Les dernières lettres de Debord enfin rassemblées dans ce septième volume de correspondance.

On pourrait relire la trajectoire de Guy Debord à la lumière rétrospective de ce qui va achever sa vie. C’est-à-dire, dans ce dernier tome chronologique de sa correspondance, à partir de son suicide, en 1994. Ce serait faire l’impasse sur l’accélération stratégique qui s’enclenche à partir de l’instant où sa mort volontaire devient prévisible, puis inéluctable. L’un de ses derniers messages, livré posthume, sera pour y apporter la précision stoïcienne de la fin afin d’éviter la victoire, certaine et fatale, d’une maladie incurable.

Il n’existe pas d’effet crépusculaire, ou apocalyptique, qui serait lié à cette santé que l’alcool et les excès revendiqués auraient abrégée. Au contraire, un dernier plan de bataille se dessine avec une efficacité qui va jusqu’à produire ses retombées dévastatrices dans notre temps présent. On laissera de côté les insultes répétées, notamment à l’encontre de Philippe Sollers. Celui qui a, quoiqu’on en dise ou en pense, participé de la diffusion, à la connaissance, des idées de Debord, se voit ici rejeté ; on le laissera répondre. Son œuvre, que ce soit Paradis ou Femmes, Le portrait du joueur, Studio, Une vie divine, sans parler de son livre sur Dante ou surtout la période de Tel Quel le fait à sa manière.

C’est d’une bien plus vaste charge dont il s’agit dans cette Correspondance, à travers l’époque post-révolutionnaire, celle qui n’en finit pas de liquider l’héritage de Mai 68. Les lettres abondent où Guy Debord reformule, précise l’importance de l’événement en rapport avec toute l’action de l’Internationale situationniste. Il n’est pas simplement question, d’attacher historiquement ce mouvement, dont il est le fondateur, avec le plus grand séisme social français du siècle passé, mais d’éclairer le rôle interactif que Mai 68 constitue dans la compréhension des idées situationnistes. À celui qu’il appelle son "historien" - Pascal Dumontier - il écrit : "Je vous approuve tout à fait d’éclairer Mai par l’I.S., et l’I.S. par Mai.", puis plus loin d’ajouter que son groupe d’avant-garde fut de très "mauvaises fréquentations (…) [q]ui ne sont importantes et mauvaises que grâce à Mai 68 précisément." Il révélera, dans une lettre de 1989, l’un des secrets de l’Internationale situationniste que l’on peut considérer comme sa seconde fondation en septembre 1961, avec les "mystérieuses Thèses de Hambourg". Jamais écrites, elles établissent "la fin de l’art" et "la réalisation de la philosophie" désormais à accomplir réellement, par la révolution.

Ce qui signifie la sortie de la sphère esthétique, l’exclusion des artistes du groupe. Ainsi pour Debord : "(…) a été fixé le point de départ de l’opération qui a mené au mouvement de Mai 68, et à ses suites." Cette fidélité s’insère dans une historiographie à grande échelle qui est l’aspect le plus caractéristique de ce volume 7 de la Correspondance. Pour le décrire, il faut concevoir une diversité d’attaques menées de front, ayant toutes le même but, mais s’employant dans des axes en apparence divergents. Le versant le plus passionnant, parce qu’il engage tous les autres, c’est la relation qu’il entretient avec de jeunes historiens ou philosophes. En parallèle, lui-même est rentré dans un travail de mémorialiste, avec Panégyrique, en 1989, le second volume ne sortant qu’après sa mort. Il s’est engagé dans ce qui devait être son "grand œuvre" : Apologie. Une reprise de l’ensemble de son histoire, des troubles, des fracas des mouvements sociaux qu’il a traversés, en joueur ou en "Bateleur" des Tarots, l’image qu’il fera inscrire sur la couverture de Des Contrats, autre livre posthume. Que ce soit avec Thomas Levin ou Pascal Dumontier, Debord fait montre d’une sollicitude, d’une attention à leurs écrits sur l’Internationale situationniste ou sur son œuvre, qui dément la "mauvaise réputation" d’orgueilleuse infatuation mégalomane.

Sans se chercher à proprement parler d’héritiers, il ouvre une multiplicité de dialogues, avec le philosophe Giorgio Agamben, il approuve ses Gloses, qui préfacent une version italienne de ses Commentaires sur la société du spectacle. Allant jusqu’à lui écrire : "Et j’admire beaucoup comme, cette fois, vous avez très légitimement ramené en plus Héraclite, à propos de l’expropriation effectivement totale du langage, qui précédemment avait été le "commun" !" On pourrait compter parmi ses interlocuteurs, qui font revenir les strates du passé, l’historien du dadaïsme Marc Dachy, à qui il donne sa version de ses rapports avec Raoul Haussmann, ancien dadaïste, réfugié en France. Plus largement, c’est une manière d’identifier ses années lettristes, les scandales de sa jeunesse, de les articuler avec son œuvre avant-gardiste, des années cinquante. Thomas Levin, jeune historien passionné de cinéma, le pousse à des explications approfondies sur ce qui unifie son premier film de destruction de l’art, Hurlements en faveur de Sade, en 1952, et le dernier In girum imus nocte et consumimur igni de 1978 ; l’échange s’avère d’une grande richesse avec celui que Debord appelle "Tom". Il lui décline les fondamentaux de son art, qui : "(…) a bien correspondu aux principaux critères de l’art moderne."

Avec Thomas Levin, il va jusqu’à sérier son activité esthétique en plusieurs point, dont l’un, le dernier, condense ce "dépassement de l’art" : "Enfin avoir été révolutionnaire dans la forme et dans le contenu, ce qui me paraît aller dans le sens de toutes les aspirations "unitaires" de l’art moderne : vers ce point où il a voulu aller au-delà de l’art.", c’est ce critère qui fait qu’il refuse l’exposition rétrospective de Beaubourg à propos des situationnistes ou valide la biographie intitulée Debord que lui consacre Anselm Jappe, dans un essai à base hégélienne et marxiste. Certains pourront interpréter cette façon d’accepter la discussion comme une manière de pouvoir contrôler sa postérité, d’imposer l’image qu’il souhaite, de la construire une dernière fois, afin qu’elle ne puisse plus être modifiée par la suite. Il effectuerait un programme de maîtrise qui induirait le futur de son œuvre, ceci ouvrant sur ce qui en est aujourd’hui : la sortie de ses films en DVD par Gaumont, les œuvres complètes rééditées en "Quarto" Gallimard. Quelque chose s’inscrit en faux, pour montrer que Debord n’écarte pas toutes les interprétations libres de sa vie, de ses aventures. Le livre de l’historien Greil Marcus Lipstick Traces. Une histoire secrète du XXe siècle, met en lien des états de révolte radicale de la contre-culture : le dadaïsme, le punk et le lettrisme, les situationnistes, les hérésies. Conscient qu’il s’agit d’une lecture "américaine" qui limite son propos politique, il n’en demeure pas moins que Debord en comprend la portée, l’intérêt subjectif. Il saisi également que Lipstick Traces est un catalyseur très suggestif de son histoire. Sur certains côtés, il peut même lui écrire : "(…) Je suis largement en sympathie avec votre conception, bien sûr. Vous avez eu le mérite de découvrir, de loin dans l’espace et dans le temps, plusieurs choses notables qui ont été longuement cachées par les gens qui ne les aimaient pas."

Cette vague de remontée dans le temps se double d’une autre manœuvre, similaire mais agissant dans le présent immédiat. L’entrée et la republication de ses œuvres par Gallimard. Se trouvant sans éditeur, Guy Debord passe une simple annonce, par l’entremise de Jean-Jacques Pauvert ; le passage éditorial se réalise. Ce qui ne va pas aller sans l’accusation d’une récupération par le système. L’objectif est autre, au moment où l’idée d’œuvre se trouve disqualifiée, puisque disparaissant dans un produit assimilable à n’importe quel objet du marché. Puisque la prophétie d’Arthur Cravan se réalise ("on ne verra un jour, dans la rue, plus que des artistes, et on aura du mal à y trouver un homme"), l’idée apparaît de réussir son passage dans le domaine "classique", s’inscrivant ainsi contre la modernité de la servitude. C’est maintenant au centre même des forces de domination qu’il faut agir. L’ennemi d’hier - Gallimard et les situationnistes de 1969 -, devient un allié dans cette contre-attaque. Peu auparavant, en 1988, il prévoit la chute du Mur de Berlin, devant l’incrédulité générale. Il publie ses Commentaires sur la société du spectacle, qui analysent la progression de la mafia dans les appareils d’État, et surtout la fusion du "spectaculaire concentré" (le totalitarisme soviétique) avec le "spectaculaire diffus" (la démocratie de marché), en un "spectaculaire intégré", sous la loi générique du secret et de la manipulation.

C’est sa pensée elle-même qui risque de disparaître, d’être désactivée par cette fusion qui touche les maisons d’édition ou de production et qui finirait par entraîner ses idées à se dissoudre dans ce phénomène global de mondialisation financière. La correspondance avec Brigitte Cornand, la réalisatrice de Canal +, croise ce double mouvement de récapitulation testamentaire et cette percée dans un lieu névralgique du "Spectacle". Dernier coup de dés, précisé dans ce volume 7, c’est au moment où il apprend la diffusion d’une soirée que la chaîne lui consacre, qu’il décide de la date de son suicide : "Guy Debord décide de mettre fin à ses jours dès l’annonce par téléphone, du jour (15 décembre) fixé pour la première projection de Guy Debord, son art et son temps." Il faut évoquer ses échanges de lettres, avec Michel Bounan, qui lui conseille certains traitements, mais dont le fond consiste à évaluer l’état du monde, comme si le corps de Debord malade en était un réflecteur aigu, sensible, au fur et à mesure de l’avancée de la polynévrite alcoolique. On peut lire, parmi sans doute les plus belles lettres de l’ensemble des sept volumes de cette Correspondance, celles envoyées à Annie Le Brun. Ancienne membre du groupe surréaliste, restée depuis fidèle à André Breton et à son esprit d’insubordination, elle fait figure d’insoumise, d’écrivain sans concession. Avec elle, Debord tisse une alliance intellectuelle qui renoue avec les tumultes de ses années lettristes, lorsque que le surréalisme le fascinait, mais qu’il le combattait pour le dépasser. La relation va s’établir, à partir d’un constat, en commun : "La catastrophe de ce siècle n’a pas encore été bien mesurée, quoique nous ayons déjà pu commencer. Son ampleur dépasse tout ce qui a été jusqu’ici formulé (même par moi dans mes plus beaux excès)."


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du livre de Fabien Danesi, Le mythe brisé de l'Internationale situationniste (Presses du Réel), par Jean-Christophe Valtat.
Un livre précieux sur l’Internationale situationniste, cette avant-garde qui fut une œuvre.

- La critique du live de Stéphane Zagdanski, Debord ou la diffraction du temps (Gallimard), par Yan Ciret.
Des pages d'une rare force où éléments de la vie et de la pensée de Debord dessinent, pour l'auteur, les contours d'une admiration sans bornes.

- La critique du livre de Raoul Vaneigem, Entre le deuil du monde et la joie de vivre (Verticales), par Yan Ciret.
Mêlant l'autobiographie à la critique, Vaneigem dresse un bilan de sa participation au groupe situationniste, éternellement écartelé entre pulsion de mort et instinct de vie.


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Crédit photo : Romain Pomeh / Flickr.com