Une approche comparative et sociologique de la censure contemporaine en Biélorussie, France, Maroc et Russie qui met en lumière sa pluralité et son caractère implicite.

En 2020, l’historien Jean-Yves Mollier sortait Interdiction de publier ! qui revenait sur les formes plurielles et contemporaines prises par la censure dans le domaine du livre. L’invisibilisation de la censure. Les nouveaux modes de contrôle des productions culturelles, ouvrage collectif en libre accès dirigé par Yauheni Kryzhanouski (enseignant à Sciences Po Strasbourg et chercheur associé au laboratoire Sage), Dominique Marchetti (directeur de recherche au CNRS et membre du CESSP) et Bella Ostromooukhova (maîtresse de conférences en russe à Sorbonne Université), poursuit l’exploration des métamorphoses de la censure en élargissant le champ des productions culturelles envisagées.

 

Censure politique ou censure partout ?

Ses directeurs battent en brèche l’approche de la censure en termes de régimes politiques, opposant ainsi démocraties libérales et régimes autoritaires. Cette conception explicite de la censure, sous la forme de l’interdiction pure et simple, est l’héritière du combat contre la censure de l’Ancien Régime, or la censure prend des formes très variées et existe aussi dans des régimes dits libéraux. Il est aussi possible de parler de censure « structurale » ou « invisible » pour reprendre les termes de la sociologie critique. Leur conception, plus large et ouverte, recouvre, outre les atteintes législatives à la liberté d’expression, les enjeux économiques ou l’auto-censure, pour ne citer que quelques-uns des facteurs limitatifs possibles. Pour autant, il subsiste un « espace des possibles » et des « marges de manœuvres » pour les acteurs culturels au sein de ce cadre restrictif. De même, les coordinateurs de cet ouvrage souhaitent éviter deux écueils : considérer la seule censure politique ou, au contraire, voir de la censure partout en l’assimilant à toute forme de contrainte. Pour ce faire, les contributions s’efforcent de trouver un équilibre en termes d’approches entre ces deux pôles extrêmes. L’avènement du numérique est par exemple à la fois la source de nouvelles libertés rendant plus difficilement opérante une censure centralisée et est à l’origine de nouvelles restrictions avec la montée en puissance des GAFAM ou de la surveillance numérique étatique.

L’invisibilisation de la censure souhaite donc réconcilier ces deux approches à l’aune de l’analyse des productions culturelles afin de montrer la diversité des formes de la censure mais aussi d’établir des parallèles dans certaines formes adoptées en dépit de contextes différents. Les études pluridisciplinaires rassemblées comparent donc des espaces différents : l’espace post-soviétique avec les cas russes et biélorusses, la France et le Maroc. Plusieurs productions culturelles sont scrutées à partir de travaux de terrain : la musique, le théâtre, le journalisme et la littérature jeunesse.

 

Une euphémisation de la censure

Les auteurs relèvent qu’« en dépit de la diversité des espaces culturels et nationaux étudiés, les conclusions des contributions présentées ici sont convergentes sur le retrait de la censure formelle au profit de son "euphémisation" à travers des mécanismes indirects, notamment économiques, la montée en puissance d’une (auto)censure implicite qui s’inscrit dans un système diffus où la pression des structures sociales et les acteurs "profanes" prennent le relai des instruments formalisés et des institutions spécifiques explicitement chargées du contrôle de l’expression publique. »

Par exemple, concernant la musique et le théâtre post-soviétique, la censure n’est plus brutale et explicite comme à l’époque de l’URSS, mais elle intervient à travers des « logiques économiques et politico-morales ». Des prétextes techniques et réglementaires sont trouvés pour interdire un spectacle, le pouvoir fait pression sur les gérants de salle, l’accès aux médias est difficile, etc. Les acteurs de la censure se diversifient et peuvent venir aussi bien du privé que du public. Dans le domaine du théâtre en Russie, la censure peut être morale ou religieuse, voire économique de la part de l’Etat-commanditaire, qui justifie avec l’argument de la qualité des pièces.

L’analyse de la production de l’information en France, Maroc et Russie relativise l’approche par régime politique, déjà évoquée, et montre le poids des contraintes quotidiennes et le rôle de l’auto-censure dans ce processus. A contrario, même si les mécanismes de censure en Russie se font plus subtils, subsiste une relative autonomie de certains journalistes alors même qu’ils travaillent pour des médias a priori contrôlés par le Kremlin. En France, la contrainte économique, notamment via la sous-traitance des reportages par les chaines de télévision, conduit à privilégier certains formats et sujets. Ailleurs, la reconfiguration de l’offre médiatique au Maroc (émergence d’une presse populaire, puis numérique) s’est assortie d’une mutation des formes de la censure, moins visible depuis la libéralisation du pays, mais toujours présente. Plus largement, l’on assiste à un nouvel usage de la justice, qui n’hésite pas à cibler les journalistes en tant que personnes et par le biais de leur vie privée (accusation d’adultère par exemple). Les différentes contributions mettent aussi en lumière les « lignes rouges » propres à chaque espace national comme le roi, la religion, l’intégrité territoriale au Maroc.

Enfin, concernant la littérature jeunesse, étudiée par les deux dernières contributions, des mécanismes de censure sont aussi à l’œuvre. En France, l’autocensure est présente et contribue à valoriser des contenus positifs pour protéger des publics fragiles, alors qu’en Russie, la sortie d’ouvrages jeunesse peut donner lieu à des controverses politiques et morales, entrainant une adaptation du comportement des éditeurs qui se censurent par anticipation… « Autrement dit, la censure se manifeste à travers une réduction de l’espace du dicible. »

Soulignons, car c’est loin d’être toujours le cas, la cohérence des articles composant cet ouvrage collectif ainsi que l’ambition des directeurs de synthétiser leurs apports. L’une des originalités de leur démarche est d’étudier la censure comme un « continuum », pour reprendre les termes de Yauheni Kryzhanouski dans sa contribution. Il l’envisage également comme inscrite dans « un système plus général de gestion de la dissidence », ne reposant pas seulement sur la répression mais aussi sur des mécanismes implicites. Dans le cas de la musique rock contestataire qu’il a étudié, la censure est in fine d’autant plus efficace qu’elle est imprévisible et qu’elle s’appuie sur des logiques économiques.