Ce que donne à penser le dernier texte publié du vivant de Jean-Luc Nancy, en temps de Covid.

* Cette lecture est issue du livre de François-David Sebbah, Survies. Quelques tentatives (éditions d’écarts, 2021), également recensé sur Nonfiction. Avec l'aimable permission de l'auteur.

 

Alors que dans une accélération brusque la « catastrophe douce » s’abattait sur nous, j’étais en train de lire La peau fragile du monde   . Une voix y dessine l’allure d’un monde – on pourrait dire le « nôtre » avec de bien puissants guillemets. Elle prend des repères, ne craint pas de dessiner un style d’existence qui articule « occident », « mondialisation », « technosciences » : elle ne craint pas la généralité et ne se garantit d’aucun savoir d’expert ; juste l’acuité du regard, la précision de l’expression qui va droit à « la chose même » en se délestant de ce qui, immanquablement, l’étoufferait sous son poids (les savoirs détaillés de telle ou telle région de ce qui est, la nécessité dans la reprise d’un concept, de l’insérer dans son histoire ou sa technicité philosophique ou encore d’entamer une discussion minutieuse avec tel ou tel auteur de la tradition). Cette voix a depuis longtemps jeté par-dessus bord cet excédent de bagage ; elle parle très exactement de ce qui nous arrive, du plus concret, de manière vertigineusement « métaphysique » – et son ton est juste ; cela ne veut pas dire indiscutable ou exclusif ; cela veut dire que dans le partage des voix, cette voix compte et « fait voir ».
Elle voit le règne de ce qu’elle nomme « l’automation », et demande :

« Y-a-t-il seulement un “après” l’automation ou bien celle-ci n’est-elle pas en train de mettre en place le programme en somme aprogrammatique d’une croissance indéterminée d’extension indéfinies, de prolongements irraisonnés de sa propre auto- suffisance pourtant aussi bien dépourvue de toute finalité repérable ? »  

Comment ne pas reconnaitre un juste portrait de ce qui se dessine à l’occasion de tant de sciences et de techniques à chaque fois singulières dans leurs spécificités respectives, de l’entrelacs sans bords qu’elles forment, entrelacs qui nous porte, nous traverse, fait encore « monde », malgré́ tout, pour nous ?

Ce juste portrait, nul expert compétent (en tant que tel) ne peut le « voir »; spécialiste de chaque détail objectivé du monde, aucun ne « voit » ce monde. Et c’est la stupeur lorsque ce dernier vacille. « Écologie » dit la voix, disant l’évidence partout dite aujourd’hui ; mais elle explique qu’« écologie » est le nom qui met en question la possibilité́ même de la poursuite de l’automation. Elle explique aussi que la philosophie a depuis longtemps pensé l’auto-affirmation de l’autonomie principielle, a enregistré son glissement depuis l’autonomie de l’humanité vers l’autonomie de l’automation (la « technoscience ») détrônant la première ; la philosophie enregistre aussi l’actuelle errance de l’automation qui simultanément la conforte et la discrédite. La voix note que la philosophie a, tout aussi bien, mille fois déjà, pensé le coup porté à l’automation en pensant l’impossibilité́ qu’une « altération archi-originaire » ne précède pas tout prétendu « auto autoproducteur », cependant elle note aussi qu’aucun répondant n’est venu, dans la praxis, perturber par son altération l’auto-expansion de l’automation, et que la philosophie n’y peut rien. Cette « autoaltération de l’auto-expansion elle-même » n’est pas affaire de choix ou de décision philosophique : cela « se passera dans l’ordre pratique. Comme la pollution ou la disparition des espèces »   .

Depuis de nombreuses années, la voix médite le « monde » et ceci que la « mondialisation » que nous vivons depuis un certain temps déjà remet en jeu l’idée même de « monde », nous contraint à nous demander si nous allons vers un autre monde ou bien vers quelque chose d’autre qu’un monde. Du monde, la voix prend acte que rien ne le porte, qu’il ne se porte pas lui-même – substance ou fondement – et qu’il ne porte pas vraiment (qui voudrait trouver en lui la solidité d’un sol). Le monde est cependant « notre » monde, non pas qu’il nous appartienne, mais parce qu’il n’est rien d’autre que l’entrelacs sans bords des rapports par lesquels nous nous rapportons les uns aux autres, nous qui sommes « au monde » de n’être précisément rien d’autre que l’ensemble ouvert de ces rapports, et rien qui leur préexiste (comme une intériorité ou un « sujet »). Chacun, chaque-un, singulier et non-interchangeable tout entier sur sa limite ; chaque-un tout entier l’entrelacs de c(s)es rapports, de c(s)es contacts, nulle part ailleurs : « être-à-soi en tant qu’il est de part en part hors de soi »   . Puisque la peau est « un lieu de passage, de transit et de transport, de trafic et de transaction », le monde n’a pas de peau ou n’est que peau – comme on voudra – lui qui est pour ainsi dire « la factorielle de toutes nos peaux »   : il n’y a pas de peau du monde qui « nous » préexisterait ; le monde n’« a » pas une peau qui lui appartienne, « propre », et il n’est que peau, lui qui « développe la co-présence de tout ce qui se présente »   . Cette peau-là est fragile, qui ne s’appuie sur aucune Transcendance au-delà, sur aucune intériorité « au-dedans », sur aucune finalité́ fixée, interne ou externe. Et pourtant, ainsi et ainsi seulement « aussi longtemps qu’il est le nôtre, [le monde] est l’acte d’un infini surgissement qui est à lui-même tout son sens et tout le sens qu’il y a : un sens qui ne cesse d’aller de peau en peau, jamais lui-même enveloppé en rien »   . Ainsi le monde n’est ni un animal (qui se présente depuis son autonomie attestée par sa « peau ») ni une machine (qui est présentée dans son autonomie depuis ailleurs qu’elle-même). Et il faut veiller à cette respiration « singulier-pluriel », à ce qu’elle ne s’étouffe pas – à ce qu’elle n’étouffe pas, aujourd’hui, dans l’autonomie de l’automation, dans une machine qui abolirait toute peau, tout rapport ou tout contact. Alors la tâche aujourd’hui n’est pas de dénoncer toute technique au motif qu’elle serait inéluctablement promise à se muer en une telle machine on oserait dire « de mort », mais de penser une « création technique du monde singulier-pluriel »   .

La voix n’est jamais celle d’un prophète de malheur, même si elle est lucide quant aux dangers – c’est qu’elle ne voit « rien à perdre » (ni Substance, ni Sujet, ni Transcendance, ni Finalité, on pourrait continuer, ni « Humanité́ » majusculée, etc.). La fragilité du monde est aussi le « rien d’autre que son surgissement » infiniment relancé, comme tel sans programme : et c’est pourquoi, si le pire est possible il n’est jamais inéluctable; et c’est pourquoi l’ouverture et la « création » (« immanentisée » comme respirations du monde) sont possibles (possibles comme impossibles, c’est-à-dire comme ne relevant pas d’un réservoir de possibles à disposition, calculables) – « un accomplissement sans fin, sine die »   .

J’aime que la voix, lucide, ne soit ni optimiste ni pessimiste ou aussi pessimiste qu’optimiste, dans le « battement inédit du clair et de l’obscur, de l’évidence de notre existence et de l’opacité de son sens – d’un “clignotement” qui serait à la fois celui du signal d’alerte et celui de nos yeux apprenant à voir sans identifier. »   Je ne sais pas ce qu’est une « œuvre » ou un « grand auteur », mais je sais d’un certain savoir, d’un savoir certain et pourtant sans expertise, que certains textes valent la peine d’être lus. Écriture/lecture : peau-à-peau toujours.

Certaines voix nous accompagnent   . Textes sur textes, un de plus, un de moins ; qu’importe – peut-être, ou peut-être pas.