche de celle de Derrida, « je n’ai pas même une langue (véritablement maîtrisée), et c’est la seule que j’aie », qui serait une sorte de boutade – sauf à laisser entendre que si la langue que je parle est non seulement contingente, mais également ce avec quoi je lutte pour m’exprimer parce qu’elle recèle des résistances à ce que je veux lui faire dire, si je transposais à la question de l’identité la réflexion sur la résistance de la langue, il en résulterait peut-être que je suis moins ce que je suis que ce que je me débats pour ou m’efforce d’être.

Le posthumain et la mort de l’autre

Sebbah réfléchit sur le posthumanisme, tel que l’envisage notamment Ray Kurzweil, c’est-à-dire à partir du « comme passage au-delà d’un point limite dans la convergence entre l’humain et les technologies – point limite proprement inconcevable et qu’on ne peut que conjecturer ». Or, ce qui apparaît à l’analyse, c’est que le posthumain ne serait plus « être-pour-la-mort », caractéristique essentielle du Dasein heideggérien. Les raisons de penser une telle mutation sont d’une part que les progrès technologiques permettraient de lutter efficacement contre les effets de la maladie et de la vieillesse qui mènent à la mort, cette dernière n’étant plus alors conçue que comme « une détérioration en grande partie, sinon indéfiniment, réversible ; c’est-à-dire perçue comme un simple processus naturel qui ne serait plus une fatalité ». Dans une telle perspective, la mort ne semble plus un point prééminent dans l’existence.

D’autre part, la réduction de notre identité à de l’information aurait pour conséquence que, « quel que soit le hardware (biologique, ou d’une autre matérialité, ou relevant d’une hybridation entre du vivant et du non-vivant), nous pourrons « télécharger nos consciences » (pour opérer un sérieux raccourci) sur des supports nouveaux et ainsi échapper à l’obsolescence de ces supports – nos corps de chair et de sang en particulier (qui n’auraient donc rien été d’autre que l’un de ces supports possibles) ». Dans ces conditions, le posthumain serait libéré de la finitude de son espèce biologique et de celle de l’individu. Cependant, une analyse plus fine des idées de Kurzweil révèle que la promesse du posthumanisme est moins l’immortalité qu’une forme de sauvegarde indéfinie. Or, « indéfiniment repousser l’échéance ne revient pas à être sans plus aucun rapport à la mort – il se pourrait même que cela soit l’inverse »

Survies est donc un livre humble, mais puissant, résolument ancré dans notre époque, mais pour mieux ne pas s’y laisser enfermer, et à la croisée de questionnement multiples qui traversent notre actualité et exigent des réponses. Ses quelques tentatives pour y répondre sont des plus pertinentes et des plus salutaires.

 

* Nonfiction publie également un compte-rendu du dernier livre de Jean-Luc Nancy, La Peau fragile du monde (Galilée, 2019), extrait du livre de François-David Sebbah, Survies. Quelques tentatives (éditions d'écarts, 2020), avec l'aimable autorisation de l'auteur.