Un essai provocateur, stimulant, mais au final très contestable, sur Henri Bergson, qui propose de voir en lui d'abord et avant tout un écrivain.

Bergson, prix Nobel de littérature ? Eh bien, oui, le fait est après tout exact : aussi étonnant que cela puisse paraître, le prix Nobel de littérature a bel et bien été attribué à Bergson en 1927. En l’absence de prix Nobel de philosophie, comment faire autrement, dira-t-on ? N’est-ce pas pour la même raison que Bertrand Russell a reçu le prix Nobel de littérature en 1950 ? Certes, il est arrivé à ce dernier de commettre quelques romans et nouvelles, mais on doutera que ces œuvrettes lui aient valu pareille distinction. Russell nobélisé demeure fondamentalement un philosophe : personne ne songerait à le tenir pour un écrivain, et encore moins à étudier son œuvre philosophique d’un point de vue littéraire.

C’est pourtant très exactement ce que se propose de faire Bruno Clément dans le livre provocateur qui vient de paraître aux éditions Verdier, qui est l’un des plus stimulants mais aussi l’un des plus problématiques, et au final, l’un des plus contestables, parus depuis longtemps sur Bergson.

Un essai provocateur et éclairant

Provocateur, disions-nous, car l’intention de bousculer le consensus tranquille qui s’est établi en matière d’interprétation de la philosophie bergsonienne (et de la philosophie tout court) est tout à fait explicite. En s’autorisant d’une distinction capitale que Bergson fait entre la doctrine d’un philosophe et l’intuition initiale que ce dernier a cherché à formuler, Bruno Clément adopte le parti pris interprétatif de dissocier chez Bergson lui-même le corpus des thèses qu’il a pu défendre tout au long de sa carrière (dont, en effet, il ne dira pratiquement rien) du mode d’expression que le philosophe a choisi pour s’exprimer. La thèse de Bruno Clément, à ce niveau, consiste à dire que Bergson n’est pas cet auteur typiquement français qui se soucie de la correction et de l’élégance de la langue dans laquelle il écrit, mais qu’il est « un écrivain authentique, un écrivain à part entière », qui fait reposer sur l’invention d’un dispositif d’écriture singulier tous ses espoirs de communiquer une pensée que la langue ordinaire de « l’universel reportage », comme le disait Mallarmé, est incapable d’exprimer. C’est cette thèse qu’énonce le titre de l’ouvrage, lequel vaut tout un programme. Ce n’est pas un hasard, en somme, si Bergson a reçu le prix Nobel de littérature, parce qu’il se pourrait bien que sa radicalité discrète se situe là, dans le choix de la langue dans laquelle la philosophie peut et doit s’énoncer.

Comprenons-bien : il ne s’agit pas, pour Bruno Clément, de proposer à l’étude un autre aspect du bergsonisme, qui aurait été insuffisamment examiné à ce jour (disons, pour aller vite : la langue de Bergson), dans le but de faire contrepoids aux innombrables travaux portant sur la doctrine de l’auteur (sur la mémoire, la durée, la vie, etc.). Il s’agit bien de contester la prééminence de ces derniers dans l’interprétation du bergsonisme en montrant que ce n’est pas là, sur le plan de la doctrine, que se joue l’essentiel de ce que le philosophe avait à dire, mais bien dans la manière dont il a cherché à le dire. Bergson est un auteur, assure Bruno Clément, qui a fait de son travail sur la langue le cœur de toute sa philosophie – moyennant quoi on peut bien le tenir pour un écrivain, dans le même sens où Beckett, Sarraute ou Henry James (qui seront de fait cités et rapprochés de Bergson) le sont. Comme tout écrivain, martèle Bruno Clément, Bergson n’a pas seulement eu le souci de son outil d’expression : il a fait de la langue la matière même de son œuvre.    

De là une attention soutenue, dont on ne trouve aucun équivalent dans l’exégèse bergsonienne, au style de l’auteur, au rythme singulier de ses phrases, à la sonorité des mots choisis, à leur ordre d’apparition, à la musicalité d’ensemble, à la ponctuation même, etc., bref à ce que Bergson appelait la « chorégraphie du discours », dans la conviction – effectivement exprimée par le principal intéressé – que c’est par leur moyen que le lecteur réussira peut-être à saisir quelque chose de ce qui cherche à se dire à travers les mots, en épousant à son tour la « courbe de pensée et de sentiment » qui aura d’abord été celle du philosophe. « La chorégraphie du discours », écrit Bruno Clément, « c’est précisément ce qui empêche que les mots soient perçus et fonctionnent comme discours. Les mots n’ont rien à dire – car il n’y a rien à dire, il y a seulement à suggérer. (…) Situation de ‘communication’ si l’on veut, mais à condition d’entendre le mot comme dans l’expression ‘communiquer un mouvement’ : le texte philosophique serait ce dispositif de mots permettant que le mouvement de pensée, de sentiment de l’écrivain se communique tel quel à son lecteur ».

Cela dit, le projet de Bruno Clément n’est pas de soumettre l’écriture bergsonienne à une étude stylistique, mais de montrer que la prévalence chez son auteur d’une réflexion sur le mode d’expression structure en profondeur la conception même qu’il se fait de la philosophie. Et à cet égard, il faut reconnaître que l’essai de Bruno Clément se montre réellement éclairant car, même s’il se défend de se fixer pareil objectif, il conduit à mettre en lumière des aspects méconnus ou mal compris du bergsonisme. Il faut lire le passionnant chapitre qui est consacré aux rapports de l’art et de la philosophie où se voit élucidée mieux qu’ailleurs la phrase énigmatique dans laquelle Bergson déclare que « la philosophie n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités ». Il faut lire également le très étonnant chapitre consacré à ce que Bruno Clément appelle la « ghost philosophy » de Bergson, où – pour la première fois, nous semble-t-il – la célèbre conférence que ce dernier a prononcée à Londres en 1913 sur les « Fantômes de vivants » est prise au sérieux, au rebours de toute une tradition exégétique. Dans des pages lumineuses – quoique difficiles à résumer dans le cadre d’un compte rendu – où le brio de l’interprétation fait songer au meilleur Derrida, Bruno Clément va traquer la réapparition des fantômes dans Matière et mémoire et dans L’Evolution créatrice, en révélant de quelle manière ils relèvent de l’activité d’une fonction qui joue un rôle fondamental dans la composition même des textes bergsoniens, en leur donnant une tenue presque narrative : la fonction fabulatrice.

Par ce double effort, consistant à expliquer, premièrement, comment l’écriture philosophique de Bergson est amarrée à la création artistique, et, deuxièmement, comment il est parvenu à inventer pour l’imagination un statut qui rompt avec le discrédit dont elle souffre traditionnellement, Bruno Clément entend montrer que la philosophie de Bergson s’est donné les moyens de renouveler une tradition philosophique qui a tendance à ne se fier, pour progresser, qu’aux principes logiques et rationnels, ainsi qu'à la force de l’argumentation. « La logique n’étant pas, ne devant en aucun cas être la faculté maîtresse en philosophie », écrit Bruno Clément, « il a en effet fallu forger une langue qui ne se conforme pas aux schémas logiques qui l’organisent et fasse place à l’imagination en même temps que droit à la fable ; une langue qui (…) se soucie moins de prouver que de suggérer, c’est-à-dire de se conformer moins aux règles de la logique qu’à la subtilité insinuante de l’intuition. »    

Un essai problématique et contestable

Parvenus à ce stade, il nous semble toutefois apercevoir les limites qui sont celles du projet que poursuit Bruno Clément. Car il est tout simplement inexact de prétendre que la philosophie de Bergson ne pourrait pas être évaluée selon les critères ordinaires de la logique et de l’argumentation, et encore moins de dire, avec Russell – que cite bien à propos Bruno Clément – qu’il n’y a pas un seul mauvais raisonnement dans l’Evolution créatrice, pour la bonne raison qu’on ne trouvera aucun raisonnement du tout dans ce livre, mais tout au plus une simple « peinture poétique qui fait appel à l’imagination ». C’est faire peu de cas de la densité du texte bergsonien et de la véritable puissance argumentative qu’il contient. Bergson, comme tout philosophe, analyse, se documente, raisonne, démontre, forge des concepts, réfute, pèse les arguments et les contre-arguments, propose des exemples et mobilise une vaste gamme de stratégies discursives qui font toute la richesse des textes qu’il a soigneusement composés, lesquels sont en tant que tels irréductibles à la seule spécificité du mode d’expression adopté.

Plus encore : Bergson avance des thèses extrêmement fortes, élabore une doctrine à la fois subtile et complexe, qu’il s’est employé à développer de livre en livre, en laissant s'écouler parfois une dizaine d’années entre la publication de chacun d'entre eux, dont la cohérence d’ensemble, quoique jamais systématique, est l’une des caractéristiques les plus frappantes. Si la défiance de Bergson envers les pouvoirs de l’intelligence et de l’efficacité des moyens dont elle dispose pour rendre compte du réel constitue en effet une constante de sa philosophie depuis l'Essai sur les données immédiates de la conscience, elle ne l’a jamais empêché de tirer le meilleur parti de ses pouvoirs.

Postulat pour postulat, nous tenons que Bergson est un philosophe qui avait quelque chose à dire, et que ce qu’il avait à dire ne se ramenait pas à une façon de le dire. A la différence de son commentateur, qui avoue d’une façon qu’il faut bien dire désarmante ne pas s'embarraser de « justifier ou discréditer les thèses philosophiques de Bergson » – bref, ne pas se soucier le moins du monde de leur prétention à la vérité – , Bergson est un philosophe qui, dans la plus pure tradition de la discipline, a fait de la recherche de la vérité le but ultime de tous ses efforts. Non, « L’intuition philosophique » n’est pas une « nouvelle philosophique », pas plus que L’Evolution créatrice n’est un « roman philosophique » – pour reprendre les catégories tératologiques que forge Bruno Clément afin de brouiller toutes les distinctions de genre et de retirer à la philosophie sa « singularité statutaire » pour mieux noyer tous les « textes » dans une même nuit uniforme où, comme le disait Hegel, « tous les chats sont gris », et où la philosophie a autant à perdre à être confondue avec la littérature que cette dernière à l'être avec la philosophie.

La méthode de lecture des textes philosophiques que préconise Bruno Clément – qu’il prétend être généralisable à d’autres auteurs que Bergson – nous paraît donc au total les exposer au risque immense de leur enlever tout caractère proprement philosophique, comme le confirme paradoxalement la démonstration même qu’il donne d’une telle méthode sur le cas de Bergson dont, ainsi qu’il en convient volontiers lui-même, la doctrine est presque entièrement laissée de côté. Le petit essai d'à peine une centaine de pages que Gilles Deleuze avait consacré dans les années 1960 à Bergson, dans son apparente modestie, réussissait incomparablement mieux à instruire les lecteurs du contenu même de la pensée du philosophe. 

Enfin, contrairement à une affirmation régulièrement répétée tout au long de l'essai de Bruno Clément – dans l'intention à peine dissimulée d’en remontrer aux philosophes sur leur propre terrain et de leur faire, pour ainsi dire, la leçon –, les commentateurs n’ont jamais été aveugles au mode d’expression ni à l’appareil énonciatif (dialogue, traité géométrique, autobiographie, aphorisme, lettres, etc.) choisis par tel ou tel philosophe, et ils n’ont jamais méconnu que ces derniers étaient profondément engagés dans le cœur même de la doctrine défendue. Tout travail d'interprétation commence, en un sens, par la question de savoir comment les deux sont reliés de manière à chaque fois spécifique. Comme le notait Frédéric Cossutta au terme d’une étude remarquable sur la méthode de lecture des textes philosophiques, « construire un objet de pensée et construire une forme d’expression sont deux aspects indissociables du geste philosophique »   qu’il n’y a aucun sens à opposer l’un à l’autre, comme si l’un détenait la vérité de l’autre, ou comme si l’un se révélait plus important que l’autre. Les rapports entre l’activité philosophique et l’écriture mériteraient assurément d’être étudiés de près, et même de plus près encore que cela n’a peut-être été fait à ce jour, mais certainement pas pour aboutir à la conclusion quelque peu désolante que le philosophe est un écrivain comme un autre – et réciproquement, l’écrivain un philosophe qui s’ignore.