La notion de puissance est profondément évolutive. Pensée dans un cadre national, elle tarde à s'inscrire dans une nouvelle échelle. Bertrand Badie en propose ici un éclairage.
Le terrorisme, la pandémie et le changement climatique sont des phénomènes globaux qui appellent des réponses collectives. Pourtant, la voie nationale l’emporte dans bien des cas. Face à ces enjeux, le spécialiste en relations internationales Bertrand Badie propose l’idéal-type de puissance mondialisée. Pour cela, il analyse ce qu’a été la sécurité au fil de l’histoire et ce qu’elle est aujourd’hui. Son constat, sans concession, montre que rares sont les pays à apparaître comme des gagnants de la mondialisation tout en se préservant de ses méfaits. Dans un autre ouvrage, qu’il dirige avec Dominique Vidal, il réfléchit avec une équipe de spécialistes aux éléments de la puissance française au fil de l’histoire et à la façon dont elle répond aux enjeux actuels.
La notion de « puissance » est au cœur du programme de Première en HGGSP. Elle reste également nécessaire pour comprendre les rapports de force dans le monde actuel et est donc indispensable pour aborder des thèmes comme les médias, l’environnement, la connaissance, les espaces de conquête ou encore le patrimoine. Autrement dit, la géopolitique ne peut se faire sans réfléchir à ce qui fait, ou non, une puissance. Par ses nombreux travaux, Bertrand Badie apparaît comme l’un des spécialistes français ayant fourni des clés de lecture essentielles pour comprendre les rapports de force et les enjeux du XXIe siècle.
Nonfiction.fr : Dans votre livre, paru chez Odile Jacob, vous observez un glissement du concept de sécurité. De nationale, elle est en effet devenue globale en raison de dangers qui affectent l’ensemble de l’humanité : dérèglement climatique, alimentation et pandémies. À quel moment s’opère ce tournant ?
Bertrand Badie : L’État-nation moderne s’est constitué sur les dépouilles de la société féodale en construisant des espaces de territorialité et de souveraineté qui ont servi de base à une scène désormais « internationale » au sens strict du terme, accomplie dans ce qu’on appelle le « système westphalien » (issu de la Paix de Westphalie, 1648). Cette scène inédite ne pouvait concevoir la sécurité qu’à travers les menaces que cette juxtaposition de souverainetés faisait peser sur chacune d’entre elles. Cette obsession de la « sécurité nationale » masquait la croissance progressive d’une « sécurité globale », systémique qui s’est révélée à mesure que l’ordre ancien était ébranlé, par la décolonisation – qui a donné naissance à tant d’États fragiles- la dépolarisation qui a lézardé le classique rapport de puissance, et surtout la mondialisation qui a substitué l’interdépendance à la juxtaposition, et a imposé la pression des enjeux globaux, alimentaires, sanitaires, climatiques…
Vous prenez l’exemple de la pandémie en expliquant que face à une menace globale, les États ont répondu avec des moyens inadaptés. La crise actuelle n’est-elle pas un signal pour dire que notre système de pensée est obsolète ?
En effet, la crise pandémique a en même temps révélé ces nouvelles menaces systémiques, tout en étant prise en charge selon la logique contraire : les États ont tenté, chacun de leur côté, de faire face à un défi global en le nationalisant. Or, 193 politiques nationales de santé ne valent pas une réponse globale, et tendent même à la contrarier. On l’a vu à travers les multiples guerres de masques, de tests, de vaccins, de frontières… Sans un vrai régime sanitaire international, nous persisterons à mettre en péril la sécurité sanitaire de chacun.
Vous proposez une typologie pour le moins intéressante en fonction de la façon dont les États pensent leur sécurité. Vous identifiez notamment, les États qui persistent dans « la vieille grammaire de la sécurité nationale » . Pourriez-vous nous donner un exemple et expliquer pourquoi ce modèle, tant prisé par une partie de l’échiquier politique, n’est plus adapté ?
On comprend que ces mutations ont mis à mal la définition classique de la puissance. Celle-ci n’est plus opérationnelle : les Etats qui en font usage ne gagnent plus, comme on le voit encore en Afghanistan ou au Sahel. Plus encore, l’hégémon d’hier ne parvient plus à modeler l’ordre international comme il l’entend. Il ne s’agit pas pour autant d’un « déclin », mais tout simplement d’une inadaptation des moyens d’hier aux conditions d’aujourd’hui. Pour réactiver la puissance, il faut donc l’adapter aux données nouvelles de la mondialisation, jouer « moins personnel », ne plus parier sur un rapport de forces de plus en plus complexe et trompeur, ne pas sombrer dans les mirages néo-nationalistes, être plus modeste, abandonner la diplomatie du « mégaphone » et jouer la carte des nouveaux registres de puissance, à l’instar de la recherche et de la technologie, des échanges et de la diplomatie multilatérale
La grande majorité des spécialistes des relations internationales insistent sur une nécessaire coopération face à des changements et des problèmes qui ne peuvent être abordés et résolus que dans le cadre d’une approche globale. Comment expliquer alors retour incessant et probablement obsolète à « l’obsession nationale » ?
Cette obsession nationaliste est intimement liée à la peur qu’inspire, de façon compréhensible, la rapidité des changements internationaux. Ceux de ma génération sont nés dans un monde interétatique, limité à l’Europe et à l’Amérique du Nord : ils mourront dans un monde planétaire et mondialisé ! Face à quoi, ils cherchent d’abord à se protéger par le repli sur soi, un nationalisme frileux qui conduit à fermer portes, fenêtres et verrous : c’est l’inverse de ce qu’était le premier nationalisme, au contraire émancipateur. Mais ce néo-nationalisme se vend bien sur le marché électoral… tout en n’ayant rien de nouveau à proposer face aux enjeux inédits!
Pour vous, la puissance mondialisée est un idéal-type qui désigne un « État capable de s’insérer dans la mondialisation de manière optimale, c’est-à-dire en retirant le maximum d’avantages individuels tout en créant un ordre global collectivement profitable » . Parmi les États présentés, lequel répond le mieux pour vous à cet idéal-type ?
Aucun Etat n’a réellement accompli ce qui reste en effet un idéal-type ! Juste perçoit-on des tendances, renvoyant notamment à deux types d’État : ceux qui, vaincus en 1945, ont été contraints et forcés d’abandonner les faces classiques de la puissance, comme l’Allemagne ou le Japon, et ceux qui, s’inscrivant dans la dynamique de l’émergence, n’escomptaient pas devenir des puissances à l’ancienne, à l’instar de la Corée du Sud ou de Singapour. Trajectoires à suivre !
Vous dirigez également avec Dominique Vidal votre traditionnel « état du monde » aux éditions La Découverte. Après avoir consacré l’ouvrage de 2020-2021 au rapport du Moyen-Orient au monde, vous vous concentrez cette année sur la France. Pourquoi ce choix ?
D’abord parce que c’est un sujet très peu étudié, ce qui est paradoxal ! Ensuite et surtout, parce que la France- qui est à l’origine de ce « système westphalien » - a énormément de mal à s’en défaire, concédant d’énormes efforts à la « préservation de son rang », à l’obsession de puissance, à la perspective souverainiste, en ne recueillant que très peu de résultats de cette politique nostalgique. Elle aurait mieux à faire en s’accomplissant dans cette identité de « puissance mondialisée » et dans l’activation de cette diplomatie multilatérale et globale dont elle fut aussi la pionnière avec Léon Bourgeois ou Aristide Briand !
Croisons vos deux livres si vous le voulez bien. Vous écrivez qu’il y a un décalage entre l’ambition des objectifs de la France et ses ressources à disposition . Pendant la crise pandémique, le pays a privilégié une réponse nationale alors qu’une gouvernance mondiale est nécessaire, mais reste suspecte. Que manque-t-il à la France pour être une puissance mondialisée ?
Il lui manque la modestie et l’ambition ! Modestie du « tous ensemble » et ambition d’une politique étrangère actualisée, plus humaine, plus tournée vers les grands enjeux sociaux mondiaux. Ambition d’innover et de proposer au lieu de répliquer les formes anciennes d’action internationale.