Un livre précieux sur l’Internationale situationniste, cette avant-garde qui fut une œuvre.

Tandis que pour certains l’Internationale situationniste constitue toujours la base, à réadapter sans cesse, de toute critique sociale un peu radicale (voir le groupe Krisis ou l’encyclopédie des nuisances), pour d’autres, plus raisonnables, elle est passée de "sujet de l’histoire" à "objet d’étude". Si cette seconde filière dégénère moins en interminables joutes oratoires que la première, elle n’en demeure pas moins d’un traitement délicat, pour au moins deux raisons : la première est que sa critique de la société spectaculaire continue à produire malgré tout de curieux effets de pertinence qui ne permettent pas toujours d’être aussi neutre qu’on le voudrait peut-être ; la seconde est que le mépris inaltérable dans lequel elle a tenu l’université crée pour le commentateur une sorte de dédoublement, dans lequel un surmoi debordien interfère volontiers avec le travail du "cave". La méthode du "qui aime bien châtie bien" reste, en ce cas, la meilleure et c’est celle dont Fabien Danesi se réclame d’emblée : "écrire sur l’Internationale situationniste oblige même à écrire contre."

Le point de départ de ce livre est la contestation d’une idée reçue assez répandue à propos de l’Internationale situationniste, qui serait celle d’un abandon de l’esthétique au profit exclusif du politique dès le début des années 60, idée que corroborent en partie les "exclusions" d’artiste à cette époque. Historien de l’art, Danesi récuse cette hypothèse "univoque", en montrant une réalité plus complexe et, surtout, en affirmant que demeure au cœur du projet de l’Internationale situationniste l’idée typiquement avant-gardiste d’une réalisation de l’art dans la vie réelle, dans laquelle il ne s’agit pas d’esthétiser la politique mais de "concevoir la politique sous une forme expérimentale", notamment comme création d’un mythe - ou actualisation d’un rêve - celui d’une humanité réunifiée dans un nouvel âge d’or (un angle qui permet à Danesi de rapprocher Debord des romantiques allemands et, ce serait à creuser, de Benjamin). C’est là au demeurant un trait qui n’est pas spécifique à l’Internationale situationniste dans l’histoire des avant-gardes, et ne permet pas à lui seul de la distinguer en elle-même.

La spécificité est plutôt à chercher - ce que fait Danesi - par une recontextualisation dans le champ esthétique contemporain, par delà le simple mépris insultant dont l’Internationale situationniste a fait preuve vis-à-vis de ses contemporains. En ce sens, il effectue pour le champ artistique un travail historique sembable à celui qu’Anselm Jappe avait accompli – à propos de Debord - pour le champ politique, et proche de celui de Laurent Chollet, en plus rigoureux. Il montre notamment comment l’Internationale situationniste se forme, entre adhésion et récusation, sur la base d’autres avant-gardes, dadaïstes et surréalistes bien sûr, mais aussi en s’inspirant des critiques contemporaines de l’abstraction, portées - très différemment - par les lettristes (au profit du signe) ou par Cobra (contre l’autonomie et valeur transcendentale de la peinture). Avec à chaque fois, le même constat que tout dépassement d’un art de toute manière exténué, pour être effectif, doit être une transformation du monde dans son ensemble, par une praxis esthétique collective et despécialisée.

Cette importance de la praxis (que Danesi oppose justement aux thèses d’Adorno et de Hannah Arendt) produit néanmoins de curieux paradoxes. En se réinscrivant dans le champ de l’histoire en train de se faire, le situationnisme épouse d’abord l’extrême mutabilité et le "sens" de l’éphémère propre à la culture de masse, s’interdisant les "œuvres durables" qui fondaient pourtant la "valeur" maintenue de l’activité artistique : "Il fallait, écrit Danesi, bénéficier de l’impact de la culture de masse, qui offrait une vision mondialisée, pour appliquer un programme d’affranchissement de la vie". Ensuite, le situationnisme a commencé par faire la part belle à l’optimisme technologique des années 60, dans la mesure où sa conception de la liberté et son mythe de "l’homme total" était liée "à la domination de la nature", avec une coloration parfois nettement technocratique, comme chez Constant. Enfin, le mythe situationniste prend souvent - comme le mythe du "spectacle" lui-même, participation en plus - la forme d’une société d’abondance et de loisirs, explicitement ludique : "le Divertissement doit être recherché par tous les moyens" écrivait Debord. Danesi n’a pas la cruauté d’insister sur le fait que ces éléments prédisposaient l’internationale situationniste à devenir les G.O. d’un hédonisme à l’usage des classes moyennes.

Le lieu privilégié de ce jeu étendu à l’existence tout entière devait être, par-delà toutes les spécialisations esthétiques, l’urbanisme "unitaire" et l’architecture dans une systématisation des pratiques originelles de la dérive et des "cartographies mentales" qui en résultaient. Mais, comme le note justement Danesi, le projet urbaniste planifié se heurte dans son principe chez les situationnistes, et surtout chez Debord - c’est bien le problème -, à une "indéniable mélancolie" et à un sens aigu de la "fuite du temps", niant toute fixation, ainsi qu’à une paradoxale mais farouche critique de l’utopie comme "idéaliste". Seul demeure alors le recentrement sur "l’autodétermination bouleversante" de chacun et sur sa créativité propre, et pour tous la "société de l’art réalisé" dans laquelle le prolétariat figure comme "l’héritier de l’art moderne".

Malgré les contradictions inhérentes à un mouvement qui voulait à la fois être un contempteur du spectacle extérieur à lui et intervenir dans la vie politique (ce dont témoigne par exemple la signature du manifeste des 121, assortie des formules méprisantes d’usage), qui voulait en même temps être une avant-garde à imiter et s’évertuait à ridiculiser toute admiration, Danesi rappelle longuement le succès et le rôle que jouèrent les idées situationnistes dans le mouvement qui allait donner naissance à mai 1968. Mais il rappelle aussi que, par ce succès même, "l’avant-garde situationniste ne parvient pas à contrer le mouvement qui l’intégra à la contre-culture" et donc, en partie, à la société du spectacle. Cette intégration finira par contraindre Debord (désormais flanqué, après de nombreuses crises et exclusions, du seul Gianfranco Sanguinetti) à dissoudre le mouvement, pris entre "satisfaction d’être devenu une référence" et "refus d’être pris pour modèle". Par-delà la situation du moment, Danesi voit là une sorte de fatalité propre à la dimension mythique dans laquelle l’Internationale situationniste s’était d’emblée enveloppée et par laquelle elle "nécessitait de périr au profit d’une autre puissance révolutionnaire qui se révéla inexistante". Cette dimension de victoire à la Pyrrhus est lisible rétrospectivement dans tout le développement de l’Internationale situationniste, dans son spleen originel, dans le sentiment d’avoir vécu une liberté, elle-même mythifiée, placée sous le signe "de la jeunesse et du crime" de par sa nature de "légende dorée" vouée à rejoindre, avec le reste de sa geste, "les grandes narrations tant décriées." Manière élégante de dire, peut-être, que ce mythe est surtout tombé victime d’autres mythes non moins idéalistes (révolutionnaires, prolétariens), d’autant plus naïvement que tout, dans sa théorisation, s’adressait - bien malgré elle, sans doute - aux "problèmes" des classes moyennes.

De par son insistance sur la généalogie et les enjeux avant-gardiste de l’Internationale situationniste, de par le soin pris à les replacer dans leur cadre, ce livre est évidemment précieux. La thèse "mythique" paraît convaincante, croisant et confirmant celle du remarquable livre que Boris Donné a consacré à l’exégèse de Mémoires. Il reste néanmoins que cette entreprise se heurte à une limite qui est l’exacte conséquence de son mérite : à vouloir, en partie à juste titre, rendre à l’Internationale situationniste un relatif "foisonnement", comme une dynamique collective, dans le champ des avant-gardes, il fait parfois passer pour un sujet monologique ce mouvement qui n’est aussi, par ailleurs - et l’on s’en rend compte à certains moments clés - que le jouet de Debord et de ses incontournables idiosyncrasies. La nostalgie du  bon vieux temps" des années 50, le goût du lumpen et de la pègre, le sens de la vanité ( dans toutes les acceptions du terme), la volonté de faire de la vie une légende, une œuvre d’art (ou un art qui serait célébration d’une vie … révolue tout autant que révolutionnaire), le relatif mépris de certaines formes avant-gardistes : tout cela, dans des proportions qu’il aurait été intéressant de préciser, appartient peut-être tout autant à l’histoire d’une avant-garde qu’à celle du stratège qui l’a fait avancer "sous le canon du temps", à un mythe collectif brisé qu’à un mythe personnel en constante élaboration. En ce sens, L’Internationale situationniste est cette avant-garde qui aura été une œuvre.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- La critique du live de Stéphane Zagdanski, Debord ou la diffraction du temps (Gallimard), par Yan Ciret.
Des pages d'une rare force où éléments de la vie et de la pensée de Debord dessinent, pour l'auteur, les contours d'une admiration sans bornes.

- La critique du livre de Raoul Vaneigem, Entre le deuil du monde et la joie de vivre (Verticales), par Yan Ciret.
Mêlant l'autobiographie à la critique, Vaneigem dresse un bilan de sa participation au groupe situationniste, éternellement écartelé entre pulsion de mort et instinct de vie.

- La critique du septième volume de la Correspondance de Guy Debord (Fayard), par Yan Ciret.
Les dernières lettres de Debord enfin rassemblées dans ce septième volume de correspondance.


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