Un formidable essai sur l'amour courtois, qui balaie d'un revers de la main l'interprétation traditionnelle qui veut y voir une célébration d'un désir qui renoncerait à toute forme de satisfaction.

Qui ne connaît la célèbre scène de Tristan et Yseult qui se déroule dans la forêt de Morois ? Fuyant le roi de France auquel Yseult était promise, le couple cherche refuge dans une forêt à la tombée de la nuit. « Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Yseult s’étendit la première ; Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. » Pourquoi prendre la précaution de déposer une épée à un endroit aussi improbable ? L'épée garantit et scelle le fait que les deux amants ne consommeront pas leur union secrète, et qu’ils n'iront pas au bout de leur désir l'un de l'autre. C’est dans cet état que le roi, toujours à leurs trousses, les découvre endormis quelques heures plus tard : « Le roi lève son épée, dans un geste de colère, mais il a une défaillance. Déjà le coup allait s’abattre sur eux, il les aurait tués, et c’eût été un grand malheur, quand il remarqua qu’elle avait gardé sa chemise, qu’entre eux il y avait un espace, que leurs bouches n’étaient pas jointes. Et quand il vit que l’épée nue séparait leurs deux corps, que Tristan avait gardé ses braies, le roi dit : Dieu ! que se passe-t-il ? Maintenant que j’ai découvert tant de détails de leur existence, Dieu, je ne sais plus ce que je dois faire, si je dois les tuer ou me retirer. Je peux bien m’imaginer, avec un peu de bon sens, que s’ils s’aimaient d’amour coupable ils ne dormiraient pas avec une épée entre eux deux, et ce couple offrirait un tout autre spectacle ».

L’amour de Tristan et Yseult se conforme rigoureusement au code de l’amour courtois en ce qu’il est un amour ascétique, mettant au centre de la relation l’abstention de tout acte charnel au nom du « service d’amour » que le chevalier est tenu de rendre à sa dame. L’amour courtois est par définition un amour ascétique, en entendant par « ascèse » non pas une discipline imposée de l’extérieur au désir, ou une interdiction qui lui serait opposée, mais la condition même du désir. La « joie d’amour » dont parle les troubadours est d’abord et avant tout la joie de désirer, non de posséder, et c’est à ce titre que l’amour peut être une fête, un jeu ou un art.

Telle est du moins, dans ses grandes lignes, l’interprétation traditionnelle de l’amour courtois – celle qui a été enseignée à des générations d’élèves depuis les années 1950 et qui, sans doute, continue de l’être aujourd’hui encore. Et pourtant, elle est fausse sur tous les points et n’a plus cours chez les spécialistes de littérature depuis les années 1980. C’est ce que démontre le livre renversant de Rüdiger Schnell, qui est probablement le meilleur connaisseur actuel de l’amour courtois outre-Rhin, en donnant une formidable leçon de littérature, d’histoire et aussi de philosophie.

L’interprétation de Leo Spitzer et le « paradoxe amoureux » 

L’interprétation traditionnelle de l’amour courtois a été fixée pour l'essentiel par le philologue et théoricien de la littérature autrichien Leo Spitzer (1887-1960) dans un bref ouvrage de 74 pages, paru en 1944, écrit directement en français, sous le titre de L’amour lointain de Jaufré Rudel et le sens de la poésie des troubadours. Celui-ci a placé au centre de sa lecture de la littérature courtoise ce que Rüdiger Schnell propose d’appeler le « paradoxe amoureux », lequel consiste en ceci que le troubadour ne souhaiterait pas « posséder » la dame courtisée parce qu’il préférerait jouir de l’état engendré par le désir, c’est-à-dire par l’absence de possession. Désirer l’accomplissement de l’amour mais y renoncer aurait procuré au troubadour une jouissance ultime. Pensée jusque dans ses dernières conséquences, cette explication aboutit à la thèse selon laquelle les troubadours renonceraient à l’accomplissement de l’amour de crainte que ce dernier implique la fin de l’amour et donc la fin du plaisir qu’ils trouvaient dans l’amour. Le paradoxe amoureux, en somme, tiendrait à ce que l’amant cultiverait le désir pour lui-même, en fuyant toute possibilité de lui donner une forme d’accomplissement de peur de ne plus désirer.

Or, le plus étonnant dans une telle interprétation, comme le montre Rüdiger Schnell, n’est même pas qu’elle ne repose sur rien de solide sur le plan textuel, mais qu’elle puisse se méprendre à ce point sur ce qu’est un texte littéraire, qu’elle puisse faire abstraction avec une telle légèreté des conditions dans lesquelles les chansons d’amour des troubadours étaient « jouées » en public, et qu’elle ne s’interroge à aucun moment sur le genre de public auquel elles s’adressaient.

Pour commencer, rien ne justifie d’adopter, comme le fait Leo Spitzer, une interprétation strictement psychologique de la poésie des troubadours. Les troubadours, lorsqu’ils chantent leur amour impossible pour une dame inaccessible, parlent-ils de leurs propres déboires amoureux ? Le fait est que nous ne savons rigoureusement rien du quotidien biographique des troubadours ni de leurs vécus, et que nous n’avons aucune raison de penser qu’ils étaient en train de raconter leur propre histoire. Nous ignorons si les dames dont les troubadours ont chanté les louanges ont repoussé les avances de ces derniers parce qu’elles étaient mariées ou d’un rang social plus élevé. De manière générale, les lectures qui rendent les conditions de vie réelles responsables du non-accomplissement de l’amour, et qui déclarent que les troubadours auraient voulu jouir du sentiment de non-possession, relèvent de vagues suppositions.

Plus grave encore : faut-il rappeler à un professeur de littérature à ne pas confondre l’auteur d’un texte avec son narrateur ? Les chansons d’amour des troubadours définissent un genre littéraire dont les troubadours sont les auteurs. Le troubadour est d’abord et avant tout un artiste et un poète à qui l’opportunité était offerte de venir présenter en public sa création pour le divertissement de ceux qui le payaient en échange de cette prestation. Ce qui était attendu du troubadour n’était pas qu’il chante ses propres tourments amoureux, mais bien qu’il chante tout court, en déclinant à sa manière le thème de l’amour courtois. Le « je » qui s’exprime dans les poèmes est donc un « je textuel », comme le dit avec force Rüdiger Schnell, un être qui a un statut fictionnel, au même titre que la dame qui est évoquée dans le poème (laquelle n’a très probablement jamais existé) et que les sentiments d’amour que le poète prétend éprouver pour elle. Si « paradoxe amoureux » il y a, par conséquent, il ne tient certainement pas à ce que quelqu’un puisse nourrir un désir sous vouloir lui donner un quelconque assouvissement, mais à ce qu’un poète puisse chanter la douleur d’aimer dans le but d’offrir un divertissement à un public venu pour l’écouter. L’étude des chansons d’amour courtois ne doit pas perdre de vue que ces dernières étaient des œuvres destinées à la scène, demandant en tant que telles à être examinées comme des compositions poétiques dans lesquelles le vécu des auteurs eux-mêmes, ainsi que leur réalité affective et sociale, n’ont pas à entrer en ligne de compte.

Le concept d’amour courtois

Le propre de cette forme de littérature, en outre, tient à ceci qu’il a pour sujet unique un concept d’amour idéal, sur lequel, là encore, l’interprétation dominante de Leo Spitzer a accumulé les contresens. Selon cette interprétation, le désir serait à lui-même son propre objet et ne redouterait rien tant que la satisfaction que l’acte charnel pourrait lui procurer dans la mesure où ce dernier entraînerait la déchéance du désir. Que faut-il penser d’une telle interprétation, laquelle peut certes se prévaloir de la théorie du désir formulée par Platon, saint Augustin, Gilles de Rome, Léon l’Hébreu, et quelques autres encore ?

Il faut avouer, note Rüdiger Schnell, qu’elle a quelque chose d’étrange : le ton dominant de la poésie courtoise est l’espoir – l’espoir que, après une longue souffrance, et grâce aux continuelles protestations d’amour et à une soumission totale à la volonté de la dame, la réalisation de l’amour soit possible. Renoncer à cet espoir aurait ôté aux chansons d’amour courtoise leur crédibilité. Si les troubadours avaient renié le but qu’ils étaient censés poursuivre en courtisant la dame, quelles raisons auraient-ils pu avoir de se plaindre de ne pas voir leurs efforts récompensés ?

Mais d’autres objections, plus fortes, peuvent être adressées à cette interprétation. Dans les quelques 2500 chansons de troubadours qui nous sont parvenues (pour un total d’environ 460 poètes), le renoncement pur et simple à toute forme d’union sexuelle avec la dame convoitée y fait figure d’exception. Et pour cause : il ne s’est jamais agi, dans l’idéal de l’amour courtois, de renoncer à la sexualité, mais de distinguer entre diverses modalités selon lesquelles il est possible de donner satisfaction à son désir, étant bien entendu que ce désir appelle satisfaction et qu’il n’y a aucun sens à la lui refuser. La thèse selon laquelle l’amour courtois serait un amour du désir qui s’éteindrait de lui-même s’il était accompli trouve bien un ancrage dans les textes mêmes des troubadours, mais c’est pour y être dénoncée par les poètes comme étant caractéristique du « faux amour ». On reconnaît précisément un « faux amant », hypocrite et perfide, à ceci qu’il ne convoite une femme que pour le plaisir qu’il entend en retirer sexuellement, et à ceci qu’il cesse de la désirer sitôt qu’il a obtenu satisfaction. Toute la poésie des troubadours entend se démarquer de cette conception vulgaire du désir amoureux, et il paraît par conséquent difficile de croire que les troubadours aient pu insinuer être eux aussi des faux amants qui délaisseraient la femme courtisée après l’union sexuelle. Au cœur du chant des troubadours se trouvent, non pas la célébration d’un désir volontairement coupée de toute satisfaction, mais la protestation, la plainte et l’affirmation continuelle d’un amour extraordinairement constant et sincère qui ne s’éteindrait pas avec l’accomplissement de l’amour.

La sociabilité courtoise  

Ce qui est constitutif de l’amour courtois n’est donc pas l’inaccomplissement, mais bien plutôt les circonstances de l’accomplissement de l’amour. La thèse extrêmement séduisante de Rüdiger Schnell est que c’est sous ce dernier angle qu’il convient d’interpréter l’amour courtois. Ce dernier explique que la promotion culturelle d’un discours amoureux, qui fait l’éloge de la patience que montre l’amant pour gagner les faveurs de celle qu’il aime, des épreuves qu’il se déclare prêt à affronter pour démontrer sa valeur, etc., doit être compris comme un outil de légitimation dont la noblesse s’est servie pour asseoir son pouvoir sur les autres couches sociales. L’amour courtois est un discours élitaire par lequel un groupe social a cherché à se représenter lui-même, en se distinguant par ses actes et ses paroles de la façon de pratiquer l’amour des classes sociales inférieures. Prétendre à l’amour de la dame aux qualités les plus élevées confère à l’amant davantage de valeur. Tout amant qui choisit pour objet de son amour la dame la plus parfaite revendique ainsi être lui-même un amant de premier ordre parce qu’un tel choix implique de la part de l’amant qu’il soit prêt à attendre et à souffrir.

Une « question dilemmatique », alors courante, permettra de comprendre les enjeux. S’il fallait choisir entre la possibilité de rencontrer sa dame, habillée et chaussée, chaque jour dans un palais, et la possibilité de l’avoir nue chaque nuit, en secret et sans lumière, dans un lit douillet, quelle option un amant digne de ce nom devrait-il retenir ? Il faut noter que le fait que l’union sexuelle ait lieu ou pas n’est pas au centre cette alternative, mais bien la manière dont l’amant compose avec son désir sexuel. Si l’amant courtois choisit la première option, c’est parce qu’il veut mettre l’amour au centre d’une nouvelle forme de sociabilité, qu’il veut l’exposer à la lumière de l’espace public, au vu et au su de tous, où les qualités des uns et des autres se donnent à voir, où l’amant fait la preuve de sa capacité à exercer un contrôle sur lui-même et où la dame entend que les sentiments qu’on lui porte soient l’occasion d’une démonstration de valeurs. Ce qui compte est la capacité à imaginer l’amour autrement que d’après les seules catégories du plaisir sexuel. Il s’agit de mettre en avant une relation amoureuse dans laquelle la vue, la parole, le rire peuvent aussi combler l’amant de bonheur.

Ce qui distingue la société courtoise des autres tient à ce qu’elle a su présenter dans le discours public cette forme d’amour comme supérieure. Loin donc d’être lieu où s’exprimerait une hésitation personnelle des troubadours entre désir et renoncement, les chansons d’amour se faisaient plutôt l’écho de la façon dont le public auquel elles s’adressaient se piquait de ne pas subir le désir, mais de le contrôler et de l’esthétiser, en contribuant ainsi à l’autoportrait qu’un tel public brossait de lui-même.

Après pareille leçon de littérature, il n’y a plus qu’à souhaiter que l’interprétation traditionnelle de l’amour courtois disparaisse rapidement de nos manuels scolaires, où elle est encore omniprésente.