Un ouvrage collectif consacré à l’œuvre audiovisuelle de "l’ogre" Marc Ferro, dressant un riche portrait choral d’un historien hors-norme.

Vivre très longtemps a quelques avantages.

Pour un chercheur inventif, frôler le centenaire permet de voir ses recherches s’imposer avec une certaine évidence et le temps réparer, ou du moins atténuer, les blessures passées. À ceux qui allient détermination, labeur et bonne étoile, le temps apporte aussi une assise institutionnelle. Décennie après décennie, leurs travaux et leurs méthodes se diffusent, agissent sur leurs contemporains, leurs héritiers et leurs héritières, se transforment aussi, et vivent leur propre vie, loin de leur géniteur. Marc Ferro aura vécu 96 ans et aura ainsi connu l’ère des récoltes fécondes. Il aura également éprouvé le bonheur d’avoir entre ses mains, quelques mois avant son décès, l’ouvrage collectif dédié à son "œuvre audiovisuelle". On dit qu’il en a sauté de joie et l’a offert à tour de bras jusqu’à sa mort, avec l’enthousiasme juvénile qui était le sien.

Codirigé par une bande de quatre chercheurs en histoire du cinéma – Martin Goutte, Sébastien Layerle, Clément Puget et Matthias Steinle –, le livre n’a pourtant pas été conçu comme un recueil d’hommages. Il n’a pas non plus été "validé" par le principal concerné, ni corrigé pour en lisser les aspérités et les querelles. C’est l’une de ses nombreuses qualités.

Initiée en 2016 par Jean-Pierre Bertin Maghit (lui-même chercheur et auteur d’une œuvre filmique et photographique), l’idée de départ visait à étudier de manière critique une facette peu connue du travail de l’historien, souvent citée dans les médias, mais rarement analysée en tant que tel : sa pratique filmique. Ce numéro 31 de la revue Théorème s’est ainsi donné pour ambition de combler ce manque. Il vise non seulement à rassembler des films épars, aux formats variés, souvent difficilement accessibles, dont Marc Ferro a été le concepteur, l’auteur ou le réalisateur, mais aussi à les interroger au prisme de questions contemporaines : celles du rapport entre images, archives et écriture de l’histoire.

Ces questions, formulées dans les années 1970 par Marc Ferro lui-même (mais pas uniquement par lui, comme le montre très justement l’ouvrage), sont particulièrement vivaces aujourd’hui. Nous le savons, elles dépassent largement le champ de la recherche académique et animent le monde de la production audiovisuelle et cinématographique, tout autant que celui des institutions culturelles, et au-delà, celui des politiques publiques et des entreprises privées. Poser frontalement la question des rapports entre réflexion théorique et pratique filmique, c’est aussi continuer à bousculer des étiquettes professionnelles encore très rigides en France, qui réduisent souvent la "fabrication" au seul domaine "artistique", laissant de côté l’intelligence créative qui se fait jour dans ces opérations d’ordre artisanal et expérimental que sont aussi l’écriture et le montage.

 

Chercher… et trouver

Revenons au projet de départ : recenser et analyser une œuvre disséminée et trop souvent négligée. À ce titre, le pari du livre est largement tenu. En témoigne d’abord la filmographie minutieuse de presque cinquante pages établie par Sébastien Layerle, qui prouve l’extrême variété des sujets et des approches de Marc Ferro, ainsi que des fonctions occupées par l’historien à la télévision et au cinéma, "en qualité d’auteur, de conseiller historique, de chroniqueur et de présentateur".

Dans cette épreuve de la liste, aussi complète que possible, l’inventaire des 630 numéros de l’émission de télévision Histoire parallèle – 11 années d’existence ! - pourrait paraître au premier regard assez austère. Il est au contraire passionnant, car on a la surprise d’y trouver les noms de centaines de spécialistes français et étrangers qui ont marqué leur époque et sont venus transmettre leur savoir sur le plateau de Marc Ferro (le Bernard Pivot de l’Histoire, la pipe en plus !). On apprend ainsi que Robert Badinter est venu le 25 novembre 1995 commenter, un demi-siècle plus tard, l’ouverture du procès de Nuremberg, que Klaus Wenger était un invité récurent des plateaux, et que les historiennes, bien que très rares, n’étaient pas totalement absentes des plateaux (Michèle Perrot, Annette Wieviorka, Marie-Angèle Hermitte et quelques autres) – un équilibre à l’image du milieu académique et médiatique de ces années-là.

Ce minutieux travail d’indexation s’accompagne d’informations précises sur les modalités de diffusion de l’émission, en France et en Allemagne, autant de sources auxquelles l’ouvrage redonne vie, et qui seront utiles à explorer dans des travaux à venir sur l’histoire de la télévision, l’évolution des formats audiovisuels, les regards croisés sur les événements historiques, et bien d’autres encore.

Les chercheurs et chercheuses engagés dans ce numéro important de Théorème ont pour la plupart répondu à la commande des quatre rédacteurs. Ils ont réveillé des archives assoupies au sein de l’Inathèque, de l’Iconothèque russe et soviétique, de la vidéothèque de l’EHESS ou encore des archives privées – notamment celles, superbes, du cinéaste Pierre Gauge qui fut d’une grande aide dans cette quête.

Au sein de ce corpus foisonnant et dispersé, des copies que l’on pensait perdues à jamais furent découvertes. C’est entre autres le cas d’Indochine 45, retrouvé et finement analysé par Delphine Robic-Diaz, un film que Marc Ferro pensait disparu (parce qu’il le jugeait lui-même, selon ses mots, "mal fait" ?). En revenant sur les archives audiovisuelles de la guerre d’Indochine, la chercheuse nous surprend en décrivant un général Bigeard capable de s’intéresser aux images, contrairement à la majorité des interlocuteurs de Marc Ferro.

Parmi d’autres (re)découvertes suscitées par ce travail collectif, un film sur les Black Panthers, retrouvé par Laure Gaudenzi à la Cinémathèque universitaire, ou encore les projets peu diffusés (comme Histoire contemporaine, quatre séries de courts-métrages didactiques analysés par Pietsie Feenstra), ainsi que les projets non aboutis, autant d’éclairages sur les rêves inachevés de Marc Ferro.

 

Revoir l’héritage

Au-delà de la trouvaille, l’approche critique de cette œuvre audiovisuelle permet de prendre réellement la mesure du temps écoulé en un demi-siècle, depuis les années 1970. Elle révèle les apports des chercheurs et chercheuses en sciences humaines qui prennent comme point de départ les images, dans la filiation de Marc Ferro. Mais tout héritage, lorsqu’il est sainement transmis et honnêtement accepté, porte en lui promesse de critiques, désir de distinction et nécessité de porter un regard aiguisé sur l’œuvre passée.

Laurent Véray, spécialiste de la Première Guerre mondiale et réalisateur, n’hésite pas à pointer les erreurs de son aîné, notamment dans les images de la Bataille de Verdun ou de la Somme : "Beaucoup d’images sont mal identifiées et/ou utilisées de façon erronée". Pourtant, il montre également que grâce à une alchimie étrange, ces erreurs ne produisent pas que du faux, et n’annihilent pas sa "démarche exploratrice" qui reste dans l’ensemble féconde et juste. En s’appuyant sur un très beau témoignage d’Annie Kriegel à propos du "supplément d’âme" que l’auteur insuffle au moment du montage, Laurent Véray montre comment les images de la Grande Guerre ont "surpris" Marc Ferro et ont "stimulé sa réflexion". Il pointe ainsi le lien entre l’approche de l’historien et le travail de Walter Benjamin sur "le lapsus des images", établissant là une filiation importante et souvent oubliée dans l’hommage qui lui a été rendu en 2021.

Sébastien Denis, spécialiste de la période coloniale, parle quant à lui de la "facture classique" des films de Ferro, ainsi que de sa "perspective globale et humaniste sur le colonialisme". Son texte propose une lecture stimulante de trois films réalisés pour le marché du film didactique. En les confrontant aux brochures qui les accompagnaient, l’historien montre une "clarté du propos variable", tout en soulignant la rapidité et la densité impressionnante de cette production qui compta 3 films en à peine un an. Mais comment diffuser ces films, tournés et montés en pellicule, dans une classe, alors même que les instituteurs et enseignantes ne possèdent pas d’appareil de projection ? Ce décalage entre le projet et sa réalisation montre une œuvre en avance sur son époque, annonciatrice des évolutions technologiques et des innovations pédagogiques à venir, consciente de la force de transmission des images, mais pas toujours en mesure de l’exploiter.

Le texte de Martin Goutte sur la série télévisuelle Une histoire de la médecine montre un autre élément crucial de l’œuvre de Ferro : le pas de côté – ou le pas de plus – franchi par l’historien par rapport au "pilier braudélien des Annales". Il analyse en effet les moyens cinématographiques et audiovisuels par lesquels Ferro ajoute à l’histoire naturelle des sociétés "la fureur de vivre" et fait exister à l’écran "la passion", dans des séquences consacrées à l’histoire de la médecine, pleines "de bruit et de fureur". Fin spécialiste du cinéma documentaire, l’auteur montre que cette approche parfois "spectaculaire" rompt avec une "esthétique hiératique" : Marc Ferro "récuse cette posture et cette réserve académiques, revendiquant le droit et la nécessité de faire spectacle, de toucher au cœur et aux tripes". La forme oblige et déplace, elle ne se contente pas de servir un contenu, elle le tord et le façonne. L’analyse de Martin Goutte souligne avec justesse que l’une des forces de Marc Ferro est d’avoir rapidement saisi l’importance des règles esthétiques qu’impose le montage, ainsi que l’écart nécessaire entre les mots et les images. En retour, cette intuition l’a incité à produire des écrits qui prenaient en compte ces contraintes et les spécificités narratives qu’il avait perçues dans ses propres films.

Ce va-et-vient permanent entre la fabrique du film et celle du livre, c’est aussi ce que confirment les deux textes-entretiens menés par Matthias Steinle, consacrés à l’émission iconique Histoire parallèle. Diffusée des deux côtés du Rhin et rediffusée en partie sur Arte après la mort de Marc Ferro, cette première expérience audiovisuelle fut fondatrice. Matthias Steinle, qui en a été l’un des documentalistes entre 1997 et 2001, prolonge ici un solide travail de recherche consacré à l’histoire de l’émission en rectifiant des mythes tenaces et en y apposant l’acuité de son regard franco-allemand   . L’historien rappelle aussi que la première collaboration de Marc Ferro avec le "jeune médium télévisuel" donna lieu au premier grand documentaire sur la guerre de 14-18, réalisé en 1964 et intitulé La Grande Guerre. Il retrace avec minutie le contexte de ce film de commande dans un cadre commémoratif, les conditions de coopération entre les équipes françaises et allemandes, mais aussi les différences entre les deux versions du film, sans oublier les limites d’un film de compilation.

De son côté, Astrig Atamian explique à quel point le regard de Ferro était libre. À travers le cas des images du terrorisme arménien, elle montre que l’analyse de l’historien était "en contradiction avec l’historiographie arménienne". Elle dépeint un Ferro capable de réviser son propre jugement. Par exemple, face à cette archive trouvée à Londres en 1964, sur laquelle il croyait voir les corps de soldats russes, alors même qu’il s’agissait d’Arméniens massacrés par des Turcs. Cette identification erronée, qu’il a pris soin de corriger par la suite, a nourri par ricochet son travail théorique sur les images et leur ambiguïté.

Rectifier, préciser, montrer le chemin parcouru : le but de ce livre collectif n’est pas de pointer des erreurs a posteriori, ni de faire la leçon au père, mais de contextualiser de manière critique, en distinguant les avancées et les moments d’errance. Éviter le registre de l’éloge exclusif, se confronter aux limites, aux doutes et aux trébuchements du sujet, voilà sans doute la meilleure manière de rendre vraiment hommage à un penseur, de son vivant. Comme le rappelle Laurent Véray, faire fausse route est "le propre des défricheurs" ; et indéniablement Marc Ferro fut l’un d’eux, c’est aussi ce que prouve cet ouvrage.

 

Un « ogre » bien entouré

Tous les articles ne respectent pas totalement la commande de départ. Ils n’en sont pas moins riches et stimulants. Plusieurs textes évoquent l’œuvre filmique de Marc Ferro à travers une autre perspective, celle des témoignages de celles et ceux qui l’ont vu "au travail" et ont participé à son aventure audiovisuelle. L’un des grands intérêts de ce livre collectif est en effet d’avoir réuni les femmes et les hommes qui nous racontent "l’atelier de l’historien" dans sa pratique quotidienne et dans les coulisses de la production. Ces récits choisis (il aurait pu y en avoir des dizaines d’autres) confirment également ce que l’historienne Natacha Laurent soulignera à juste titre dans le journal Le Monde ("Marc Ferro : Le film, image ou non de la réalité, est Histoire", 22 avril 2021) au moment de l’hommage qui fut rendu à Ferro après sa mort, à savoir son intérêt pour "tous les films : fictions, actualités, documentaires, animations, publicités, films institutionnels, longs et courts-métrages", toutes ces images animées qu’ils ne considérait pas uniquement comme des "œuvres d’art" et dont il savait se saisir "en historien".

Parsemé de confidences drôles et éclairantes sur le monde de la télévision et ses péripéties, l’exercice de ce portrait choral est savoureux. Certains en prennent pour leur grade, comme ceux qui n’ont pas cru à l’intérêt de l’émission Histoire parallèle, ou ceux qui voulaient y mettre rapidement un terme, ou encore, comme le formule Ferro lui-même, "ses petits camarades qui prétendent avoir découvert l’histoire par en bas". Ce livre a également le mérite de briser le mythe d’un génie singulier et solitaire, que certains médias ont entretenu lors du décès de Marc Ferro – exercice d’hommage oblige. Si le livre dépeint un homme "génial", il éclaire surtout la naissance des idées et leur réalisation. Il fait exister celles et ceux sans lesquels Marc Ferro ne serait pas devenu ce qu’il a été. Celui qu’on appelle volontiers le "pionnier" apparaît alors davantage comme le noyau d’un épicentre actif, qui agit sur un cercle choisi autant qu’il est agi par lui, dans un processus d’interactions permanentes et vivantes.

Le portrait de famille fait ainsi exister ses indispensables collaborateurs et collaboratrices : la productrice Lisa Neil, le réalisateur Didier Daleskiewicz, la documentaliste Pauline Kerleroux, et d’autres, contaminés par la passion de l’historien, que l’on retrouve réunis dans une photographie de l’équipe d’Histoire parallèle prise lors de la dernière émission en 2001. Chacun raconte "son" Marc Ferro, et les dispositifs d’entretien choisis font émerger des convergences et des désaccords éclairants. Au fil des textes, les répétitions agaceront peut-être certains lecteurs ; elles ont pourtant l’avantage de renforcer les traits de l’homme et conforter ainsi son portrait, enrichi par des archives photographiques précieuses.

Le travail iconographique, s’il ne remplace évidemment pas la projection des films de Marc Ferro (à quand une rétrospective ?), permet de mieux saisir le sens des textes et recèle également quelques pépites biographiques. L’une d’elles est cette image de Marc Ferro marchant d’un pas vigoureux dans une rue d’Oran, au bras de son élégante épouse Yvonne-France Ferro. Il avait alors 24 ans, découvrait l’Algérie et "entrait dans la vie". Dans un autre registre, celle de Marc Ferro se penchant sur le mur du Mémorial de la Déportation des Juifs de France en Israël, en 1983, et revenant vers ses amis, après avoir pointé du doigt les noms, en silence, "les yeux embués de larmes".

Marc Ferro aimait "bavarder gentiment". L’ouvrage fait entendre la voix de ses amis, de ses élèves et de ses compagnons de route, certains disparus. Il comporte un texte émouvant de Michèle Lagny, historienne des images et pionnière de la discipline elle aussi, décédée en 2018   , à qui l’ouvrage est dédié. Étrange dialogue de jeunes fantômes et regret de ne pas voir ces deux précurseurs réunis dans une même collection éditoriale, loin des querelles de chapelle. En refermant le texte de Michèle Lagny, l’un de ses derniers, on peut sourire en imaginant les retrouvailles de ces bons vivants dans l’au-delà, et on entend presque leur rire jovial.

De cet ouvrage foisonnant, Pierre Sorlin, compagnon de route de Ferro, aura le mot de la fin. Il voit dans ce "découvreur" un historien audacieux qui a su introduire dans la recherche historique, par sa notion de "contre-analyse" et à partir de cas concrets, des choses auxquelles on n’avait "pas pensé jusque-là" : "ressentiment, retournement, aveuglement".

Dans cette famille choisie certaines voix manquent, comme celle de l’historienne Sylvie Lindeperg, que Marc Ferro se plaisait à appeler son "petit génie", qui n’a pu participer à l’ouvrage au moment de sa rédaction, mais qui lui rendra hommage par d’autres canaux((Entre autres dans l’émission qui lui fut consacrée sur France culture : « Mort de l’historien Marc Ferro : l’expérience, les images, le récit », 22/04/2021, par Julie Pacaud et Pauline Petit. https://www.franceculture.fr/histoire/mort-de-lhistorien-marc-ferro-lexperience-les-images-le-recit Voir également l’entretien passionnant de Marc Ferro, avec Jean-Pierre Bertin-Maghit, Sylvie Lindeperg et Pierre Sorlin :https://www.canal-u.tv/video/ehess/cinema_et_histoire_entretien_avec_marc_ferro.26503).

C’est aussi l’occasion de rappeler que l’ouvrage devait être suivi d’une journée d’études et d’hommage au cours de laquelle Marc Ferro devait être présent, et qui n’aura pu avoir lieu. Dans un étrange enchevêtrement des temporalités, en tenant ce livre dans les mains au moment de sa sortie, Marc Ferro aura donc pu lire entre les lignes la tonalité des hommages funéraires qui lui seront rendus quelques mois plus tard, au printemps 2021.

 

Les leçons d’un « raté de l’institution »

Le portrait de Marc Ferro esquissé dans l’ouvrage n’est pas lisse, et il est riche d’enseignements. Les propos recueillis dépeignent en effet un milieu académique complexe, pas toujours harmonieux. À côté des parrains et des marraines – Fernand Braudel, Charles Morazé, Pierre Francastel, Ruth Fischer ou encore Roland Barthes – qui ont facilité, encouragé et rendu possible l’éclosion d’une pensée audacieuse, apparaissent les concurrents, les frileux, les jaloux et parfois les adversaires malveillants. Le riche entretien mené avec Marc Ferro par Jean-Pierre Bertin-Maghit, qui inaugure l’ouvrage, ne fait pas l’économie des difficultés qu’a eues l’historien dans les années 1960 et 1970 à travailler à l’EHESS en voulant étudier cet objet "impur" qu’était l’image cinématographique, "sans foi ni loi, orpheline, se prostituant au peuple". Le propos peut faire sourire. Si les temps ont bien changé et que certaines institutions autrefois conservatrices font désormais entrer les spécialistes des images dans leurs rangs, ce livre permet de comprendre les freins et les hiérarchies implicites qui existent encore aujourd’hui à l’université dans certains départements d’histoire, de sociologie ou de sciences politiques. Combien de colloques et de manifestations scientifiques proposent encore aujourd’hui le film et son analyse comme divertissement de fin de journée, sensée agrémenter les interventions scientifiques "sérieuses" qui le précèderont ?

Le livre propose ainsi une belle leçon à la jeune génération qui entre dans le métier, mais aussi à toutes celles et ceux qui souhaitent suivre vraiment "la voie des images", prendre au sérieux ce "passe-temps d’illettrés" en périphérie des modes, des habitudes inconscientes et des convenances. L’un des grands apports de ce portrait à plusieurs facettes est aussi de donner une leçon de vie professionnelle. La stratégie originale et féconde de Marc Ferro incite en effet à s’entourer d’alliés, en faisant fi des attaques et des tirs de flèches, tout en acceptant le prix des blessures et des rejets, symptômes et preuves des frontières déplacées.

La chercheuse israélienne Regine-Mihal Friedman dépeint joliment Marc Ferro comme un "rebelle aux idées reçues", dont la trajectoire s’explique par un mélange de hasard, de chance, de talent et de travail. Celui qui se plaisait à rappeler qu’il avait raté cinq fois l’agrégation, qui se désignait avec humour comme un "raté de l’institution", devint ainsi un historien novateur et reconnu.

L’ouvrage souligne aussi qu’il fut un excellent enseignant, mais comme il le dit lui-même, "quelle valeur cela avait-il ?". Celui qui affirma un jour à Pathé qu’il détestait le terme de "pédagogie", fut pourtant le roi de la médiation et de la diffusion du savoir historique. Sachant bannir un vocabulaire "abstrait, difficile, langue de bois", il respectait ses publics et savait les faire penser. Ce "personnage à mi-chemin entre le détective flegmatique et le savant en quête de transmission" (Astrig Atamian) savait aussi exprimer sa gratitude envers ses pères et mères, comme la monteuse Denise Baby, son "prof de cinéma" qui lui enseigna une technique de regard et un art du montage, lui apprit à lire les "signes" d’un paysage ou d’une action, et à les interpréter.

Dans le débat éternel, et actuellement brûlant, sur les liens entre militantisme et recherche, le travail de Marc Ferro nous rappelle une règle simple et qu’il est bon de se répéter chaque jour : "Un bon chercheur ne sait pas à l’avance ce qu’il va démontrer." Dans sa longue quête laborieuse, que retrace passionnément cet ouvrage collectif, le parcours de Marc Ferro nous suggère enfin que la jovialité, la "curiosité gourmande" (Natacha Laurent), le sens de la gratitude et de la générosité, ne sont pas des qualités accessoires, et rendent l’intelligence bien plus créative.