À l’occasion des soixante ans du massacre du 17 octobre 1961, point culminant de violences racistes contre les Algériens en France, deux livres complémentaires bénéficient d’une réédition.
Les 60 ans du massacre du 17 octobre 1961, jour au cours duquel les forces de police française ont causé la mort de centaines de manifestants contre le couvre-feu imposé aux Maghrébins de France, sont l'objet de combats politiques pour l'établissement des responsabilités aux différents niveaux de l'Etat. Accompagnant l'établissement de la vérité politique, sinon judiciaire, plusieurs ouvrages s'attachent à rétablir les faits, et les ressorts de leur longue occultation
Dans Ici on noya les Algériens, Fabrice Riceputi retrace le combat de Jean-Luc Einaudi, militant et éducateur, devenu historien afin de retracer les évènements du 17 octobre 1961. Il s’attarde sur les différents temps de ce travail d’historien, les procès et les freins institutionnels auxquels Einaudi a dû faire face dans son combat pour la vérité. Paru en 2015, un an après le décès de Jean-Luc Einaudi, le livre est réédité début septembre 2021. Cette nouvelle édition se voit complétée par un texte du journaliste et cofondateur de Mediapart : Edwy Plenel. Intitulé « Une passion décoloniale », cet ajout contemporain entend exposer le fil des tribunes et des publications ayant œuvré pour la reconnaissance des différents crimes de l’État français pendant la guerre d’Algérie.
Dans Paris 1961. Les Algériens, la terreur d'État et la mémoire, les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, spécialistes de l’Algérie coloniale et de la décolonisation du nord de l’Afrique, replacent le massacre du 17 octobre dans le continuum des violences coloniales et racistes perpétrées par l’État français contre les Algériens. Publié en langue originale en 2006, puis traduit en français en 2008 et réédité en ce début du mois d’octobre 2021, cette somme sur l’évènement et sur sa mémoire constitue probablement le travail le plus complet sur le massacre du 17 octobre 1961 et le moment d'histoire qu'il cristallise.
Le massacre du 17 octobre, paroxysme des violences coloniales
Le 17 octobre constitue la plus terrible répression policière d’une manifestation pacifique de l’histoire de la République française. À ce titre, il convient de revenir sur les conditions qui ont permis l’exécution de ces violences et sur les faits qui les constituent.
Le soir du 17 octobre, ce sont entre 20 000 et 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants qui affluent vers le centre de Paris. C’est avant tout une réaction au couvre-feu raciste instauré depuis le 5 octobre, à destination des “Français musulmans d’Algérie”, les assimilant à des terroristes, et leur interdisant de circuler entre 20h30 et 05h30 du matin. En habits du dimanche, les manifestants et manifestantes cherchent également à montrer le souhait d’une indépendance non violente. Les consignes des organisateurs étaient strictes, au point de se traduire par des fouilles préalables des manifestants : pas de violences et pas d’armes. Dès le milieu de l’après-midi, Maurice Papon, préfet de police de Paris, était au courant que la manifestation serait pacifique. Il en informe ses policiers et donne également des ordres pour empêcher la grève des commerçants algériens qui se traduisent par des arrestations et des réouvertures forcées. Jim House et Neil MacMaster font le lien avec la Bataille d’Alger pendant laquelle des pratiques similaires sont employées, accompagnées de dégradations des boutiques, afin de casser la grève. Une trace explicite ici du rôle que se donnait Maurice Papon, écrivant dans ses mémoires qu’il était le Général Massu (général avec les pleins pouvoirs qui mène la Bataille d’Alger) de Paris. Papon, pacificateur colonial confirmé, utilise des techniques de répression en octobre 1961 qu’il utilisait déjà lorsqu’il était Préfet de Constantine entre 1949 et 1951 puis entre 1956 et 1958.
En dépit du pacifisme de la manifestation, la répression policière s’abat sur les Algériens. Il en résulte plusieurs dizaines de victimes le soir même, ou les jours suivants, alors que plusieurs Algériens succombent à leurs blessures. La préfecture de police parle elle d’un bilan officiel de trois morts. Entre le 17 et le 19 octobre, plus de 14 000 Algériens raflés et arrêtés, dont 6 600 sont parqués au Palais des Sports. Pour déplacer un tel nombre d’individus, des cars sont réquisitionnés, les forces de police continuent les matraquages dans les bus et ces derniers sont renvoyés aux garages « littéralement couverts de sang ». Outre ces passages à tabac et ces rafles, des dizaines d’Algériens blessés sont jetés à la Seine, et plusieurs corps sont repêchés entre Paris et Rouen dans les jours suivants le 17 octobre.
Sur le nombre de morts, Jim House et Neil MacMaster consacrent tout un chapitre au décompte . Ils expliquent les différents freins qui ont pesé sur ce travail de comptage, et l’impossibilité désormais de définir précisément le nombre de victimes. Ils s’attardent par ailleurs à parler des victimes du 1er septembre au 31 octobre afin d’englober tout un registre de violences, notamment la recrudescence d’assassinats par les escadrons de la mort et les forces de police « parallèles » qui se sont également multipliés pendant le mois d’octobre.
Malgré le pacifisme de la manifestation, connu de Maurice Papon, ce dernier a toujours présenté le travail des forces de l’ordre sous son autorité ce soir du 17 octobre comme un maintien de l’ordre, une défense héroïque des institutions et du gouvernement. C’est en cela que l’on peut reprendre ce que dit Pierre Vidal-Naquet qui qualifie le massacre du 17 octobre d’« évènement matrice » du traitement des populations coloniales et postcoloniales sous la Ve République : des violences policières extrêmes, justifiées par un « maintien de l’ordre républicain ». Ces violences sont l’aboutissement de décisions politiques et stratégiques, une violence encadrée et de la même manière qu’Alain Dewerpe l’analyse pour le massacre de Charonne, « on passe d’une violence ordinaire à une violence paroxystique et la répression réglée débouche sur un massacre » . Toujours selon Alain Dewerpe, ces violences paroxystiques font toujours partie du répertoire d’action, « le massacre est un acte de gouvernement, même en régime d’opinion ».
L’imposition du silence, le retour de l’évènement et le combat pour la reconnaissance
Tout le monde s’accorde à dire que le massacre de Charonne, le 8 février 1962, a complètement occulté la mémoire du massacre des Algériens du 17 octobre 1961. Toutefois, Jim House et Neil MacMaster proposent un travail extrêmement fécond sur la mémoire et sa constitution. Les deux historiens britanniques montrent ainsi comment la mémoire de l’évènement s’inscrit dans trois périodes. Le parcours de Jean-Luc Einaudi, qui s’intègre pleinement dans une de ces périodes et que retrace Fabrice Riceputi met également en lumière les différentes dissimulations par l’État français et les freins à la connaissance de l’évènement.
Une première période de 1961 à 1980, qui serait la « mémoire ensevelie », notamment par l’absence de corps des victimes et l’impossibilité d’organiser des funérailles officielles (ce qui sera possible pour Charonne et qui éclipsera totalement le 17 octobre). Mais cet ensevelissement de l’évènement est également permis par ce que montre bien Fabrice Riceputi : l’absence de réaction des associations et des mouvements politiques de gauche. Ces dernières n’organisent qu’une seule manifestation de protestation contre le massacre des Algériens, le 1er novembre 1961, à l’appel du PSU (Parti Socialiste Unifié). Enfin, tout cela est également permis par l’absence de procès pour assassinat, les responsables restent ainsi cachés. Le décret d’amnistie de mars 1962 pour l’ensemble des crimes et délits commis en relation avec les opérations de maintien de l’ordre lors de la guerre d’Algérie , qui s’étend aux opérations de maintien de l’ordre en métropole, et qui s’accompagne d’une interdiction d’accès aux archives, devient un élément clef de la dissimulation des crimes. Tout cela illustre comment de « petits massacres » peuvent devenir de grands scandales, et inversement de grands massacres de petits scandales .
Une seconde période, entre 1981 et 1996, définie par les deux auteurs comme « la mémoire retrouvée ». Elle se caractérise par un long processus mémoriel, de transmission d’une génération d’Algériens à une autre, d’une génération de militants antiracistes à une autre. Ils remettent « les ratonnades de 1961 » sur la place publique. En décembre 1983, au lendemain de la Marche pour l’égalité, pour la première fois une manifestation qui commémore l’évènement est organisée. C’est également durant cette période que l’évènement opère un retour progressif dans l’édition, notamment sous la forme de fiction, avec trois romans : Meurtre pour mémoire, de Didier Daeninckx en 1983, Le sourire de Brahim, de Nacer Kettane en 1985, et Les Beurs de Seine, de Mehdi Lallaoui en 1986. Enfin, c’est au cours de cette période que le long processus d’enquête et le travail de Jean-Luc Einaudi, qui se concrétisent dans la publication de son livre La Bataille de Paris en 1991, permettent d’établir les faits et les responsabilités. Il faut d’ailleurs attendre 1991 pour que l’État algérien reconnaisse le massacre.
Une troisième période, « d’activisme mémoriel », se définit depuis les années 1997-1998, et notamment le procès de Maurice Papon pour crime contre l’humanité et son rôle dans la déportation de Juifs lorsqu’il était préfet de Gironde. Un procès durant lequel Jean-Luc Einaudi, à qui les parties civiles ont confié la tâche d’être le seul « témoin d’immoralité » sur la période algérienne de Maurice Papon, prend la barre et témoigne. Cette période se caractérise entre autres par une contre-offensive juridique du principal responsable, le préfet de police de Paris, Maurice Papon, contre Jean-Luc Einaudi. Cela découle, en 1999, sur le procès en diffamation et le déboutement de Papon au terme d’un mois de procès : le tribunal reconnaissant la bonne foi de l’historien. C’est lors de ce procès également que témoigneront Philippe Grand et Brigitte Lainé, conservateur et conservatrice aux archives de Paris. À la suite des différents refus de dérogation essuyés par Einaudi pour la consultation, les deux conservateurs témoignent, au regard des archives judiciaires présentes, de la responsabilité de Papon et de ses forces de police dans le massacre du 17 octobre 1961. Le seul précédent serait celui de Jean Cavignac, en 1981, qui avait permis la découverte et la divulgation de documents concernant une nouvelle fois Maurice Papon, ici sa collaboration en tant que préfet de Gironde. S’ensuit une nouvelle affaire, nommée l’Affaire Gand-Lainé, et les punitions internes auxquelles ils font face durant la fin de leur carrière. L’objectif de leur direction est clair : les pousser à la démission. Le 17 octobre 2002, date anniversaire oblige, tous deux reçoivent une parodie d’offre d’affectation, provocatrice et insultante, ironisant sur leur engagement et leur intérêt « manifeste pour l’histoire des réprouvés et des victimes de l’exclusion ».
Brigitte Lainé est décorée chevalier de la Légion d’honneur en 2015, et la promotion 2020 de l'Institut national du patrimoine choisit de porter le nom de « Brigitte Lainé », réhabilitant par cela son combat. De son côté, en 2014, lors de la mort de Jean-Luc Einaudi, l’État algérien est le seul à s’exprimer, lors d’un message lu par son ambassadeur au moment des obsèques tandis que l’État français n’a aucun mot pour ce « héros moral » tel que le qualifie Mohammed Harbi. Certaines avancées pour la mémoire ont eu lieu, tout d’abord en février 1982, lors de l’inauguration de la plaque commémorative du massacre de Charonne, avec un discours du gouvernement qui mentionne « des massacres d’Algériens » ; avec la plaque commémorative placée sur le pont Saint-Michel par le maire de Paris, Bertrand Delanoë, en 2001 ; avec le communiqué de 2012 de la présidence Hollande parlant d’une « sanglante répression », sans en mentionner les responsables. Le communiqué du 16 octobre 2021 d’Emmanuel Macron dénonçant des « crimes inexcusables pour la République », portant cette fois-ci la faute uniquement sur Maurice Papon, s’inscrit dans ce processus. Il reste toutefois insuffisant et ne constitue pas une reconnaissance de ce massacre et de ce crime commis par l’État français. Comme l’analysent Fabrice Riceputi, Jim House et Neil MacMaster, sur les différentes reconnaissances jusqu’en 2012, le problème soigneusement évité par les différents gouvernements est la responsabilité incontestable du pouvoir gaulliste. Plus précisément la responsabilité de ses plus hautes institutions, le ministère de l’intérieur Frey, la vice-présidence Debré et la présidence de Gaulle, dans ce massacre, et son intégration dans une succession de violences racistes et coloniales beaucoup plus longues.
Ainsi, à l’occasion des 60 ans des évènements du 17 octobre 1961, ces deux livres salutaires permettent d’en prendre la mesure complète et de les considérer comme le point culminant d’une répression raciste et coloniale organisée par l’État français. On pourra joindre à ces lectures les travaux de Benjamin Stora, notamment sur les mémoires de la guerre d’Algérie , ceux de Sylvie Thénault sur la justice et sa mise au service de la répression policière en Algérie coloniale , ou encore ceux de Raphaëlle Branche sur l’utilisation de la torture .
Il est également possible de se replonger dans les premiers textes parus sur ces questions, qui ont ouvert la voie aux premières reconnaissances. Plusieurs articles de presse dès le 18 octobre, mais également quelques livres, notamment ceux de Paulette Péju dès 1961, mais interdits très rapidement , celui qu’elle a co-écrit avec son conjoint, mais non publié à la demande du GPRA , ceux de Pierre Vidal-Naquet sur l’Affaire Audin et sur la torture qui ont contribué à ce que l’État français reconnaisse enfin en 2018 la responsabilité de la France dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat de Maurice Audin. Il faut, bien entendu, ajouter à cette liste le livre de Jean-Luc Einaudi , dont il convient de saluer le combat tout au long de sa vie pour la reconnaissance de ce crime d’État, que l’on espère voir aboutir.