Un fort beau numéro des Cahiers de L'Herne dédié à Hannah Arendt, qui consacre la philosophe comme l'une des figures incontournables de l'époque contemporaine.
En France, il est deux manières pour les grands auteurs d’entrer au Panthéon sans y être enterrés : être publié chez Gallimard dans la collection de « La Pléiade » et/ou se voir consacrer un volume des Cahiers de l’Herne. Certaines œuvres d’Hannah Arendt ayant déjà été réunies dans un épais volume de la collection « Quarto » en 2012 (lequel ne remplace certes pas un coffret de « La Pléiade »), il ne manquait plus à sa gloire internationale, désormais immense, que les honneurs du cent trente-cinquième numéro des Cahiers de l’Herne qui vient tout juste de paraître, affichant sur la couverture une splendide photographie de la philosophe dans la force de l’âge où celle-ci, tout sourire, fixe l’objectif d’un regard malicieux.
Les lecteurs intéressés par les travaux d’Arendt et les amateurs de beaux ouvrages ne seront certes pas déçus par cette nouvelle publication des éditions de L’Herne. Matériellement, le volume de plus de 300 pages est, comme d’habitude, absolument somptueux. Le cahier iconographique contient des clichés sur papier glacé assez peu connus de la philosophe, représentée de l’âge de deux ans à l’âge de soixante-six ans, ainsi que des clichés de ses proches et de ses maris successifs (Günther Anders et Heinrich Blücher). Le papier parchemin légèrement jauni, sur lequel se détache l’encre bleu foncé utilisée pour l’impression des caractères, offre un véritable confort de lecture, qui n’est sans doute pas pour rien dans le succès de la collection.
Mais c’est bien sûr pour son contenu même que le volume mérite les plus vifs éloges, même si ces derniers demandent à être nuancés. Placé sous la direction de Martine Leibovici et Aurore Mréjen, ce numéro des Cahiers de l’Herne propose pas moins d’une trentaine d’articles, embrassant la totalité de l’œuvre de la philosophe, depuis Les origines du totalitarisme (1951) jusqu’à La vie de l’esprit (1978), signés de la plume de quelques-uns des meilleurs spécialistes internationaux de la philosophe. C’est ainsi qu’on aura le grand plaisir de découvrir le texte d’une conférence inédite du regretté Etienne Tassin sous le titre de « Le peuple ne veut pas », ainsi que celui d’une intervention de Pierre Pachet sur « L’autorité des poètes dans un monde sans autorité », toutes deux tenues en 2006. On lira, en traduction, des articles de ces fins lecteurs d’Arendt que sont Seyla Benhabib, Barbara Hahn, Idith Zertal et Roger Berkowitz. On retrouvera l’acribie coutumière de Miguel Abensour, Robert Legros, Anne-Marie Roviello et quelques-autres encore.
Si tous les thèmes bien connus de l’œuvre d’Arendt sont dûment passés en revue (le droit d’avoir des droits, la désolation, le totalitarisme, la condition des réfugiés, l’absence de pensée, la banalité du mal, la désobéissance civile, la révolution, l’espace politique comme espace d’apparition, la natalité, l’amitié, l’aliénation au monde, les trois activités humaines travail-œuvre-action, etc.), on peut regretter toutefois qu’aucune nouvelle piste interprétative ne soit réellement frayée, le peu d’attention accordée au rapport qu’Arendt a soutenu sa vie durant avec la littérature et plus généralement avec les beaux-arts, et plus encore, le ton globalement louangeur adopté par les essayistes. A l’exception de l’article de Luc Boltanski et de celui de Michal Ben-Naftali, on ne trouvera guère d’auteurs avouant leurs perplexités devant les thèses défendues par Arendt, alors même que cette dernière doit une bonne partie de sa notoriété aux nombreuses polémiques que ses prises de position ont soulevées. De ce point de vue, le geste inaugural des deux responsables du Cahier, par lequel elles déclarent refuser de se « laisser imposer une grille de lecture » d’Arendt par de telles polémiques, est des plus dommageables, puisqu’il revient à soustraire son œuvre à toute véritable discussion critique. L’article que Martine Leibovici elle-même consacre à la « relation dangereuse » qu’Arendt aurait entretenue avec Heidegger – en entendant par là, non pas leur relation privée, mais l’influence intellectuelle que ce dernier aurait exercée sur elle, et la possible contamination de sa pensée par l’idéologie nazie censée imprégner Être et temps – a surtout pour but de désamorcer le principe même d’une telle lecture, et donc de mettre Arendt à l’abri de ce type de reproches.
Conformément à la charte de chaque Cahier, le numéro consacré à Arendt inclut également de nombreux inédits : une quinzaine signés d’Arendt elle-même, à quoi s’ajoutent de nombreuses lettres issues de sa correspondance avec David Riesman et Kurt Wolff, et des lettres de Raymond Aron, Alexandre Koyré, Thomas Mann et Hermann Broch. L’intérêt philosophique que présente cet ensemble de textes inédits est assez variable. Si la correspondance avec David Riesman est philosophiquement passionnante, celle avec Leon Magnes sur le conflit judéo-arabe est plutôt de type journalistique. Il en va de même de l’Appel pour la paix au Proche-Orient, publié par Arendt dans Le Nouvel Observateur en 1973, dont la valeur est surtout historique. Le texte de la conférence « La révision de la tradition par Montesquieu » a déjà été publié en 2014 dans le volume Qu’est-ce que la politique ? paru aux éditions du Seuil, ainsi que le texte intitulé « Les intellectuels et la responsabilité », paru dans les Cahiers du GRIF en 1986 (lequel n’est donc pas inédit, contrairement à ce qui est indiqué). En revanche, la conférence sur la cybernétique de 1964 ; le cours donné en 1953 à l’Université de New York sur le concept d’autorité ; le cours d’introduction à la politique et celui sur Kant donnés à l’Université de Chicago respectivement en 1963 et en 1964 ; la conférence donnée à la New School for Social Research en 1952 sur l’existentialisme ; l’allocution radiophonique sur Hegel et Marx de 1953 ; l’adresse au conseil consultatif de Princeton de 1973, constituent des documents philosophiques de réelle importance, qui auraient toutefois gagné à être accompagnés d’un appareil critique plus étoffé, mentionnant notamment les circonstances de leur première rédaction et /ou publication.
Mais ces quelques réserves de détail ne doivent pas faire perdre de vue l'extrême richesse du volume que publient les éditions de l'Herne, et la contribution des plus précieuses qu'il représente pour les études arendtiennes.