Un essai très original sur les grands westerns hollywoodiens qui démontre leur grand intérêt dans la perspective d'une réflexion en philosophie politique

Plus de sept mille westerns ont été réalisés à ce jour depuis la sortie du premier film en 1903, Le Vol du grand rapide, de Edwin Porter. Parmi ces milliers de réalisations, un nombre considérable de films sans grand intérêt cinématographique… et une poignée de chefs-d’œuvre. Même si le premier grand western a été tourné en 1939 (La Chevauchée fantastique, de John Ford), les spécialistes s’accordent à reconnaître que c’est dans les années 1950 que les westerns ont eu leur heure de gloire. Parmi les meilleurs, citons pêle-mêle : La Poursuite infernale (1946), La prisonnière du désert (1956) et L’Homme qui tua Liberty Valance (1962) de John Ford ; Duel au soleil (1946) de King Vidor ; La Rivière rouge (1948) de Howard Hawks ; Le Train sifflera trois fois (1952) de Fred Zinnemann ; Les Indomptables (1952) et Johnny Guitare (1954) de Nicholas Ray ; Vera Cruz (1954) de Robert Aldrich ; L’Homme de la plaine (1955) d’ Anthony Mann ; Coups de feu dans la Sierra (1962) et La Horde sauvage (1969) de Sam Peckinpah ; Le Dernier des Géants (1976) de Don Siegel. L’enfance de tous ceux qui ont aujourd'hui une cinquantaine d'années (et plus !) aura sans aucun doute été bercée par quelques-uns de ces films découverts le mardi soir de chaque semaine grâce à La dernière séance présentée par Eddy Mitchell sur FR3, et l’on peut parier que nombreux sont ceux qui se souviennent encore distinctement du visage des acteurs légendaires qui incarnaient, au choix, le rôle du bon, de la brute ou du truand, pour reprendre le titre du célèbre film de Sergio Leone : Gary Cooper, Henry Fonda, Marvin Lee, Robert Mitchum, Gregory Peck, James Stewart et bien sûr John Wayne.

Le propos du livre passionnant que Robert Pippin – éminent spécialiste de Hegel, déjà connu des lecteurs français pour son excellent livre sur Nietzsche paru en 2006 (Nietzsche moraliste français) – vient de publier est de saisir le genre cinématographique du western considéré dans sa plus grande extension comme objet philosophique. À la suite de Stanley Cavell et de plusieurs générations de critiques des Cahiers du cinéma, Robert Pippin estime que les films hollywoodiens constituent des formes de pensée réflexive à part entière, qui sont encore très loin d’être appréciés à leur juste valeur. Si nul ne contesterait plus que les films de Woody Allen, d’Orson Welles ou d’Akira Kurosawa sont dignes d’une analyse philosophique, force est de reconnaître que la chose ne va toujours pas de soi lorsqu’il en va du western, que l’on a encore tendance à considérer comme un genre mineur du cinéma. Le défi qu’entend relever Robert Pippin est de démontrer que l’on se trompe, et que l’on se trompe grandement, en persistant à le croire.

Le western comme mythe de fondation politique des États-Unis

Dans un article qui a fait date, intitulé « Le western ou le cinéma américain par excellence » (1953), André Bazin s’était employé pour la première fois à défendre l’idée que le « secret » de l’extraordinaire longévité du western résidait dans le fait que celui-ci incarnait « l’essence du cinéma ». En effet, poursuivait-il, l’essence du cinéma consiste dans son incorporation du mythe et de la conscience mythique du monde. C’est pour cette raison que les westerns traitent les personnages comme des types humains, et que le récit est organisé autour d’un petit nombre d’intrigues essentielles offrant divers points de vue sur des problèmes fondamentaux rencontrés par toute société, en particulier ceux du droit et de l’autorité politique. Dans l’une de ses envolées qui l’ont rendu célèbre, Bazin écrivait que le western faisait de la Guerre de Sécession l’équivalent de la Guerre de Troie, et que la Marche vers l’Ouest était l’équivalent de l’Odyssée. Comme le dira après lui Robert Pippin, non sans humour, « les Grecs avaient l’Illiade, les Juifs la Bible hébraïque, les Romains l’Enéide, les Allemands la Chanson des Nibelungen, les Scandinaves les sagas, les Espagnols le Cid, les Britanniques les légendes arthuriennes : les Américains, eux, ont John Ford ! ».

De fait, il serait tout à fait possible de montrer que le premier récit fictif de western prototypique, Le Cavalier de Virginie (1902) d’Owen Wister, était simplement une transposition des Chevaliers de la Table Ronde dans l’Ouest américain, avec des cow-boys en guise de chevaliers, les propriétaires tyranniques de vastes empires d’élevage privés en guise de rois, et leurs familles en guise de familles royales. De la même manière, le problème de la relation entre Lancelot et Guenièvre joue certainement un rôle dans L’Homme des vallées perdues (1953) de George Stevens, La Prisonnière du désert (1956), L’Homme qui tua Liberty Valence, Sept hommes à abattre (1956) de Budd Boetticher, et quelques autres westerns de série B.     

C’est une idée communément reçue, que reprend partiellement à son compte Robert Pippin, que les westerns sont l’une des formes mythiques de compréhension des Américains par eux-mêmes. Comme il l’écrit, « les États-Unis sont un pays très jeune selon les critères du monde réel ou des mythes : nos temps anciens ne le sont donc pas tant que ça ». Les westerns mettent en lumière une forme de vie passée qui est sciemment considérée comme disparue et impossible à retrouver. Nombre d’entre eux racontent l’histoire complexe d’une transition politique traumatique et décisive, la fin d’un type d’ordre et d’image de soi, et le début d’un autre. « Ils représentent », dit-il encore, « un genre de mythe de la modernisation américaine ». Dans l’immense majorité des westerns, il s’agit de donner à voir comment un ordre légal succède à une situation d’absence de loi (ou d’existence d’une loi corrompue ou inefficace) qui ressemble fort aux théories classiques de l’état de nature. Le western est une tentative de saisir le problème fondamental pour tout processus de fondamental, celui de l’institution du droit, et donc une tentative de saisir le drame central inhérent à toute forme particulière de vie politique.

Mais cette forme de récit, bien que mythologique, n’est pas pour autant universelle – sans ancrage géographique et anhistorique. « Quand bien même les westerns conservent une forme mythique de narration », note Robert Pippin, « ils traitent aussi, pour une large part, de l’Amérique et de la manière dont a été comprise sa modernisation rapide dans l’Ouest du XIXe siècle. » En effet, l’Amérique a cette spécificité d’être une nation d’immigrants, dans laquelle le lien de citoyenneté est fondé sur une allégeance commune à des principes précieusement conservés dans des documents fondateurs (la Déclaration d’Indépendance et la Constitution, accompagnée de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen). Les Etats-Unis sont une « nation politique de nationalités culturelles », comme le disait Horace Kallen dans les années 1920, ou une « union sociale d’unions sociales », comme le dira John Rawls dans les années 1980, ce qui, en soi, pose le problème du type de nation politique ainsi désigné. Qu’est-ce qui fait d’un Américain ce qu’il est ? En l’absence d’une culture multiséculaire et d’une longue tradition commune sur un même territoire qui serviraient de ciment à cette identité, il reste une identification politique : les idéaux politiques sont la seule chose qui permette à la nation américaine de rester unie en tant que telle. De là l’extraordinaire importance de ce que l’on pourrait appeler la scène primitive de fondation d’une telle unité politique – que ne cessent précisément de jouer et rejouer inlassablement les westerns.

La psychologie politique comme clef de lecture

À cette interprétation traditionnelle des grands westerns hollywoodiens, Robert Pippin apporte une modification de taille. La question que pose ce genre cinématographique, dit-il, n’est pas tant celle des conditions de fondation ou de refondation d’une communauté politique au moyen d’une allégeance à l’état de droit, que celle de la nature du lien politique et social (autrement dit, de ce qui peut faire réussir ou échouer une telle allégeance). Les westerns portent bien sur un événement historique idéalisé, sur le passage d’une situation d’anarchie, de code de l’honneur et d’autosuffisance à l’état de droit, au monde bourgeois régulé des banques, des chemins de fer, de la négociation, du compromis, de l’exploitation agricole, des écoles, etc. Il en va bel et bien d’une victoire du règne de la loi sur celui du justicier solitaire et de la brute épaisse : en somme, de l’arrivée de la civilisation. Mais ce qui est mis au centre de l’attention à chaque fois – et qui n’a pas été bien vu par les commentateurs –, c’est l’effet de ce passage sur ceux qui le vivent, sur les pertes qu’une telle transition vers un nouveau monde entraîne sur le plan psychologique, et sur la difficulté qu’éprouvent les citoyens à s’y accommoder.

« Dans beaucoup de westerns », écrit Robert Pippin, « on ne nous donne pas seulement à voir, dans sa déclinaison américaine, le récit mythique de la fondation d’une société civile régie par le droit, mais aussi l’expression d’une grande angoisse au sujet de ce à quoi ressemblera, une fois fondée, cette société particulière : pourra-t-elle rester unie et se libérer de son passé ? (…) Si nous considérons les westerns comme une réflexion sur la possibilité pour les sociétés modernes, bourgeoises et domestiques, de se perpétuer, de susciter allégeance et sacrifice, de se défendre contre leurs ennemis, d’inspirer admiration et loyauté (c’est-à-dire de maîtriser et de modeler les passions qui ont une portée politique, de façonner les « caractères » dont a spécifiquement besoin cette forme de vie), ce qui nous surprend dans nombre d’entre eux (…) c’est qu’ils expriment un doute radical sur la capacité des sociétés modernes (…) à y parvenir. »

Or pareille interrogation n’est nulle autre que celle que prend en charge cette partie de la philosophie politique quelque peu délaissée depuis le XVIIe et le XVIIIe siècles qu’est la psychologie politique. Trop souvent au cours des deux siècles derniers, la question politique a été ramenée à celle des conditions de légitimité de l’exercice du pouvoir, en laissant de côté le problème de la dimension vécue, à la première personne, de l’expérience politique. La psychologie politique est cette branche de la philosophie qui entend déterminer ce qui importe aux hommes en un lieu et à une époque donnés, pourquoi cela leur importe, ce qui leur importe davantage et même plus que tout dans certains contextes, ce pour quoi ils sont prêts à se sacrifier, en refusant de considérer que leur unique motivation dans tous leurs agissements est la satisfaction rationnelle de leurs préférences. Comme l’avaient fort bien compris Hobbes, Spinoza, Rousseau et tous les philosophes classiques de l’histoire de la philosophie politique, les hommes sont mus par des passions politiques de fierté, de colère, d’indignation, de vanité, de jalousie, de cupidité, de peur, d’humiliation, de ressentiment, etc., dont il est impossible de faire abstraction. La rationalité du contrat politique ne peut en aucune façon suffire à expliquer l’acte fondateur mythique lui-même, ni le maintien de l’allégeance, du sacrifice, de la coopération civique nécessaires à l’existence et à la perpétuation d’un État. C’est donc une question d’une importance décisive que de savoir si le nouvel état de droit réussit à fournir aux citoyens une motivation à se sentir membre de cette communauté, et si elle se montre tout simplement satisfaisante sur le plan psychologique.  

Ce que Shinbone a perdu en perdant Liberty Valance

Selon l’interprétation qu’en propose Robert Pippin, les westerns hollywoodiens livrent une réflexion sur ce que signifie l’extinction du désir de distinction, d’honneur, de gloire et d’indépendance aristocratique au bénéfice des exigences de sécurité, de coopération et de paix. Plutôt que de se perdre dans l’immensité de ce genre cinématographique, l’auteur fait le choix de recentrer son analyse sur trois films phares de la grande époque des westerns, tous réalisés par John Ford : La Rivière rouge, La prisonnière du désert et L’Homme qui tua Liberty Valance.

Au fil d’une lecture minutieuse, où l’auteur prend grand soin de ne pas réduire le film – comme le font tant d’autres philosophes qui se sont fait une spécialité de citer des films plutôt que des romans dans leurs livres – à son seul scénario mais de prendre en compte l’esthétique de la réalisation, il apparaît que le bilan d’un tel embourgeoisement est incomplet et difficile à établir : les vertus bourgeoises, qui semblent impliquer un attachement à la sécurité, à la vie et à la paix, engendrent inévitablement de l’hypocrise, de la duperie de soi et une forme de vie prosaïque, incapable en tant que telle d’entretenir le sentiment profond d’allégeance dont une communauté politique a besoin. En ce sens, les westerns peuvent être compris comme une forme d’avertissement qui concerne les carences psychologiques produites par les républiques commerciales.  

Rien n’illustre mieux ce problème que la dernière œuvre de génie de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance, dont Robert Pippin offre une interprétation détaillée absolument lumineuse. L’histoire se passe dans la ville de Shinbone, dans un État de l’Ouest sauvage. L’une des particularités du récit tient à ce que deux temporalités y sont entremêlées : celle qui correspond à la situation de Shinbone d’avant la loi et l’ordre, et celle qui correspond à sa situation après, c'est-à-dire à la suite du meurtre du hors-la-loi qui faisait régner la terreur, Liberty Valance. Le point qui est extrêmement frappant, sur lequel Robrt Pippin attire justement l’attention, est que la ville est incomparablement plus gaie, plus festive et plus vivante avant qu’après. Les saloons sont pleins et bruyants, les musiciens jouent jour et nuit, les Mexicains tiennent des échoppes bondées de clients. On s’y bagarre beaucoup, certes, mais on s’y amuse autant. Le nouveau Shinbone est, par comparaison, propre, calme, immobile, fort bien éclairé et extraordinairement bien ordonné. Les rues y sont désertes. Chacun reste chez soi. Les cafés ont disparu et, avec eux, les musiciens et les Mexicains. On y vit paisiblement, sans doute, mais surtout on s’y ennuie ferme. Shinbone est devenue à la fois un dortoir et un mouroir. La question est de savoir si, dans de telles conditions, les habitants ont la moindre chance d’éprouver des sentiments d’engagement, de dévouement à l’égard des autres, à l’égard d’inconnus, pour la seule raison qu’ils sont leurs concitoyens, et si, en l’absence de tels sentiments, on peut tenir cette communauté pour une communauté politique.

C'est tout le sens aussi de la célèbre scène finale du Train sifflera trois fois de Fred Zinneman, où le marschal Kane (joué par Gary Cooper) jette avec mépris son insigne par terre, après avoir échappé de justesse à une mort presque certaine alors que ses concitoyens ont refusé de l'aider à mettre en déroute les tueurs qu'il avait mis en prison et qui étaient revenus pour se venger. Au sein de cette association d'individus vivant en paix dans la même ville pour leur plus grand profit économique à tous, nul lien politique, nul engagement pour ce qui pourrait être perçu comme un bien commun. Ce que le film de Zinneman cherche à illustrer, c'est l'échec d'une fondation politique qui n'empêche nullement la communauté de prospérer et de s'enrichir.