Une enquête sociologique fouillée sur le rire qui nous rappelle combien cette émotion est sociale.

Le sociologue Pierre Bourdieu voyait dans le rire une forme de critique politique, comme en témoigne son soutien – inattendu – à la candidature de Coluche aux élections de 1981. Pour autant, comme le rappelle Laure Flandrin, maîtresse de conférences en sciences sociales à l’École Centrale de Lyon et auteure du Rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions, l’analyse du rire n’avait jamais réellement été entreprise par la sociologie jusqu’à présent. Le rire a longtemps été le domaine réservé de la littérature et de la philosophie, comme en témoigne le célèbre ouvrage éponyme d’Henri Bergson. Or si ces théories du rire ont bien perçu sa dimension classante, elles ont eu tendance à voir dans celui-ci quelque chose d’universel – le rire est le propre de l’homme – en dépit de « son caractère multiforme ».

 

Au-delà de l’universalité du rire

Pour la sociologue, dont le présent livre est tiré d’une thèse soutenue sous la direction de Bernard Lahire et emprunte tout autant à sa sociologie qu’à celle de Pierre Bourdieu et Norbert Elias, le « problème du rire […] invite plutôt à explorer de manière systématique la tension, entre, d’une part, un éventail de potentialités universelles inscrites dans les esprits et les corps et par l’histoire évolutive et, d’autre part, des réalisations par l’histoire collective et individuelle. » De même, relativement éphémère, le rire semble se dérober à l’analyse sociologique qui cherche – depuis Durkheim – à repérer des constantes. Pour autant, cette caractéristique ne doit pas nous faire perdre de vue que le rire reste construit historiquement et socialement, notamment via la « socialisation ». Au contraire, le rire, par le relâchement qu’il autorise, est comme le condensé révélateur d’une « personnalité sociale ». Il joue également un rôle dans la délimitation de frontières symboliques, tout comme il permet des rapprochements ou de déjouer les assignations sociales. Il suggère souvent une proximité avec l’objet moqué.

Les premières analyses sociologiques du rire ont pu concevoir celui-ci comme un rappel à la norme et le rieur comme « tout à la fois souverain et impersonnel, particulier et générique. » Ce faisant, la personnalité de ce dernier est souvent évacuée des analyses. Pour Laure Flandrin, « le rire a son siège dans la personne du rieur et sa sociologie doit donc se redéployer à l’échelle individuelle pour mieux repérer les significations sociales qui la déclenchent. » Elle se propose ainsi de « retrouver au fond du rire des classes d’expériences biographiques susceptibles de demeurer en nous sous la forme de dispositions à rire, de leur attribuer des contenus empiriques, et de pointer des supports culturels et des contextes sociaux à partir desquels elles s’activent. » Elle s’efforce ainsi de considérer le rieur comme un individu affecté par des relations sociales, notamment avec des institutions, dont découlent des formes privilégiées de rire qui jouent le rôle de protections contre des événements et des situations souvent déplaisants.

Outre une finesse d’analyse sociologique revendiquée, Laure Flandrin bat en brèche l’idée de l’avènement d’une « société singulièrement riante », à la fois déplorée et célébrée suivant les commentateurs. Ces analyses antagonistes partagent néanmoins l’idée du rire comme phénomène de masse niant les singularités sociales. A contrario, la sociologue estime que « l’effet comique est toujours filtré au moins trois fois et que sa conversion en rire n’a rien d’automatique. » Elle met en avant trois médiations : l’expérience biographique, ce qu’elle appelle un « collectif provisoire » de rieurs, et le niveau de légitimité culturelle.

 

Une approche socio-biographique du rire

L’enquête de Laure Flandrin se penche plus particulièrement sur « le terrain [de] la scène culturelle et […] au seul rire lié au sentiment du comique. » Suivant les leçons des études portant sur la réception, elle s’attache à traquer les analogies entre les « expériences sociales » des rieurs interrogés – une quarantaine issus de différents univers sociaux, bien que l’échantillonnage retenu n’ait pas prétention à la représentativité – et les œuvres lues, vues ou entendues.

La première partie de sa démonstration consiste en une « sémiotique » du rire mettant en relation biographies sociales et typologie de rires (de « dégradation », de « profanation », de « prétention » et de « suspension des automatismes »). La seconde – « pragmatique » – envisage le rire comme une « activité socialisatrice » à l’origine de groupes fluctuants ; ce faisant elle revient sur différents « lexiques » privilégiés du rire : le national et la race, la classe sociale, le genre. La troisième et dernière partie s’attache à sa dimension « symbolique » et donc au positionnement du rieur au sein de la légitimité culturelle. Ainsi, si le rire est valorisé en tant que tel par les classes supérieures, c’est le genre comique qui est apprécié par les classes populaires.

Ce faisant, Laure Flandrin met en évidence l’ambiguïté fondamentale du rire en tant qu’il est partagé entre tragédie et comédie. Le rire « permet d’ailleurs moins de tenir à distance d’autres affects que de résoudre très provisoirement des ambivalences affectives liées à des désajustements entre dispositions et positions. » Plus largement, il « signale la reconnaissance de nos propres tâtonnements apeurés dans les grandes étapes de l’existence ».

 

Le livre de Laure Flandrin s’inscrit dans le prolongement à la fois de la sociologie et de l’histoire culturelle des émotions. Son enquête sociologique qualitative s’accompagne ainsi de synthèses socio-historiques fouillées sur la place du rire et de certaines de ses formes dans nos sociétés ; le foisonnement des références témoigne d’une grande maîtrise du sujet. L’originalité de son propos repose notamment sur la mise en relation entre certaines typologies de rires et des classes et trajectoires sociales. Ses analyses sont creusées, sa démonstration riche et le plus souvent passionnante, même si certaines montées en généralité auraient mérité d’être étayées par des données plus quantitatives. Les passages relatifs à la légitimité culturelle du genre comique auraient pu profiter des travaux d’Hervé Glevarec sur la « différentiation » qui reviennent sur la distinction interne à des genres artistiques et culturels, ainsi que sur l’évolution du paradigme de la « distinction ». Enfin et plus largement, son enquête dessine en creux le portait d’une France contemporaine qui ne prête pas toujours à rire.