De la nuit passée au Muséum d'Histoire naturelle de Paris, Eric Chevillard ramène un récit magnifique, admirablement construit, aussi profond qu'émouvant, marqué au coin de nostalgie.

Selon une anecdote souvent rapportée, à la question de savoir pourquoi il avait écrit un livre aussi long que Le Capital, Marx aurait répondu, de façon énigmatique, qu’il n’avait pas le temps d’écrire des livres courts. La lecture toujours passionnante des écrits d’Éric Chevillard donne immanquablement l’impression inverse : celle d’un écrivain qui, en véritable orfèvre, a pris tout le temps de ciseler son écriture, avec l’incomparable maestria que lui confère plus de trente ans de métier, pour livrer des textes d’une extraordinaire richesse, dont on s’étonne toujours à la fin – à l’heure de refermer le volume et de compter le nombre de pages – qu’ils ne soient pas plus longs qu’ils ne le sont objectivement.

L’écriture symphonique d’Éric Chevillard, dont nous ne connaissons guère d’exemple dans le champ de la littérature contemporaine, est sans doute l’une des caractéristiques les plus frappantes de son style. Il nous vient souvent à l’esprit, en lisant ce bel écrivain, que le vocabulaire le plus précis pour conduire une analyse approfondie de son œuvre devrait être emprunté à la musicologie. Tout y est. L’entremêlement des différentes voix et des différents instruments dont quelques-uns se détachent soudain au nom et au bénéfice de l’ensemble ; les accords appogiaturés, dans lesquels une ou plusieurs notes sont déplacées au degré voisin ; les anticipations, consistant en l’émission d’une note qui est étrangère à l’harmonie et qui appartient à l’accord suivant ; la basse continue ; la réexposition d’un thème ; le contrepoint ; la coda, etc.

Comme pour toute œuvre musicale de quelque ampleur, il ne faut pas espérer pouvoir en embrasser l’unité profonde au premier abord. Chaque livre d’Éric Chevillard demande à être lu et relu avec persévérance, en se bouchant alternativement une oreille et puis l’autre pour mieux réussir à fixer son attention sur le développement de l’une des lignes thématiques. L’Arche Titanic, qu’il publie ces jours-ci aux éditions Stock, en est un bel exemple en ce qu’elle donne à entendre une magnifique mélopée douloureuse, de tonalité fondamentalement mélancolique, où plusieurs voix à l’unisson se perdent et se retrouvent. 

L’argument du livre et son prétexte

Le livre paraît dans une toute récente collection, fondée et dirigée en 2018 par Alina Gurdiel, qui compte déjà une dizaine de volumes, parmi lesquels il faut citer celui de Lydie Salvayre (Marcher jusqu’au soir), celui de Kamel Daoud (Le peintre dévorant la femme) ou, dernièrement, celui de Jakuta Alikavazovitc (Comme un ciel en nous). Le principe en est fort simple : un écrivain est invité à passer une nuit, seul, dans un musée de son choix, et à composer un texte dans lequel il partage avec les lecteurs les pensées et les impressions qui lui sont venues au cours de cet enfermement volontaire.

Comme on aurait pu s’y attendre de la part d’Éric Chevillard, les déambulations nocturnes auxquelles il nous associe empruntent des chemins de traverse. – ou plutôt, devrait-on dire : de braconnier – qui sont autant de moyens de contourner ou de détourner l’esprit de la collection « Ma nuit au musée ». Car s’il s’est effectivement prêté au jeu en passant la nuit du 5 novembre 2019 dans un musée, il a pris soin de faire porter son choix sur un musée qui diffère significativement de tous ceux dans lesquels les autres auteurs qui ont écrit pour la collection se sont rendus. L’écrivain – bien connu pour l’intérêt qu’il n’a jamais cessé de témoigner aux animaux – s’est en effet tourné, non pas vers l’un des innombrables musées des beaux-arts que dénombre la France, mais vers le Museum d’Histoire naturelle de Paris, et plus précisément, vers la Grande Galerie de l’Evolution dédiée aux espèces disparues et en voie disparition. Premier détournement qui, on le verra plus tard, n’est lui-même que le prétexte à un second, plus radical encore…

L’« Arche Titanic », qui donne son titre au volume, décrit la forme de paquebot que revêt le Musée, plongé dans l’obscurité, avec ses quatre niveaux, dont deux étages en coursives, et son sous-sol consacré au milieu marin. Les deux mots, associés de façon insolite, permettent de nommer une même catastrophe : celle du naufrage de la biodiversité dont les activités de l’homme sont en partie responsables, que documentent tristement les vitrines de la Grande Galerie de l’Evolution en exposant les spécimens naturalisés de plusieurs dizaines d’espèces disparues. Ce sont ces « animaux statufiés » que l’auteur va examiner patiemment durant toute la nuit, à la lueur de la torche qu’on lui a prêtée pour l’occasion. La règle des trois unités, semble-t-il, a été respectée : nous connaissons le lieu, le temps et l’action. La pièce peut débuter.  

D’une nuit à l’autre

Et la surprise du lecteur commence dès le lever du rideau. Car les règles de l’unité de lieu et de temps sont immédiatement enfreintes : le récit de cette nuit au musée est régulièrement entrecoupé par le récit d’une autre nuit, antérieure d’environ trois semaines à celle-ci, dans une maison d’hôte située à une quinzaine de kilomètres de Limoges, et donc à presque quatre cent kilomètres de Paris. Un peu d’attention révèle toutefois bien vite que les deux récits sont subtilement emboîtés l’un dans l’autre, qu’il se répondent en canon l’un à l’autre, qu’il existe entre les deux des effets de réflexion en miroir, tout un jeu d’empiètements, d’amorces ou d’annonces de l’un par l’autre. Et surtout : que les deux partagent la même inspiration mélancolique devant la fuite du temps.

L’Arche Titanic est une méditation aussi profonde qu’émouvante sur la perte d’un monde qui est aussi bien la perte du monde. Arpentant les salles du Muséum d’Histoire naturelle, entouré de toutes parts de vivants momifiés, Éric Chevillard chemine d’un même pas dans cet autre royaume des morts qu’est le « palais de sa mémoire », selon l’expression consacrée de saint Augustin, où il croise les fantômes d’êtres chers et disparus, et où il se revoit lui-même tel qu’il fut, à une distance qui lui paraît désormais bien grande, lorsqu’enfant il passait ses vacances d’été dans la maison de ses grands-parents. C’est dans cette maison qu’il a eu l’immense surprise de se réveiller un beau matin, le 17 octobre 2019, sans s’être aperçu la veille au soir que la maison d’hôte où il s’apprêtait à passer la nuit, et où on avait réservé pour lui une chambre, n’était autre que celle-là même de son enfance.

Les deux récits entremêlés évoquent d’une même voix les souffrances que cause « la puissante et implacable mécanique du temps qui passe et [qui] dévore toute vie », telle que la matérialise sublimement l’horloge dorée monumentale de Marie-Antoinette offerte au Muséum par la Convention, qui trône au beau milieu de la Galerie des espèces disparues et menacées. C’est cette impitoyable marche du temps qui entraîne dans un passé de plus en plus reculé les jours heureux de l’enfance, qui burine chaque jour davantage le masque de la vieillesse, étiole les forces vives et rapproche petit à petit de la mort. C’est elle encore qui « sonne les heures, les demi-heures et jusqu’au dernier sale quart d’heure que vivent pistés, traqués, braconnés, encagés, les ultimes représentants des espèces en péril ».   

Le récit des origines et l’omniprésence des animaux

Le récit d’Éric Chevillard est tout entier empreint d’une forme de nostalgie qui lui est assez peu habituelle et qui constitue à nos yeux la spécificité de L’Arche Titanic dans son œuvre. Cette nostalgie est celle des origines. Mais de quelles origines parle-t-on ?

Origine de la vie sur terre, d’abord et avant tout, laquelle coïncide avec l’acte créateur divin lui-même tel qu’il est évoqué dans la Bible, à laquelle Éric Chevillard ne se prive pas de faire allusion avec insistance (autre caractéristique remarquable de L’Arche Titanic). Le titre du livre lui-même est en soi parfaitement explicite, renvoyant clairement à l’épisode du Déluge et de l’Arche de Noé. Mais ce sont d’autres passages de la Genèse qui retiennent l’attention de notre auteur, et tout particulièrement celui qui concerne le baptême des animaux par Adam – acte dans lequel il faut voir un véritable acte de co-création par lequel le premier homme achève la création divine des animaux en leur donnant à tous une identité : « Yahvé façonna du sol toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment il les appellerait : le nom que l’homme donnerait à tout être serait son nom ». Il y aurait beaucoup à dire sur la croyance très ancienne et très répandue, qu’exprime cette scène d’imposition des noms, sur le pouvoir magique de la parole. La Mésopotamie et l'Egypte anciennes attribuaient notoirement la création du monde au pouvoir de la parole. On verra bientôt ce qu’Éric Chevillard lui-même en retient, mais notons pour le moment que ce dernier a encore une autre raison de privilégier la référence biblique, laquelle tient, nous semble-t-il, à l’omniprésence des animaux dans ce qui demeure le premier grand livre jamais imprimé de l’histoire de l’humanité: « Les animaux entrent dans la Bible par la première page et y demeurent jusqu’à la dernière », notait très justement à ce sujet Olivette Genest   .

Origine de la vie des hommes sur terre, ensuite, en désignant par là la vie des chasseurs-cueilleurs à l’époque antédiluvienne du paléolithique, pour lesquels les animaux revêtaient, une fois de plus, une importance incalculable – ces animaux avec lesquels ils cohabitaient, qu’ils traquaient et peignaient sans relâche sur le mur de leurs grottes, à Lascaux, Chauvet ou Rouffignac. Le fait même d’évoluer, quelques heures durant, sous les yeux de verre impavides des animaux naturalisés, en tant qu’unique représentant de la race adamique, donne le sentiment à l’auteur de pouvoir partager de manière fantasmatique quelque chose de l’expérience qui a été celle de ces hommes. Tout le récit qui est fait de cette nuit au musée est ainsi placé sous le signe d’une régression aux origines et à la vie sauvage : le lit de camp dressé à son intention est un lit de « broussard » qui lui fait croire qu’il est parti en « bivouac » ; parcourant les galeries, il se sent comme « à l’affût » au sein d’une « forêt primitive » ; la torche qu’il a en main, qui lui permet de percer les ténèbres de la « nuit originelle retrouvée », a tôt fait de se transformer en « massue » ; le câble d’ordinateur auquel il accroche en bandoulière sa torche devenue encombrante est un « serpent » qu’il lui a d’abord fallu maîtriser ; les lumières tamisées qui ne s’éteignent jamais tout à fait dans le musée sont autant de « feux de brousse » qui crépitent à l’horizon.

Origine de la vie de chacun d’entre nous sur terre, enfin, telle que la déterminent notre naissance et notre éveil progressif au monde au cours des années d’enfance. Dans le cas d’Éric Chevillard, cet éveil est une fois de plus marqué par l’omniprésence des animaux et l’imaginaire d’une forme de vie sauvage. Le papier peint de la chambre où l’auteur a passé tant de nuits jusqu’à son adolescence dans la maison de ses grands-parents ressemblait en tous points, nous dit-il, à une grotte préhistorique : « le papier peint sylvestre, pour ne pas dire giboyeux, [était] orné de cerfs et de biches flirtant sous les arbres », à l’ombre desquels, « dans la harde, sous la ramée », l’auteur se sentait « enfant parmi les faons », au milieu des figures « fauves de bisons ou de mammouths exécutés dans [s]on premier âge ». C’est là, dans cette « forêt natale » où il a grandi, qu’il a commencé nuitamment à pister dans ses rêves les animaux et à prendre par là même le chemin de l’écriture dont il ne devait plus jamais dévier, selon deux itinéraires dont l’on comprendra bientôt qu’ils sont intimement liés l’un à l’autre. 

L’apocalypse des animaux 

Le propos de L’Arche Titanic est de montrer de quelle manière ces trois origines sont reliées secrètement les unes aux autres, et de quelle manière elles déterminent conjointement de nos jours le destin du vivant sur terre et celui de la littérature. 

Le lieu même où Éric Chevillard a choisi de passer la nuit l’invite irrésistiblement à songer à la création de la vie sur terre dont la Grande Galerie de l’Evolution retrace l’histoire. Les animaux naturalisés donnent l’image d’un monde tel que l’homme aurait pu le trouver en arrivant. Le taxidermiste « souffle sur les herbes pour les relever le matin », il « dépose en équilibre sur leur pointe une perle de rosée », il « efface les traces de pieds du désordre dans le sable et la neige » : toute son œuvre témoigne qu’il a « quelques souvenirs vivaces du paradis terrestre qu’il essaie de partager et de transmettre ». Le spectateur lui-même, sans bien s’en rendre compte, joue à être une sorte de nouvel Adam. Muni de sa torche dont il braque le faisceau sur les animaux – tel un « lamparo » braqué sur l’eau pour attirer le poisson en surface –, il les fait littéralement venir à lui en les faisant exister sous son regard.  « Avec la lumière, comme dans la Genèse, apparaissent les bêtes. Je les invoque. (…) Leur évocation, leur invocation plutôt, n’aurait-elle pas l’effet impérieux, injonctif, d’une convocation en bonne due et forme ? Quelque chose encore comme le Fiat lux, pensai-je, ayant préalablement éteint ma torche en la rallumant avec le doigt de Dieu (c’est donc le pouce). » Conformément à l’une des intuitions séminales qui ont sans aucun doute déterminé la vocation d’écrivain d’Éric Chevillard, le langage a bien le pouvoir magique que lui prêtaient les religions anciennes : celui de faire venir à l’existence cela-même qu’il nomme.

C’est ce pouvoir démiurgique qu’il tente de mettre à l’épreuve au cours de la nuit du 5 novembre 2019 en s’efforçant de « relever les bêtes mortes par la seule force de [s]a parole, par la magie s[o]n poème », tels ceux qu’il dédie au vorompatra et au dodo. Certes, le couagga, l’onychogale à croissant, l’hippotargue bleu, la tortue de Rodrigues, la roussette rougette et tant d’autres espèces animales ont définitivement disparu, et aucune prière ne pourra jamais les faire revenir à la vie. Mais ne serait-ce pas les engloutir plus profondément encore dans le néant que de ne même plus les appeler par leur nom au motif qu’il ne reste plus d’eux un seul spécimen vivant ? Et ce qui vaut pour les espèces disparues ne vaut-il pas plus encore pour celles qui sont en voie de disparition, et qui ont d’ores et déjà commencé à quitter notre horizon de pensée et le champ de notre sensibilité, faute de trouver les mots pour les nommer ? 

La crise du vivant, qu’attestent lugubrement les dépouilles naturalisées exposées dans la Galerie, est aussi bien une crise de nos relations au vivant, dans laquelle la littérature a joué un rôle bien plus important qu’on ne le dit d’ordinaire. Si le miracle de la littérature est celui d’un Verbe qui peut se faire chair, alors il n’est pas indifférent qu’elle ait ravalé les animaux, depuis bien longtemps déjà, au rang de ceux qui ne sont même plus nommés dans ses pages. « Au vrai », constate tristement Éric Chevillard, « il n’y a pas tellement d’animaux dans les livres, dès que les livres ne s’adressent plus à des enfants de trois ans. (…) La sixième extinction massive a commencé dans la littérature. Et il s’agit plutôt d’une extermination. La littérature est déjà ce monde sans animaux. (…) L’écrivain ne nomme que très rarement les animaux. (…) Le silence de l’écrivain précipite les animaux dans le néant ».

Or cette extermination des animaux, que contribue à accélérer à sa manière la littérature, l’affecte directement en retour dans la mesure où elle est essentiellement liée, dans son origine même, à l’observation des tribulations animales et à leur filature. L’activité de narration, souligne Carlo Ginzburg dans une étude que cite avec à propos Éric Chevillard, « est née pour la première fois dans une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement des traces. (…). Le chasseur aurait été le premier à ‘raconter une histoire’ parce qu’il était le seul capable de lire une série cohérente d’événements dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par la proie ».  « Sans l’animal », commente notre auteur, « pas d’intrigue, pas de péripétie, pas de surprise. (…). L’épieu du chasseur du paléolithique fut notre premier crayon. (…) L’animal était le personnage principal. Taïaut ! Ses bonds, quels rebondissements ! Taïaut ! Appelons plutôt digressions ses zigzags. Taïaut ! Sur ces traces, on visitait le monde. On suivait sa course jusqu’à la scène déchirante de sa mort. C’était haletant. C’était palpitant. »   

L’Arche Titanic est le récit attristé de l’« apocalypse des animaux » telle que, à la fois, elle se préparait et s’annonçait de longue date dans la littérature elle-même. « L’homme a voulu être le héros à son tour. Il a sonné l’hallali. Le chasseur a chassé l’animal de son livre. » Il a continué à parler, parler, parler, mais pour ne plus parler que de lui-même. « Sa chair (…) s’est faite verbe, c’est-à-dire plus exactement sujet. Il est devenu le personnage principal du récit qu’il écrivait. (…) Voici l’homme, soudain, avec ses mots, ses idées, avec ses inventions, tout ce baratin performatif : il assèche le monde, lève les terres ou les tasse, il sème ou il déboise. (…) L’homme ne s’intéresse décidément qu’à l’homme. Il n’en a jamais fini de se décrire, de se contempler, de se raconter sa vie bien connue, de vérifier qu’il est toujours égal à lui-même. (…) Chaque nouveau livre le reconduit dans ses fonctions. » 

Des animaux naturalisés…

C’est pour mieux l’en déloger et faire place aux animaux – pour « ralentir avec des virgules la sixième extinction de masse », écrit magnifiquement notre auteur – que le jeune écrivain au lamparo, les yeux rivés sur le papier-peint giboyeux de la chambre de son enfance, a voulu écrire à son tour. « J’ai grandi dans la littérature », dit-il, « il me manquait quelque chose. Il me manquait les animaux. » Et sous ce rapport, L’Arche Titanic remplit parfaitement le programme que l’écrivain s’est très tôt fixé, en s’inscrivant à la suite de ses livres précédents : une fois de plus, le bestiaire qu’il réunit est d’une richesse exceptionnelle. Selon notre compte provisoire, plus de deux cents animaux sont nommés – comme pour tenter de les sauver in extremis en les logeant au creux de cette arche de papier –, parmi lesquels se trouvent bien entendu une trentaine d’espèces disparues, plusieurs espèces en voie de disparition, mais aussi des espèces qui n’ont jamais existé et pour lesquelles l’auteur invente un nom poétique (l’escognette, l’alongue cendrée, le marole acrobate et la pirlouche), et quelques animaux légendaires (la licorne, le phénix, le catoblépas, le dragon, le griffon, le basilic ou la manticore) qui « n’ont jamais eu d’autre corps que leur nom ». 

Mais L’Arche Titanic est surtout l’occasion pour l’auteur – quelque quarante ans plus tard, et presque autant de livres publiés – de s’interroger sur ce qu’il reste aujourd’hui de la littérature et de la faune dont cette dernière a de tout temps tiré sa substance. A l’heure où une centaine d’espèces disparaissent quotidiennement, comment le bilan pourrait-il ne pas être désolant ? « Quand un animal disparaît, son nom se vide à moitié de son sens – son sang –, n’est plus qu’un demi-mot : une momie. (…) Une ombre soudain éclipse un petit coin du monde, comme lorsque se ferme la paupière du dernier individu d’une espèce. (…) Une espèce s’éteint – un nuage s’arrête devant le soleil, une bourrasque souffle la bougie ». L’écrivain peut bien alors s’époumoner à invoquer les animaux : ce qu’il fait venir dans le faisceau de lumière qu’il braque sur eux est tout à fait semblable à ce qu’il voit dans la Galerie de l’Evolution, muni de sa torche : rien d’autre que des animaux naturalisés.

« Naturaliser : voilà bien le plus paradoxal des verbes, le verbe qui vide l’être de sa chair et prétend que la nature est le fruit de fin de saison de la culture. » Examinant sous toutes leurs coutures ces étranges momies exposées dans le Muséum, Éric Chevillard confesse volontiers sa perplexité. Car si, d’un côté, il admire sincèrement la belle ouvrage des taxidermistes qui ont su « attraper par magie le frisson des herbes et des feuilles, les ombres des nuages sur le flanc des bêtes » en tirant parti d’une réelle connaissance des caractéristiques anatomiques et éthologiques des animaux représentés, il s’interroge, d’un autre côté, sur le type de rencontre avec les animaux qu’autorise une telle exhibition de leur corps ressuscité. Car de quoi témoignent au juste ces animaux empaillés, « figés dans leur cuir comme des pâtés en croûte » ? Non pas tant de l’évolution de la vie sur terre que de celle des pratiques et techniques de la taxidermie elle-même. Au fond, constate d’un ton désabusé notre auteur, même ici, « c’est toujours l’homme qui nous passionne dans la bête ». Le regard porté sur l’animal naturalisé est immédiatement réfléchi en direction de la technique de naturalisation employée, et l’institution même du Muséum est conçue pour interposer entre les hommes et les animaux le vaste espace de la culture qui transforme ces deniers en objets d’observation.  

De là ces cartels, ces cartouches, ces notices et autres fiches d’intervention – que cite scrupuleusement Éric Chevillard – que les conservateurs du musée ont pris soin de placer à côté de leurs spécimens pour rappeler à tout instant aux visiteurs que ce qu’ils contemplent est œuvre humaine, trop humaine. Ils n’ignoreront alors rien sur le contexte historique et géographique de leur production ; sur l’atelier dont ils sortent et dont ils portent pour ainsi dire la signature stylisée ; sur les diverses opérations de restauration dont chacun a pu faire l’objet au cours du temps. Certains d’entre eux racontent même une histoire qui est celle de l’homme illustre qui a légué l’animal au musée (le zèbre de Grévy, le rhinocéros de Louis XV).

Mais l’histoire humaine dont ils sont indissociables est plus riche encore : il faudrait parler de l’histoire de la taxidermie, des diverses techniques de dépeçage, de montage, de rembourrage élaborées au cours des siècles ; de l’usage du savon arsenical aujourd’hui proscrit ; situer celle-ci dans l’histoire plus large des techniques de conservation des corps (de la momification des Egyptiens à la méthode de plastination inventée par Gunter von Hagens en 1977, en passant par celle concoctée par Fragonard pour ses célèbres écorchés, sans oublier le projet extravagant d’anthropo-taxidermie défendu par Mathias Mayor en 1838, dans un essai peu connu auquel Éric Chevillard consacre près de huit pages aussi drôles qu’instructives) ; mentionner également les célèbres momies de l’histoire de l’humanité (Ötzi, Ramsès II, les squelettes de Pompéi, les têtes réduites des Jivaros, Mao Zedong), ainsi que celles de l’histoire de la littérature et du cinéma (le perroquet Loulou dans la nouvelle de Flaubert « Un Cœur simple », les chambres frigorifiques qui conservent les morts dans Ravage de Barjavel, la mère de Norman Bates dans Psychose d’Hitchcock,), etc.

…et des hommes civilisés

Aussi discrète soit-elle, il faut souligner la remarquable information de l’auteur sur le sujet   . La formule du savon arsenical de Bécoeur – que ce dernier a tenue secrète jusqu’à sa mort –, donnée en passant, est parfaitement exacte (arsenic blanc, sel de tartre, camphre, savon blanc et chaux). La remarque faite sur l’outillage assez rudimentaire du parfait taxidermiste est des plus justes : la boîte de nécessaire de ce dernier se ramène en tout et pour tout à une dizaine d’instruments, empruntés pour la plupart à d’autres corps de métiers (stylet ; pointe d’acier ; tenailles à mâchoires tranchantes ; bruxelles ; scalpel ; ciseaux, pinces, vrilles, pinceaux de toutes sortes ; limes ; blaireau ; marteau), pour la bonne raison que l’accent a de tout temps plutôt été mis sur l'invention de produits préservatifs permettant d’assurer la pérennité des collections. Rares sont ainsi les manuels de taxidermie antérieurs à la fin du XVIIIe siècle à consacrer une partie aux instruments. Plus remarquable encore est la conscience qu’a l’auteur du fait que la façon même d’agencer les collections est liée aux principes de la nomenclature alors dominante et donc à l'état du savoir (classification systématique à l’époque de Lamarck et Linné ; classification évolutionniste au temps de Darwin) ; du fait que l’objet naturalisé a changé de statut au fil des siècles en fonction du rôle attribué aux collections d’histoire naturelle (passant du cabinet de curiosité au cabinet d’histoire naturelle puis au muséum) ; et du fait que cette dernière évolution a affecté directement la présentation et le montage de l’animal à tous les niveaux (pose de l’animal, choix du socle, quantité de spécimens présents sur le même socle, reconstitution ou non du spécimen).

Ce que révèle surtout l’histoire de la mise en exposition des objets naturalisés dans l’espace muséal, c’est le poids grandissant, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle – sous l’influence des établissements naturalistes privés, moins soucieux d’exactitude scientifique –, d’une certaine culture artistique dans la rencontre avec les animaux. Les dioramas, qui mettent en scène un animal associé à ses congénères, tendent à ressembler de plus en plus à des tableaux composés, dont certains font irrésistiblement songer à des toiles du douanier Rousseau. Le socle perd son rôle primaire de « monter » l’animal, et de faciliter la prise du spécimen pour des études morphologiques, et vise alors à donner l’illusion du milieu dans lequel vit naturellement l’animal : foin des juchoirs et autres socles jugés trop sobres, et place aux branchages, écorces, et aux socles recouverts de sable ou de paille ! La conception même des dioramas répond manifestement à des attentes esthétiques : ainsi en est-il du choix des éléments de composition (le paysage, les acteurs), des éclairages (aurore, crépuscule, plein jour, nuit), des ambiances (sonore, visuelle), des thèmes (scènes de combat, d’attaque, de repos), des biotopes (savane, forêt équatoriale, banquise), des saisons, etc. N’était l’étiquetage, on finirait par oublier le rôle premier du spécimen dans un musée d’histoire naturelle ! De ce point de vue, il n’est pas anecdotique de rappeler qu’Antoine-Louis Barye (1795-1875), chef de file du nouvel art animalier, sera nommé professeur de dessin au Muséum de 1854 à 1875, et qu’il formera la nouvelle génération à cette approche mêlant l’imaginaire à la rigueur scientifique. Les analyses classiques d'Oscar Wilde sur la perception des brouillards rendue possible par les impressionnistes, qui ont transformé la nature en un effet de style, et qui donnent à chacun l'impression de voir partout dans les paysages d'exquis Monet de captivants Pissarro, pourraient tout à fait trouver ici un prolongement   .      

« Le Muséum voudrait être une extension du vivarium, du terrarium, de l’insectarium et de l’aquarium », écrit Éric Chevillard. « Hum hum…c’est avant tout un musée. Ce qui m’apparaît dans le faisceau de la torche, ce sont des œuvres, des œuvres encore, les œuvres des hommes ». « Ici », conclut-il, « le Verbe s’est fait paille, son, étoupe, polystyrène, polyuréthane expansé et résine époxy ». Tristes « baudruches », en vérité, que ces animaux empaillés exposés les uns à côté des autres. Ou plutôt « trophées catastrophés » – si l’on se souvient qu’ils correspondent à autant d’espèces disparues ou en voie de disparition – qui évoquent irrésistiblement un « tableau de chasse » ou une « nature morte », au sens littéral du terme. « Au milieu de ces magnifiques animaux naturalisés, je me fais l’effet d’être ce chasseur idiot, assis sur son canapé, dans son salon, cerné de hures et de bucranes, et qui s’ennuie parmi ses trophées. (…). Qui se fait même gravement chier. »

Plus près de toi, mon Dieu

Mais alors, se demandera-ton, qu’est-ce que notre auteur est venu faire dans cette galère ? Pourquoi a-t-il voulu passer la nuit dans ce « champ de bataille » et pourquoi a-t-il manigancé en coulisses, comme il en fait plaisamment l’aveu, pour obtenir de Lydie Salvayre qu’elle suggère son nom à Alina Gurdiel comme celui d’un auteur qui pourrait éventuellement contribuer à la collection qu’elle dirige ?

« Je suis là en pèlerinage », répond-il, au sens fort d’un voyage que l'on fait en un lieu saint avec l'intention de se recueillir, de rendre hommage à quelqu’un que l’on admire ou dont on vénère la mémoire. « Les poètes », écrivait Marcel Proust, « prétendent que nous retrouvons un moment ce que nous avons jadis été en rentrant dans telle maison, dans tel jardin où nous avons vécu jeunes. Ce sont là pèlerinages fort hasardeux et à la suite desquels on compte autant de déceptions que de succès. » C’est un tel pèlerinage qu’Éric Chevillard a effectué bien malgré lui en se réveillant un beau matin dans la chambre de la maison de son enfance, laquelle l’a ramené à cette époque lointaine où il s’était fait la promesse de poursuivre en littérature les rêves prémonitoires commencés « dans la harde, sous la ramée ». Cette promesse, nul doute qu’il l’a tenue, même si, à l’heure de l’extinction massive des espèces, la littérature est moins le lieu où les animaux peuvent être rappelés à la vie que « le marbre où seront [désormais] soigneusement gravés les noms des créatures anéanties ».  

« Le crépuscule du matin, l’aurore, la longue journée a été vécue, et maintenant le soleil descend » : le constat vaut autant pour ces créatures innombrables qui ont a tout jamais disparu, y compris du champ de la littérature, que pour l’écrivain lui-même. Installé entre la Galerie des espèces disparues et celles qui le seront bientôt, l’écrivain se sent bien à sa place, lui à qui les mots dont il a besoin pour s’exprimer viennent à manquer. La sixième extinction des espèces augure aussi bien la « fin d’un monde créé par le Verbe ».

Comment, dans ces conditions, l’auteur, qui a toujours veillé à entretenir en lui une forme d’« ingénuité » et de « puérilité », à conserver un « esprit d’enfance », comment donc pourrait-il ne pas se sentir devenir « vieux » – ainsi que ses amis eux-mêmes l’appellent, à l’heure de le laisser partir pour passer cette nuit au musée –, comment pourrait-il ne pas éprouver douloureusement sa finitude jusque dans sa chair, se sentir personnellement visé par le même compte à rebours qui indique la fin imminente des espèces en voie de disparition ? « Mon Dieu, j’ai cinquante-quatre ans », s'écrie-t-il. « Je suis bien décati, bien délabré. » Ce n’est certes pas l’heure de mourir, et notre auteur n’a au reste nullement l’intention de « laisser [s]a peau aux taxidermistes du muséum », mais c’est tout de même l’heure de faire ce que, demain, on n’aura peut-être plus la force de faire.

Que feriez-vous si vous aviez le sentiment que votre temps est compté et si vous éprouviez quotidiennement le déclin irréversible de vos forces vitales ? A cette question convenue, Éric Chevillard répond de manière très inattendue : il irait dire sa flamme à celle qu’il aime secrètement depuis toujours, celle qu’il passe des heures entières à regarder à la dérobée à chacun de ses séjours à Paris, celle pour laquelle il a déjà écrit l'un de ses plus beaux livres où il anticipait sa tragique disparition. C’est pour elle et pour elle seule qu’il est venu passer une nuit au musée, non loin du lieu où elle demeure, en jouant de ses relations dans le monde de l’édition et en faisant croire qu’il était venu chercher là un sujet d’écriture. C’est pour elle qu’il s’apprête à couper et dérober la corne du rhinocéros de Louis XV dans l’espoir de retrouver une vigueur sexuelle que le « quinquagénaire impuissant » qu’il est devenu a perdue. Une manière comme une autre, en somme, de revenir aux origines – non pas exactement à l’enfance, mais plutôt au temps béni de l’adolescence et de sa libido impétueuse.

Mais à quoi bon ? L’auteur réalise au dernier moment que la corne du rhinocéros est factice et que ses vertus aphrodisiaques sont, en tout état de cause, purement imaginaires. « Jamais quinquagénaire ne connut plus cruel et ironique fiasco. » Pas d'autre choix alors, mais c'est encore le meilleur, que de conserver à la relation avec sa dulcinée « le tour platonique qui fait d’elle certainement l’une des passions romantiques les plus belles et les plus tragiques de l’histoire amoureuse de tous les grands primates confondus ». De qui s’agit-il, demandera-t-on ? Ce ne peut être qu’elle – l’unique, la star, la rousse flamboyante à laquelle le livre est dédié : Nénette, bien sûr, « la lente et sage et précautionneuse et méditative femelle orang-outan de la ménagerie du Jardin des Plantes ». 

D’une dédicace sur laquelle se referme le livre

Véritable « coup de théâtre » donnant un tour « romanesque », si ce n’est « romantique », au récit ? Sans doute, et il faut reconnaître que ce ne serait pas là la première fois que l’auteur se sert de ce procédé, à des fins humoristiques, comme il l’a fait par exemple dans L’explosion de la tortue (2019) où il est question d’une jeune enfant disparue dont on apprend à la fin qu’elle séquestrait le concierge de son immeuble depuis plusieurs jours (et non pas l’inverse).

Mais on aurait sans doute tort d’en juger simplement en ces termes. Si l’on fait abstraction des pages délibérément parodiques de Prosper Brouillon (2017 et 2019), c’est dans L’Arche Titanic et nulle part ailleurs que le lecteur trouvera la seule référence à la sexualité – intégrée dans la trame du roman comme l’une de ses composantes diégétiques essentielles – dans l’œuvre d’Éric Chevillard. Même Monotobio (2020), pourtant ouvertement autobiographique, refusait expressément d’en souffler mot, et on compulserait en vain les nombreux volumes de L’Autofictif sur ce point   . Il n’est certes pas anodin que ce soit dans le cadre d’un récit des origines, comme l’est L’Arche Titanic, que l’interdit ait pu être levé. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ultimement : « On ne me fera pas croire, en effet, que c’est un hasard si, parmi les représentations pariétales de Lascaux, la fameuse scène du Puits montre un personnage ithyphallique couché à côté d’un rhinocéros ».   

Par où s’explique enfin la dédicace sur laquelle s’ouvre (ou plutôt se referme) L’Arche Titanic : « Pour Nénette ». Peut-on imaginer façon plus chaste d’honorer sa bien-aimée ?