La crise a montré le bénéfice que tirent nos sociétés de la protection sociale, et il se pourrait qu'elle n'ait pas dit son dernier mot, en dépit des attaques dont elle continue de faire l'objet.

La parution d’une édition actualisée du petit livre sur la protection sociale de la collection Repères à La Découverte s’était fait attendre longtemps. Elle comble un manque évident à un moment où la campagne présidentielle risque de remettre ce sujet sur le devant de la scène.

L’ouvrage se penche successivement sur l’architecture du système, la dynamique économique dans lequel celui-ci évolue, le contexte sociodémographique, avant de consacrer chaque fois un chapitre aux retraites, à la santé, à la protection contre le chômage et finalement à l’aide et à l’action sociales.

Il s’agit d’un sujet extrêmement vaste et passablement compliqué, avec en outre plusieurs réformes importantes en cours, que la crise sanitaire a conduit à différer, tout en sollicitant cette protection de façon très intensive et tout à fait inhabituelle.

Jean-Claude Barbier   , l'un de ses co-auteurs, a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Pourriez-vous indiquer tout d’abord quelles étaient vos intentions en préparant cette nouvelle édition ?

Jean-Claude Barbier : Les Repères sont censés faire le point sur des sujets d’intérêt général qui sont souvent au cœur des enseignements pour les étudiants en économie, et aussi, dans une moindre mesure, en sociologie. Celui sur la protection sociale française datait puisque sa deuxième édition remontait à 2009. Il était urgent de le mettre à jour et d’en profiter pour le refondre, c’est ce que nous avons fait avec Michaël Zemmour.

Il fallait d’abord vérifier que la définition de ce qu’on appelle « système national » était à jour, préciser quelques points de son histoire récente et renouveler la bibliographie pour qu’elle soit la plus utile pour les lecteurs. Contrairement aux espoirs de certains adversaires des assurances sociales et de la protection sociale, nous avons pu confirmer leur utilité sociale, leur portée et leur caractère durable. Ces systèmes, qui n’existent pas dans tous les pays, sont essentiels pour la cohésion des sociétés. On le voit bien par le contraste majeur qui existe encore, malgré des évolutions récentes, entre, par exemple, la France ou l’Allemagne et les États-Unis.

La tâche était rude parce qu’il fallait refondre entièrement l’analyse qui prenait place dix-sept ans après la première édition. En outre, le président français avait, en 2017, annoncé qu’il allait réformer la protection sociale de fond en comble, ce qu'il était en train de faire. Les auteurs étaient donc obligés de suivre l’actualité de manière précise, sans s’en rendre prisonniers. Nous avons vite compris, pendant l’écriture, qu’il y aurait un écart considérable entre les programmes de réforme annoncés et la réalité finale au moment du bouclage du texte. Mais cet écart obligeait à un nombre important d’ajustements. Nous avons ainsi essayé de combiner l’avantage d’un regard long et celui du respect sourcilleux de l’actualité, dans tous les domaines de la protection sociale qui forment son « système ».

 

La première question que l’on a envie de poser à un spécialiste est bien sûr : est-ce que la protection sociale coûte vraiment trop cher, comme on n’arrête pas de nous le dire ?

Les dépenses pour la protection sociale recouvrent partout, y compris en France, des dépenses publiques et des dépenses privées. Pour savoir si celle-ci « coûte trop cher » ou pas, il faut prendre en compte la totalité des dépenses et s’en remettre à un jugement collectif et démocratique. C’est le cas par exemple dans un pays comme le Danemark, car les institutions démocratiques y sont remarquables (pour les Danois, pas pour les quelques immigrants), et les danois ont ainsi une appréciation très bonne de leur système de protection sociale. Mais dans la grande majorité des comparaisons européennes, on considère uniquement les dépenses obligatoires, le plus souvent organisées sous l’égide du public, si bien que la dépense danoise en matière de retraites par exemple n’apparaît pas la plus élevée en Europe. Si on inclut les retraites pleinement privées, sur-complémentaires et autres, c’est pourtant le Danemark qui dépense le plus dans l’UE.

Plus globalement, pour savoir si la protection sociale coûte trop cher, il faut prendre en considération toutes les sortes de dépenses et les arbitrages qui peuvent être faits entre celles-ci : on peut choisir de dépenser plus ou moins en matière de protection sociale, ou, au contraire, en matière de formation des jeunes, par exemple. Ce choix complexe suscite des appréciations très différentes dans le pays, et le gouvernement seul ne détient pas la bonne réponse, même s'il l’a souvent laissé entendre ces dernières années. Surtout, le fait de « coûter trop cher » doit également être apprécié au regard de l’efficacité des dépenses, qui là aussi peuvent faire l'objet d'appréciations différentes. 

L’économiste n’est pas encore né qui pourra dire quel est le niveau optimal des dépenses et des coûts de la protection sociale. Celui-ci dépend en effet de bien des facteurs, à commencer par la préférence que les citoyens et citoyennes d’un pays construisent ensemble pour décider de ce qu’ils sont d’accord de financer par l’impôt ou les cotisations d’assurance sociale. Quand le gouvernement français a décidé, par exemple, il y a environ deux ans, que le niveau des dépenses de retraite, à la base de sa réforme, serait fixé à 14 % du PIB, cela voulait-il dire que ce niveau consistait « l’idéal pas trop cher » ? Pas le moins du monde. Ce niveau, que le gouvernement rêvait d’imposer comme une référence raisonnable, était seulement celui qui  « fonctionnait bien » avec un autre rêve de l’époque, la retraite « universelle » macronnienne, où, comme disait le responsable de la réforme J.-P. Delevoye, chaque retraité aurait le même rendement pour un euro cotisé. 

D’une certaine manière, rien n’est trop cher en soi dès lors qu’une dépense est considérée par les citoyens et les citoyennes comme légitime. C’est le seul critère du « trop cher » à la fin des fins, à une condition évidemment, c’est que les dépenses soient étroitement suivies et évaluées pour qu’on soit le plus efficient possible, c’est-à-dire qu’on obtienne le meilleur service pour le moins cher. C’est ce qu’on a fait il y a plus de vingt ans quand on a réduit drastiquement le coût des prothèses de hanches, en maintenant le service rendu.

Ce n’est pas du tout la même question que le coût des dépenses sociales, tel que considéré par le gouvernement dans le rapport commandité en 2018, CAP22, qui préconisait, dans sa proposition onze, quinze milliards de réduction de coûts pour les prestations logement. Ici, il ne s’agit pas d’efficience, mais de coupe dans les crédits pour diminuer globalement les dépenses publiques. Les allocataires aux prestations réduites très visiblement au début du quinquennat ont été très mécontents.

 

La logique à l’œuvre est donc à la réduction des coûts. Comment l’obtient-on ? Et quels effets faut-il en attendre ?

Le premier devoir des responsables de la dépense publique, et des agents publics en charge du budget, est de chasser les gaspillages (et de respecter les décisions du Parlement). La protection sociale est un domaine extrêmement important qui génère des dépenses considérables. Il est tentant pour les gouvernements d’appliquer des règles dont ils espèrent une diminution ou, au moins, une maîtrise de ces dépenses. On vient de voir en France les effets de la longue politique de diminution des coûts pour les hôpitaux, qui a été mise en lumière par la pandémie, projetant sous l’œil du public les manques de lits et de réanimateurs pendant les grandes vagues de celle-ci ; cette politique n’est d’ailleurs pas abandonnée même si elle a dû être corrigée aujourd’hui. 

De très nombreux mécanismes sont utilisés pour réduire les coûts, en particulier dans le domaine de la santé. Dans le domaine des minima sociaux, pour prendre un autre exemple, le gouvernement Macron a engagé un vaste projet de réforme, qui avait le défaut d’ignorer les réformes déjà en cours (et notamment les travaux de la Commission Sirugue).

Le principe dominant des débuts de la réforme dite du « Revenu universel d’activité » combinait un recours aux « incitations à travailler » et la réalisation d’économies partout où cela pouvait être fait selon les calculs de Bercy. Tout ce programme a finalement été, au moins partiellement, enterré au printemps 2020. Personne ne peut nier la difficulté en soi, déjà technique, de maîtriser les dépenses pour un grand pays comme la France. Et les besoins d’outils pour contenir ou réduire les coûts dans le domaine de l’assistance ont une dimension permanente et sont parfaitement légitimes dès lors que, comme on le voit excellemment au Royaume-Uni, l’État doit gérer, car il est très centralisé, des dizaines de millions de bénéficiaires éligibles aux allocations. 

Cependant les outils n’ont leur justification ultime aux yeux des citoyennes et citoyens que dans la légitimité des arbitrages en termes d’impôts et de redistribution. Comme les autres, le gouvernement français tente, année après année, de légitimer ses décisions en matière de protection sociale, parfois dans l’urgence (voir les arbitrages en 2018 au moment des mouvements des « gilets jaunes ».) et quelquefois avec un succès mitigé.

La réduction des coûts est donc un art complexe de gérer les décisions dans le temps avec les outils idoines, qui puissent susciter dans le public un sentiment de justice. Ce sont souvent les mesures de débuts de quinquennat, pour autant qu’elles soient bien visibles et massives, comme la suppression de l’impôt sur la fortune ou comme la baisse immédiate des allocations logement, qui sont les plus perçues par leurs bénéficiaires (ici, les plus riches, là, les plus modestes). 

 

Sur chacun des grands volets de la protection sociale que sont le retraites, la santé et l’assurance chômage. Quels sont selon vous les principaux éléments qu’il faudrait avoir en tête ? Si on considère les retraites tout d’abord, la baisse des prestations est-elle inévitable ?

Sur les retraites plus qu’ailleurs encore, il faut raisonner en termes historiques. Alors que les précédentes éditions de notre ouvrage décrivaient les batailles et controverses qui ont prévalu aux réformes des années passées, dans l’édition actuelle, nous tendons à démarrer du moment où, en 2017, à son arrivée au pouvoir, le président de la République et son Premier ministre mettent en œuvre ce qu’on considérait alors comme « la mère de toutes les réformes ». À l’époque, les comptes sont considérés comme globalement équilibrés et les principaux arbitrages ont déjà été pratiqués dans les réformes précédentes. La pression pour réformer avait ainsi perdu en urgence et l’idée d’une réforme ressemblant à l’universalisation en modifiant profondément les mécanismes de la répartition était « achetée » en quelque sorte par les idéologues macronniens, en la recyclant de ses inventeurs, dont ses promoteurs initiaux à la CFDT. On aurait très bien pu, en 2017, décider de mesures visant à prévenir ce que le Conseil d’orientation des retraites prévoyait en poursuivant les tendances, c’est-à-dire une diminution relative des pensions (par exemple en augmentant très modérément les cotisations). Mais c’eût été l’inverse des projets du gouvernement, qui voulait aussi relancer les dispositifs de capitalisation.

Le gel imaginé des dépenses à hauteur de 14 % du PIB dont on a déjà parlé était donc tentant pour les technocrates qui espéraient alléger leurs contraintes et faire que ce dossier devienne plus commode à gérer à l'avenir. Pourtant, au bout du compte, malgré une obstination du premier ministre Philippe qui finit par appliquer le 49-3, la réforme des retraites se présente à la fin 2021 comme un échec retentissant. De toute façon, la véritable mise en œuvre d’un tout nouveau système aurait pris du temps, et notre objectif d’auteurs du Repères était d’armer les lecteurs de clés de compréhension pour qu’ils voient bien que deux régimes auraient cohabité si la réforme avait fini par être mise en œuvre. L’application complète d’un nouveau régime « universel » ne se serait produite que pour les personnes nées à partir du début des années 1970.

Aujourd’hui, le jugement sur ce qu’il faut faire pour réformer est de nouveau complètement ouvert : alors même que les partisans de nouvelles réformes sur le recul de l’âge de départ en retraite relèvent la tête, il n’y a rien d’inexorable à ce que la collectivité française décide d’une diminution drastique de la valeur relative des retraites dans l’avenir (elle peut revoir à la hausse les cotisations). D’autres décisions sont toujours possibles en fonction des rapports de forces entre les intérêts et les institutions. Rien n’est joué.

 

Concernant la santé, là encore quels seraient les principaux éléments à considérer ? Comment faire face à l’augmentation des besoins ? Et sait-on ce que représenteraient les montants nécessaires ?

Les experts savent estimer les besoins ex-ante, mais l'avenir est incertain. Nous avons nous-mêmes participé, en tant que tels, à des commissions qui travaillent à ces questions. Certains besoins sont quelques fois assez bien prévus (certains sont plus prévisibles que d’autres). Ce qui n’a pas été le cas de la pandémie, dont la vraisemblance était pourtant annoncée par de nombreux scientifiques. Certaines des commissions, regardées avec le recul, produisent des rapports dont les mesures ne sont jamais réalisées car elles sont irréalistes ; les questions de l’automatisation, de la digitalisation du travail, sont particulièrement délicates à anticiper.

Comme pour l’ensemble de la protection sociale, le facteur clé est évidemment la capacité des acteurs – dont les patients et les citoyens, et pas seulement les dirigeants – d’imposer des régulations politiques qui ne soient pas trop défavorables aux publics pauvres et aux citoyens aux ressources moyennes. Seule une protection sociale forte gérée publiquement peut espérer instituer un rapport de force à cet égard, alors que, si c’est la finance internationale qui commande dans le domaine ou les fabricants de médicaments et les firmes biologiques, un système dispendieux, inégalitaire, s’installe, comme aux États-Unis. Ce n’est pas pour rien que dans un pays libéral par excellence, les citoyens britanniques restent profondément attachés à leur National Health Service et qu’ils ont eu, à ce sujet, finalement gain de cause contre Margaret Thatcher. En France, le nombre croît de ceux et celles qui sont convaincus qu’une part effective d’autogestion par les patients est indispensable, et même faisable. Des mouvements sociaux admirables ont éclos à de nombreux endroits, inventant effectivement d’autres formes de gestion.

 

L’un des principaux défauts de notre système de protection sociale est que ses différents dispositifs laissent beaucoup de gens de côté et c’est particulièrement vrai pour l’assurance chômage que la réforme qui doit entrer en application va encore aggraver. Que pourrait être une alternative en la matière ?

Vous posez une question double : celle de l’exclusion de certaines populations et d’autre part celle des inégalités. Sur ce second point, la France se situe dans une position intermédiaire dans l’UE. On verra comment se situeront les constats finals à l’issue des effets de la période Macron. Lors de la présidence Hollande, le ministère du budget avait montré que cette mandature avait plutôt diminué les inégalités de protection sociale. C’est pourquoi, d’ailleurs, alors que le marché du travail est plutôt polarisé, il n’existe pas une polarisation, voire une « dualisation » homologue dans la protection sociale dans tous ses domaines. Les constats peuvent varier très vite en fonction des périodes.

Les personnes qui, en France, ne sont pas couvertes par la protection sociale, sont dans des proportions relativement minoritaires. Les victimes de l’organisation digitale des plateformes de travail sont bien identifiées et on sait comment les intégrer, si on le voulait, dans le salariat, qui reste très dominant en France. Les indépendants n’augmentent pas en proportion dans la population active. Certains statuts organisent une précarisation extrême du travail et ils pourraient être réformés en améliorant les droits, c’est le cas par exemple, des « auto-entrepreneurs » qui ne sont que l’ombre d’entrepreneurs réels. Il y a une question délicate qui concerne les souhaits d’un nombre croissant de jeunes actifs, mais qui restent encore, eux aussi, minoritaires en France, et qui consiste dans l’hostilité aux contraintes juridico-administratives du salariat. Enfin, dans la période actuelle, il n’y a guère que le gouvernement français qui ne s’est pas encore aperçu des difficultés persistantes des jeunes vis-à-vis de l’emploi, de l’éducation et de la couverture sociale. Tout cela peut être évidemment corrigé. La réforme du chômage est devenue un cas particulier : le gouvernement avait programmé d’emblée son échec pour porter un coup fatal à l’assurance sociale, que le président, avant la pandémie, considérait comme dépassée. L’échec des négociations était prévu et le gouvernement a édicté la réforme la plus dure de l’assurance chômage qu’il espérait imposer avec brutalité. Il a échoué (devant la censure du Conseil d'Etat, déjà par deux fois), mais il revient à la charge, au début d’octobre 2021, car la majorité s’imagine que le maintien de la dureté est une condition de sa crédibilité politique. Rien n’est joué cependant : on ne connaît pas la substance de la future décision du Conseil d’Etat quand les syndicats vont introduire un nouveau recours devant lui.

 

La crise sanitaire a servi de test à notre système de protection sociale qu’elle a à la fois mis sous une forte tension en montrant les défauts mais aussi les nombreux avantages de celui-ci. Quelles réflexions cela devrait-il susciter selon vous ?

Évidemment, le point essentiel des systèmes de protection sociale (on pense notamment à la France ou à l’Allemagne), c’est qu’ils ont relativement tenu dans la pandémie. La question de la santé et des hôpitaux est à part. Certaines populations ont été touchées de plein fouet, comme les personnes âgées ou comme les jeunes en France, à cause de la destruction partielle de l’emploi et de l’éducation. Le système a montré certaines failles, avec l’absence de couverture de certaines catégories, les difficultés de logements, etc.. Mais, même avec ces insuffisances, qui ont entraîné un regain des inégalités, des souffrances et de la pauvreté, la crise a plutôt conforté l’idée que l’on ne pourrait pas se passer d’une protection sociale qui assure une large couverture. Même les sceptiques libéraux comme Mario Draghi, ex-dirigeant de la BCE, et les non moins libéraux comme Emmanuel Macron ont dû en rabattre. Ce dernier a été obligé à plusieurs reprises de faire publiquement l’éloge de la protection sociale, et cela n’est pas tombé dans l’oreille de sourds, car ce fut au fond un hommage du vice à la vertu. De nombreux mouvements sociaux parcourent en ce moment la société française et les sociétés européennes. Les traductions électorales et, plus généralement, politiques de ces mouvements n’ont pas fini leurs évolutions.