Une étude fondamentale de la philosophie de Rousseau qui en renouvelle profondément la compréhension à partir de l'idée de place et lui restitue sa systématicité si souvent contestée
En perdant Alexandre Matheron, décédé au début de l’année 2020, les philosophes ont perdu l’un des plus grands interprètes de Spinoza à l’époque contemporaine – en France comme à l’étranger. Son livre Individu et communauté chez Spinoza (1969), unanimement salué à sa sortie, est non seulement l’un des meilleurs livres jamais écrits sur la politique spinoziste, mais un grand livre de philosophie tout court, qui démontre, si besoin était, l’artificialité de la distinction entre, d’une part, les auteurs censés appartenir au panthéon des grandes figures de l‘histoire de la philosophie et, d’autre part, la cohorte parasitaire de leurs innombrables commentateurs. Alexandre Matheron aura peut-être inauguré cette tradition de travaux d'histoire de la philosophie dont la profondeur n’a parfois rien à envier aux textes qu’ils commentent.
Le livre que vient de publier Johanna Lenne-Cornuez nous paraît s’inscrire dans cette tradition prestigieuse. Comme l’indique clairement le titre, l’ouvrage est consacré à l’étude minutieuse d’une idée centrale de la philosophie de Rousseau – l’idée de place, c’est-à-dire l’idée que le propre de tout individu est d’occuper une certaine place, qu’il lui faut apprendre à reconnaître, à revendiquer, à vouloir, à tenir, à respecter, à opposer à l’occasion à qui voudrait l’en déloger, mais qu’il lui faut aussi pouvoir quitter en imagination pour pouvoir se mettre à la place des autres, etc. – en démontrant qu’elle constitue un fil conducteur privilégié de la pensée du citoyen de Genève d’un bout à l’autre de sa carrière et dans tous les registres que cette dernière a pu aborder (épistémologique, pédagogique, politique, moral, etc.), de sorte à pouvoir comprendre l’évolution même de sa réflexion en fonction des inflexions que cette thématique est susceptible de recevoir.
Le procédé, dira-t-on, n’est-il pas après tout une figure imposée de toute travail doctoral (genre auquel appartient le présent livre, issu d’une thèse doctorat soutenue en Sorbonne en 2000), lequel s’efforce toujours de convaincre que le thème retenu est, bien entendu, « fondamental » ? Sans doute, mais il faut souligner, tout d’abord, que cette thématique n’avait à ce jour, pour ainsi dire, jamais été mise en lumière dans la philosophie de Rousseau, et, ensuite, que son pouvoir d’élucidation est à ce point extraordinaire qu’on se demande après coup comment des générations de lecteurs ont pu y être aveugles. Johanna Lenne-Cornuez réussit le tour de force de donner à la place la teneur d’un concept à part entière, et à faire de l’aperception de la place l’enjeu central de toute la pensée de Rousseau. C’est dire que son ouvrage est, du strict point de vue des études rousseauistes, une contribution de premier plan, appelée à faire date, mais encore qu’il est en lui-même un remarquable essai de philosophie, d’une grande profondeur et d’une réelle subtilité, comme on n’en voit guère paraître.
Un tel ouvrage, comportant plus 600 pages d’une singulière densité, se dérobe radicalement à toute tentative de résumé dans les limites d’un compte rendu. Le très utile tableau synthétique des places, rapports et ordres présenté en annexe permettra aux lecteurs pressés de mesurer l’ampleur de l’enquête qui est ici conduite. On peut y voir que le concept de place joue un rôle à tous les niveaux de la réflexion de Rousseau, et lui sert d’instrument privilégié pour comprendre les différentes dimensions de l’existence humaine (dans le rapport à soi, dans le rapport aux autres, dans le rapport à la nature, dans le rapport à Dieu, etc.), considérée qui plus est en ses différents âges (de l’enfance à l’âge d’homme). Mais ce que donne à voir également ce tableau, c’est le réseau serré au sein duquel tous ces niveaux de réflexion s’entrelacent. L’une des grandes forces de l’ouvrage de Johanna Lenne-Cornuez, qui en rend la lecture si stimulante, tient précisément à ce qu’elle réussit à restituer à la pensée de Rousseau une systématicité qui lui est trop souvent contestée, dont la méconnaissance condamne pourtant les lecteurs à l’incompréhension.
Pour ne prendre qu’un exemple, la fonction du sentiment empathique de pitié et de compassion, que l’on sait être à l’origine de la moralité chez Rousseau, a été la plupart du temps mal comprise par les commentateurs, comme le montre l'auteure, en raison d’un manque d’élucidation des conditions de formation d’un tel sentiment, lequel suppose de pouvoir se mettre à la place des autres – exigeant par là même de comprendre ce que cette notion de place implique. Il importe donc, avant toute chose, de prendre au sérieux l’idée que la moralité s’enracine dans la capacité à se mettre à la place d’autrui – en voyant dans cette formule tout autre chose qu’une expression imagée. En vérité, l’une des idées fondamentales de toute la philosophie de Rousseau est que l’aperception de la place qu’un sujet occupe détermine la condition essentielle de sa propre subjectivation : « l’individu se fait sujet par l’idée qu’il forme de sa place dans le monde et dans la société », idée dont la formation dépend elle-même « du développement des passions qui définissent originellement l’être humain ».
De là encore la thèse typiquement rousseauiste selon laquelle l’enfance constitue un moment absolument crucial dans l’existence d’un individu, dans la mesure où l’éducation qu’il reçoit déterminera la façon dont il concevra sa propre place ainsi que celle des autres, et donc aussi bien toutes celles qu’il sera amené à occuper dans la suite de sa vie. La connaissance de soi que l’enfant atteint, déterminée par la compréhension de la place qu’il occupe au sein d’un ordre particulier, continuera d’exercer une influence sur l’homme qu’il deviendra, même si la nature de cet ordre et la place occupées sont destinées à changer de sens, au rythme du développement de ses facultés et en fonction de ses rapports au monde. Si l’on veut obtenir de cet élève idéal qu’est Emile – auquel Rousseau a consacré un ouvrage décisif, dont ce n’est pas le moindre mérite de Johanna Lenne-Cornuez que de le mettre au centre de son étude – qu’il se montre compatissant envers le genre humain, il faudra donc lui apprendre depuis le début quelle place lui revient et comment se mettre à celle des autres.
L’ouvrage de Johanna Lenne-Cornuez peut être lu comme la formidable odyssée des places successives qui seront ainsi données au sujet ou qu’il fera siennes, au sein des différents ordres par rapport auxquels il lui faudra apprendre à se situer : de l’ordre naturel à l’ordre divin en passant par l’ordre social et politique, sans oublier l’ordre sexuel où le sujet se constitue dans sa relation à l’être aimé, etc. Une fois encore, il est impossible de donner une juste idée de la richesse exceptionnelle des analyses que développe l’auteure sur tous ces points, en bouleversant presque à chaque fois la compréhension que nous en avions jusque-là, et auxquelles nous ne pouvons mieux faire qu’inviter les lecteurs à se reporter sans délai.