Cette analyse des mécanismes de l’emprise dans une ville de la côte bretonne frappe par le travail sur les images pour décrire un monde sans pitié.

Dans son nouveau roman, très noir, Tanguy Viel prend le parti des victimes, broyées par leur origine sociale et la domination des puissants. L’intrigue en est simple : Max, ancien champion de France de boxe en 2002, est devenu chauffeur de Quentin Le Bars, le maire d’une ville de la côte bretonne. Il suggère à sa fille Laura, revenue à vingt ans vivre à ses côtés, de demander au maire de l’aider à trouver un logement. Elle se rend donc au rendez-vous fixé à la mairie, dans son bureau. Cette première rencontre, décrite avec une belle subtilité, détaille la manière dont le maire est bien décidé à profiter de la situation et à abuser de la jeune femme.

Dès la première page, le ton est donné, qui nous montre Laura assise à la terrasse de l’Univers, juste devant l’Hôtel de Ville : « Bientôt elle franchirait le grand porche et traverserait la cour pavée qui mène au château, anciennement le château donc, puisque depuis longtemps transformé en mairie, et quoique pour elle, dirait-elle, c’était la même chose : qu’elle ait rendez-vous avec le maire de la ville ou le seigneur du village, dans sa tête ça ne faisait pas de différence. » Elle aura à subir un avatar moderne du droit de cuissage de l’Ancien Régime, comme si rien n’avait profondément changé dans la société démocratique et républicaine.

 

Une langue singulière pour décrire la domination sociale et sexuelle

Laura sera hébergée dans une chambre du casino, à condition de travailler comme entraîneuse au bar, et surtout d’avoir des relations sexuelles avec le maire, ce qui n’a jamais été dit clairement. Quand elle remercie Franck Bellec, le patron du casino, pour le logement, il rectifie immédiatement : « Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, tu sais, c’est le maire. Et d’un air, du genre qui se serait bien passé de poursuivre sa phrase, mais avait le devoir de le faire, il a ajouté : “Il m’a dit qu’il passerait voir si tu es bien installée.” Alors soudain la mer que l’instant d’avant elle contemplait si légèrement, soudain elle lui a paru se retirer très loin, comme on dit qu’il advient avant les raz-de-marée, se préparant à revenir d’une seule vague par-dessus les immeubles. »

Le lecteur est sans arrêt surpris par la qualité des images, dans des comparaisons inattendues, aptes à dévoiler la réalité des êtres et les mécanismes de la corruption et de l’emprise. Franck ne juge pas utile d’intervenir quand il remarque que Laura est très jeune et sincèrement surprise par cette information : « ce qui lui restait de cœur, il avait su l’isoler depuis longtemps, comme on fait d’un instrument dans une pièce insonorisée. » Les policiers qui reçoivent la plainte de Laura sont « à l’affût de chaque mot qu’elle emplo[ie]  et qu’ils sembl[ent] peser comme des fruits exotiques sur une balance alimentaire. »

Il faut lire ce roman parfaitement écrit et suivre jusqu’au bout du tunnel les victimes réduites à n’être que leur corps : même l’onomastique est piégée – Max et Laura s’appellent Le Corre. Le narrateur, dont on ne saura rien, pourrait nous faire douter que la mer débouche sur l’horizon, tant la sauvagerie de l’emprise et le poids des origines sociales réduisent à néant ceux qui devraient avoir la loi pour eux. Magistralement déprimant.