Ce n'est pas à un travail de reconstitution historique que se livre Olivier Rasimi. Encore moins à une complainte morale. C'est plutôt à narrer l'histoire du petit peuple qu'il se voue.

« Mère baisse la tête. Autour d’elle, tous font de même, les dames remontent leur jupon »   . Devant les Grands, on s’incline. Mécanique de la génuflexion que le coeur ne connaît pas.

Le philosophe Pascal, chrétien et janséniste, soulignait dans Les trois Discours sur la condition des Grands, qu’il y a en ce monde deux types de grandeur : les grandeurs naturelles devant lesquelles on ne peut que s’incliner, car elles ne doivent rien à la position sociale que l’on occupe, et les grandeurs d’institution, devant lesquelles il faudrait être assez fou pour ne pas s’incliner, mais qui ne sont grandes que par la soumission qu’elles attendent.

Tableaux vivants

Olivier Rasimi entreprend de raconter l'histoire du nain Nicolas Ferry, célèbre dans l'Europe des Lumières. Se succèdent des tableaux conjuguant passé et présent, résultats des entrelacs des rencontres. La mère et l’enfant minuscule se réchauffent dans l’étable en ces froides années où sévit la disette. L’enfant y est né. Comme le petit Jésus. Ce jour-là, elle vend son fils à un roi, un Grand, afin de distraire ce dernier de la vieillesse, l’éloigner de la mort. Il aurait pu être un des rois mages, ce roi Stanislas qui l’a tout de suite aimé. Tableau profane du Nouveau Testament qui ne cesse de circuler dans le texte. D'autres tableaux circulent :  ceux des jardins où éclaboussent malicieusement des automates, ceux des salons où on cause du pouvoir de la raison. Il y a aussi, le tableau présentant Nicolas, l'enfant nain... Les tableaux sont autant de regards, d'angles de vision inachevée.

Grandeur de la raison ?

Ouvrons le livre d’Olivier Rasimi, Bébé, à cette page où on peut lire cette phrase de Madame du Châtelet, raccourci de Gabrielle Emilie Le Tonnelier de Breteuil, Marquise du Châtelet, en réponse aux préjugés qui réduisent la femme à sa fonction maternelle : « Je réformerais un abus qui retranche pour ainsi dire la moitié du genre humain. Je ferais participer les femmes à tous les droits de l’humanité »   . Et de poursuivre en soulignant sa foi en la raison. Est-ce cette même raison qui a, sous couvert de scientificité, contribué à ce que les pires expériences soient faites sur ceux à qui elle retirait le qualificatif d’humains, comme rappelle furtivement la référence d’Olivier Rasimi à la Vénus hottentote torturée au nom de la science ? La force de l’ouvrage d’Olivier Rasimi est de douter des intentions de cette rationalité issue des Lumières et du concept d’humain qui en découle. A cette humanité, Nicolas n’appartient pas.

La raison, c’est aussi le calcul intéressé, le goût de tendre des pièges, et plus largement, de se mesurer à l’autre, voire à soi-même. Être rationnel ne suffit pas à être humainement achevé. Les hommes débordent de désirs insatisfaits. L’humanité n’est qu’une « engeance de terre modelée à la va-vite que tout effraie »   et qui retourne très vite à la boue informe. Des sentiments, elle ne retient que les mimiques et les grimaces, semblable à ces dévots, ces Tartuffes qui imitent les gestes de la prière, à défaut d’aimer Dieu. L’histoire de Bébé telle qu’Olivier Rasimi nous la raconte parcourt tous les méandres de cette mécanique des sentiments d’une société de courtisans où il importe de plaire, de séduire afin de gagner considération et admiration. Mécanique newtonienne de l’attraction-répulsion dans laquelle Madame de Châtelet se complaît en tant que physicienne et en tant que femme jouant à la poupée avec ses amants.

Etre abandonné, c’est ouvrir la porte à l’oubli.

L’histoire de Bébé commence à la façon d’un des contes de la mère l’Oye de Perrault pour s’achever dans le laboratoire d’un anthropologue qui a conservé le squelette de celui qui fut la distraction du roi Stanislas de Pologne. Il a pour mission de distraire, c’est-à-dire de détourner de soi. Dans le Musée d’histoire naturelle de Buffon, le personnage de Bébé voit son anatomie « mesurée, comparée, scrutée », à proximité du crâne de Descartes, vestige d’une raison triomphante. Cette rencontre qui « touche soudain à une intimité mal définie »   est l’occasion de l’écriture pour l’auteur. Une écriture qui ne tente pas de donner la vie. Il n’y a là aucun pouvoir démiurgique de l’écrivain ! Une écriture matricielle qui donne forme, c’est « un peu de chair et d’encre pour en habiller les ossements »   . Forme sans formalisme, sans théorie. Ni conforme, ni difforme. Ecriture eucharistique de la rencontre de soi en l’autre, par l’autre.

Un monde d'automates

« Le livre de conte se referme sur cette obscurité aux relents de paille, de fiente et de crotte de bique »   . Les contes ont leur part d’ombre, leur part de cruauté. Nicolas Ferry, surnommé Bébé, découvert par hasard dans une ferme en 1745, provoque la fascination, par sa fragilité, sa taille minuscule. Rien n’est cependant aussi cruel que l’histoire d’un enfant qui naquit pour être transformé en automate. Monde enchanteur et enchanté d’où la souffrance, la mort escortée par la vieillesse, la laideur du mal semblent tenus à distance dans un jeu perpétuel. Illusion qui s’effondre si on regarde derrière le décor. Là, semblables à ces automates qui créent l’illusion d’un mouvement spontané, la vie n’est que singerie. Puis lorsque la machine échappe au contrôle, que le mécanisme ne tient plus que par des fils, Bébé découvre que le coeur n’est qu’un ressort. Rouillé.

Le livre inachevé

« Selon lui je ne risque rien car je suis nain et par conséquent si peu humain que la mort ne pourra rien contre moi    ». Ainsi s’exprime Piccolino avant d'ajouter : « Nous sommes, nous les nains, les représentants d’une race ancienne, d’avant les hommes. D ‘avant leur guerre, d’avant leur mort ». D’avant leur moralisme aussi, pourrait-on ajouter. Cette morale dont Perrault s’est si bien fait le héraut dans ses contes en répondant à la cruauté d’une certaine nature humaine… par d’autres cruautés

En écrivant Bébé, Olivier Rasimi raconte la suite sans fin du Grand livre du Peuple nain de Piccolino. Dans la mesure où l’écriture est transmission et filiation, elle n’abandonne pas celui qu’elle enlace. Les souvenirs ne suffisent pas à rendre vivant ce qui appartient au passé. Le souvenir manque la présence. C'est ce que dit le cri inaugural de Bébé face au vide de l'absence maternelle. Puis soudain, l'histoire s'achève. Le conte fait place à la comptine, la chaleur de la voix est là. L'amour est rédemption.