Un remarquable essai sur l'idéal d'authenticité qui, à la suite de Charles Taylor et de Charles Larmore, et dans un dialogue étroit avec ces derniers, tente de le réhabiliter.

L’idéal d’authenticité fait vendre. Il remplit les rayons de nos librairies dans la catégorie « livre de développement personnel », il envahit les colonnes des magazines de psychologie, il est partout au cinéma, dans les publicités, dans les discours des conseillers d’orientation et autres coachs d’entreprise, et même dans ceux des nouveaux managers. Les mots d’ordre, inlassablement répétés, sont toujours les mêmes : « être soi-même », « s’épanouir », « se réaliser », trouver son « moi véritable », oser sortir du « conformisme », arrêter de « faire comme les autres », de s’inquiéter de ce qu’ils pensent, pour vivre enfin sa vie, etc.

Pareil idéal, notons-le, est typiquement moderne, car si le « connais-toi toi-même » était gravé au frontispice du monde antique, la sagesse des Anciens invitait à imiter un modèle d’humanité universel, à s’affranchir de sa propre particularité contingente et à s’universaliser sous la conduite du logos. Par contraste, la recherche d’authenticité contemporaine consiste à nous mettre à l’écoute de notre individualité, à nous conformer à une vérité située à l’intérieur de nous, à nous « étoffer de notre propre modèle », pour reprendre le mot de Montaigne. C’est pourquoi, comme le souligne justement Claude Romano dans la Préface du livre dont il va être question ici, l’essor de l’authenticité personnelle est indissociable de l’avènement des sociétés individualistes, et n’est en aucune façon antérieur au XVIIIe siècle. La forme que revêt l’idéal d’authenticité aujourd’hui – tel qu’il a été perverti par les publicitaires, le discours managérial et les thérapies du bien-être, c’est-à-dire tel qu’il a été capté par une société fondamentalement consumériste, caractérisée par ce que Christopher Lasch a appelé la « culture du narcissisme » – demande donc à être comprise dans la longue durée, en s’efforçant de ne pas préjuger de la richesse de sa signification et de ne pas y voir le simple symptôme d’une époque décadente, comme ont eu tendance à le faire un certain nombre d’auteurs.

Il faudrait écrire l’histoire de l’apparition d’un tel idéal en plein cœur des Lumières chez Herder, élucider les diverses sources dont il a pu s’inspirer, montrer comment il a tenté de s’opposer à la vision étroitement rationaliste, objectivante et instrumentale du rapport à soi promue par les penseurs du XVIIe siècle, expliciter sa signification morale inédite, montrer comment il s’est transformé en l’une des plus importantes « idées-force » qui ont formé la monde contemporain, comment il a modifié notre conception du langage, de l’art, de la liberté et de la nature. Mais cet ouvrage existe déjà : il a été écrit par l’un des principaux philosophes contemporains, à savoir Charles Taylor, et a été publié en 1989 sous le titre de Les sources du moi. La formation de l’identité moderne   .

Deux tentatives de réhabilitation contemporaine de l'idéal d'authenticité

Le remarquable ouvrage de Nicolas Voeltzel, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2016 à l’université de Paris-Est, se fixe pour objectif d’interroger l’idéal d’authenticité à la lumière des deux principales réhabilitations contemporaines dont il a fait l’objet sous la plume de Charles Taylor (dans le cadre d’une démarche soucieuse de restituer les sources historiques de la notion d’authenticité) et de Charles Larmore (dans une perspective plus conceptuelle, voire métaphysique puisqu’il en va  d’élaborer une « ontologie du moi »).

Il en résulte une étude extrêmement réussie, d’une très grande clarté de bout en bout, tout en nuances et en finesse jusque dans les critiques qu’elle adresse aux deux auteurs mis au centre de l’attention, inventive même et réellement profonde dans les propositions qu’elle avance en fin de parcours. Comme il en va souvent avec les thèses qui sont publiés dans l’excellente collection des éditions Classiques Garnier, les lecteurs se voient gratifiés d’un ouvrage qui, bien plus qu’un simple travail doctoral érudit, constitue un essai philosophique original et neuf à plus d’un titre.

L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Nicolas Voeltzel tient à ce qu’il donne la meilleure présentation faite à ce jour en langue française de la philosophie de Charles Taylor et de celle de Charles Larmore, encore trop peu étudiées dans notre pays.

Le livre monumental de plus de 700 pages de Charles Taylor sur Les sources du moi compte pourtant parmi les plus grands livres de philosophie parus ces dernières décennies, lequel n’a d’ailleurs pas manqué d’être salué comme tel à sa sortie et discuté attentivement par plusieurs philosophes français importants (Paul Ricoeur, Vincent Descombes, Alain Renaut, Jacques Bouveresse). L’ampleur de l’enquête menée par Taylor, embrassant plusieurs siècles d’évolution de la pensée européenne, la subtilité de la réflexion qu’il développe, la force des diverses thèses qu’il défend articulées autour du projet de réhabilitation pratique de l’idéal d’authenticité, la complexité de la construction même de son livre en deux parties (l’une historique, l’autre fondamentale, comme le dit Ricoeur, en entendant par là la tentative d’élucidation des conditions transcendantales de la formation de toute identité), exigeaient une lecture patiente et minutieuse, que l’ouvrage est loin d’avoir reçu et que Nicolas Voeltzel offre aux lecteurs peut-être pour la première fois.

Le même constat, malheureusement, s’impose au sujet des travaux de Charles Larmore, qui aurait pu pourtant prétendre à un accueil plus chaleureux de la part du public français, non seulement parce que le philosophe américain a fait l’effort d’écrire son principal ouvrage, Les pratiques du moi (PUF, 2004), directement en français, mais encore parce qu’il est sans nul doute l’un des principaux héritiers contemporains de Sartre. A certains égards, les thèses avancées par Larmore peuvent apparaître comme une radicalisation de celles de Sartre dans La Transcendance de l’ego et dans L’Être et le néant, même si une telle caractérisation ne suffit assurément pas à rendre justice à la richesse du livre de Charles Larmore. En prenant le temps de situer l’entreprise de ce dernier dans le prolongement critique de celui de Sartre, en l’inscrivant également dans le sillage de Paul Valéry, de Stendhal, de René Girard et de quelques-autres encore,  Nicolas Voeltzel, une fois de plus, fait œuvre utile en ce qu’il donne aux lecteurs les moyens de comprendre de l’intérieur les idées de Larmore.

Philosopher à la croisée des traditions?

Si le travail de Nicolas Voeltzel se limitait à cela, il mériterait déjà toute notre reconnaissance, mais il va très au-delà, tout d’abord en ce qu’il propose par la suite de nouer un dialogue très éclairant entre Charles Taylor et Charles Larmore, en se servant alternativement de chacun des deux pour débusquer les faiblesses et les apories de la pensée de l’autre ; et ensuite, en ce qu’il n’hésite pas à se risquer à avancer des thèses personnelles permettant de surmonter les difficultés qui ont été relevées précédemment, à travers les concepts originaux de « coïncidence dynamique avec soi-même », d’« expériences d’authenticité » et de « nature propre ».

Reprenant à son compte la défense de l’idéal d’authenticité, l’auteur s’emploie alors à montrer ce qui demeure valable dans un tel idéal, en tirant le meilleur des deux traditions dans lesquelles il s’inscrit, au même titre que les auteurs qu’il commente : analytique et continentale. Pour cette raison encore, l’ouvrage que signe Nicolas Voeltzel est exemplaire : « il fait partie », écrit encore Claude Romano dans la Préface, « des meilleurs exemples de ce qu’il ne faudrait plus considérer désormais comme une greffe ou une hybridation, mais comme la manière la plus sérieuse et exigeante dont peut se déployer l’activité philosophique ». 

On notera tout de même que cet oecuménisme ne se fait pas sans laisser de côté certains auteurs et certaines thématiques auxquels l'auteur ne fait pas même alllusion, qui ne sont pas cités une seule fois en plus de 470 pages, et dont l'absence nous paraît des plus dommageables. Nous songeons par exemple à la thématique bourdieusienne de l'illusion biographique, à la thématique bergsonienne des personnalités virtuelles, aux recherches de sociologie psychologique de Bernard Lahire autour de l'idée d'acteur pluriel et aux nombreux travaux de Pierre Guénancia sur l'identité et la représentation de soi   . Or ce qui est laissé ainsi de côté n'est rien d'autre, au final, que la voix de la contradiction, alors même que l'auteur paraît sincèrement désireux de tester les idées qu'il formule en évaluant leur capacité à résister aux objections qu'il a élévées contre les thèses défendues par ses prédécesseurs. A ce compte, il faut se demander si l'effort louable qui consiste à philosopher à la croisée des traditions ne se condamne pas lui-même à une forme de stérilité, dès lors que sont dûment sélectionnées au sein de chaque tradition les voix qui tiennent un seul et même discours et qui, pour le fond, s'entendent déjà sur l'essentiel.